L’année dernière à Marienbad — Resnais et Robbe-Grillet

 

L’année dernière à Marienbad

Un film d’Alain Resnais (1961)
Scénario et dialogues d’Alain Robbe-Grillet
Avec Delphine Seyrig, Giorgio Altertazzi

Des salles silencieuses où les pas de celui qui s’avance sont absorbés par des tapis si beaux, si épais, qu’aucun bruit de pas ne parvient à sa propre oreille. Comme si l’oreille, elle-même, de celui qui s’avance, une fois de plus, le long de ce couloir, à travers ces salons, ces galeries, dans cette construction d’un autre siècle, cet hôtel immense, luxueux, baroque, lugubre où des couloirs interminables se succèdent aux couloirs, silencieux, déserts, surchargés par des corps sombres froids des boiseries, de stucs, des panneaux moulurés, marbres, glaces noires, tableaux aux teintes noires, colonnes, encadrements sculptés des portes, enfilades de portes, de galeries, de couloirs transversaux qui débouchent à leur tour sur des salons déserts, des salons surchargés d’une ornementation d’un autre siècle. Des salles silencieuses où les pas de celui qui s’avance…

Un ruban möbusien

Ainsi commence L’année dernière à Marienbad, des deux Alain, Resnais et de Robbe-Grillet, par la répétition d’un texte, par une séquence narrative sérielle d’un texte qui se mord la queue, comme un serpent. Le texte se répète, décline parfois un détail, un presque rien, et dégage une impression de temps arrêté, ou plutôt de temps emprisonné dans une mémoire qui ressasse, qui répète, comme une boucle infinie, un long et lent ruban möbiusien sur lequel les personnages et le spectateur sont condamnés à l’errance. Ce ruban infini, c’est cette pellicule qui se déroule sous nos yeux, c’est cette mémoire peu fiable et en même temps si prolixe, si créative, c’est ce mélange de souvenirs et de fantasmes qui se fondent en donnant une impression de réel et d’imposture lorsque nous tentons de nous souvenir.

Cette impression de départ, qui contraste avec les longs travellings dans cet hôtel labyrinthique, détaillant les stucs du plafond, les tapis épais, les couloirs, les enfilades de porte…, elle perdure tout au long du film qui « raconte » la recherche obstinée du souvenir, quasi subconscient d’une rencontre amoureuse avec une femme. Cette rencontre, passée et présente, on le découvre peu à peu, devient le point de cristallisation d’un trauma central posé comme une énigme non résolue.

Delphine Seyrig, hypnotique et diaphane

Delphine Seyrig, hypnotique et diaphane…

Les trois personnages n’ont pas de noms. Il y a le narrateur (X) et personnage central joué par Giorgio Albertazzi, dont l’accent italien – c’est la voix off des Nuits Blanches de Visconti – ajoute quelque chose de lancinant, d’exotique et de baroque à la narration de ce film. Il y a la femme (A), joué par Delphine Seyrig (L’année dernière à Marienbad est son deuxième film et déjà elle impose une présence hypnotique, diaphane qu’on retrouvera, par exemple, dans les films de Duras). Et il y a le mari (M) de la femme, joué par Sacha Pitoëff : un homme qui paraît glacial, et qui semble passer son temps à jouer.

Je laisse le soin à Bernard Pingaud de résumer les schémas narratifs entremêlés qui constituent les clefs de voûte de cette architecture baroque :

X a rencontré A, l’année dernière, dans cet hôtel ; ils se sont aimés, elle a accepté de fuir avec lui. Mais au dernier moment craignant la réaction de M, elle lui a demandé un délai. Ce délai est écoulé et X vient aujourd’hui la chercher.

Premier déplacement : A ne reconnaît pas X. Elle a oublié. X s’étonne, rappelle des faits, des dates, cite des conversations, décrit des scènes qu’il ne peut pas avoir inventées. Présente même à l’appui de ses dires une photographie. A persiste à ne pas se souvenir.

Deuxième déplacement : il se pourrait que X se trompe. Peut être a-t-il eut une aventure ici même l’an dernier, mais c’était avec une autre femme. Ou peut être A a-t-elle eut une aventure avec un certain Frank, dont le nom revient à plusieurs reprises dans les conversations des clients de l’hôtel. L’histoire se brouille.

Troisième déplacement : X insiste, et comme si la force de son discours était communicative, comme s’il suffisait d’évoquer le passé avec suffisamment de conviction pour que ce passé existe, il réussit à entraîner A. À ce niveau aucun fait n’est plus vérifiable : seul le dénouement identifiera l’histoire.

Quatrième et dernier déplacement : la fuite des amants est racontée au passé de telle sorte que l’histoire peut recommencer au début : c’est l’année dernière qu’elle a eut lieu, il ne s’agit jamais que de la répéter indéfiniment…

Évidemment, ces schémas narratifs à eux seuls ne peuvent résumer le film. Ils donnent cependant à apercevoir, comme légèrement dépliées, des nombreuses couches narratives auxquelles on pourrait rajouter des couches symboliques, psychanalytiques, mythologiques, historiques, etc… Ces couches, ces strates narratives, comme un livre aux pages froissées et collées, se superposent ou s’interpénètrent, se correspondent ou se contredisent, s’agglutinent ou se délitent.

On trouve disséminés dans le film des éléments qui sont comme des leitmotivs, des pièces d’un puzzle dispersées, que la mémoire ajuste à chaque fois de manière différente.

J’en cite quelques-uns pêle-mêle :

— les statues dont les divergences d’interprétation permettent une multiplication de la trame narrative ;
le parc, « ces jardins à la française« , qui est aussi labyrinthique que le château et qui permet de brouiller les pistes en jouant sur les deux plans : extérieur/intérieur, conscient/inconscient, réel/imaginaire, champs/hors champs, etc. ;
— les jeux : le poker qui symbolise le bluff, ou ce jeu de Nim, rendu célèbre sous le nom de ‘jeu de Marienbad’ (je ne m’étends pas là-dessus car il y a déjà beaucoup d’écrits là-dessus) et qui permet à M de répéter cette phrase sentencieuse : « Je peux perdre, mais je gagne toujours » ; le tir au pistolet qui sert aussi de prétexte à faire monter la tension dramatique ;
— Les miroirs qui donnent au film une dimension vertigineuse et accentuent le baroque du château ;
— La photographie où figure A assise dans le parc, et qui est la « preuve » tangible qui ne peut être niée par la mémoire : preuve oui mais qui ne désigne pas le témoin qui la prise  ;
— Le talon cassé de A qui renvoie à l’histoire de Cendrillon (le film s’achève sur les douze coups de minuit qui, à mon sens, martèlent la référence à cet intertexte) ;
— …

La musique et la bande sonore ont une importance capitale et je n’ai cessé de penser à Michel Chion pendant le film, tant Resnais use de tous les moyens d’interactions possibles entre sons et images. Ainsi parfois la source sonore, bruitage et musique, est visible à l’écran, parfois hors champs, parfois complètement décalée par rapport à l’image (c’est par exemple cette scène, très forte émotionnellement, où un ensemble à cordes joue tandis que la bande son hurle des notes d’orgue). La bande son comme l’image, comme le montage sert ici aussi bien à structurer qu’à déconstruire le récit.

Le jeu de Marienbad rendu célèbre par le film

Le jeu de Marienbad rendu célèbre par le film

Je ne vais pas m’étendre davantage sur ce film que j’ai évidemment beaucoup aimé (et comme souvent avec les choses que j’aime, j’ai attendu longtemps avant de m’y plonger) et qui m’a donné l’envie de (re-)lire Alain Robbe-Grillet. Ce film n’a pas l’air facile d’accès et peut paraître réservé aux seuls cinéphiles mais cependant j’ai trouvé qu’il pouvait se regarder comme on lit un livre : soit avec cet effort constant qui permet, par un maillage intellectuel, de donner du sens à la lecture, soit avec cette légèreté du regard qui nous permet d’être éblouis, émus, transportés jusqu’au ravissement.

Pour finir je vous livre ce très beau passage littéraire qui constitue l’épilogue du film :

Le parc de cet hôtel était une sorte de jardin “à la française”. Sans arbres, sans fleurs, sans végétation aucune. Le gravier, la pierre, le marbre, la ligne droite y marquaient des espaces rigides, des surfaces sans mystère. Il semblait au premier abord impossible de s’y perdre. Au premier abord. Le long des allées rectilignes, entre les statues aux gestes figés et les dalles de granit où vous étiez déjà, maintenant, en train de vous perdre, pour toujours, dans la nuit tranquille. Seule avec moi.


Pour poursuivre le voyage

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