Autres mégères…

Le grand combat

Il l’emparouille te l’endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle ;
Il le pratèle et le libuque et lui baruffle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l’écorcobalisse.
L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C’en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s’emmargine… mais en vain
Le cerceau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille
Dans la marmite de son ventre est un grand secret
Mégères alentour qui pleurez dans vos mouchoirs ;
On s’étonne, on s’étonne, on s’étonne
Et vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

Henri Michaux, Qui je fus, Gallimard, 1927

Lithographie, Henri Michaux

Magnifique poème que celui-là. On en rit, on en redemande… de ces mots qui sonnent comme une langue étrangère, des mots étranges et familiers, des mots qui chatouillent l’oreille et l’esprit. Ces mots pourtant sont d’une violence extrême et contrastent avec l’humour dégagé par leur sonorité, leur hybridation familière – comme un Frankenstein mal remonté, on devine un bras, des yeux, des jambes, mais rien n’est à sa place… C’est une scène incroyable où le lecteur semble assister à une rixe d’une rare violence, et comme si détaché, si déconnecté de cette violence, de ces coups qui pleuvent, il trouvait le courage d’en rire, de voir dans les gestes agressifs, dans cette haine quasi gratuite, l’expression d’une pantomime bouffonne et burlesque. Ca rappelle aussi que le rire, même le plus subtil et raffiné, peut d’adosser à une dose de cruauté et de violence…  Que c’est même un des mécanismes du rire, Chaplin ne s’y trompe pas : les situations de Charlot les plus désespérées sont celles qui nous font le plus rire. C’est un rire expiatoire bien sûr, une façon d’exorciser nos propres craintes d’être la personne à qui ces situations arrivent.  Chaplin qui, bizarrement sans les mots, réussit parfaitement à entremêler de manière intime le rire et la tristesse, par le pouvoir de la poésie, celle des images, celle de l’homme face à la société… Car sa poésie est avant tout sociale, politique… mais c’est poésie quand même.

Ici, du fait du contraste évoqué au-dessus, le poème semble hésiter entre un combat prosaïque ou tellurique. Les termes prennent un tel envol, un tel gonflement exagéré et burlesque de la violence, qu’on peut se demander si les protagonistes sont à l’échelle humaine… Deux « il », un semble offensif, l’autre défensif. Drâle, ouillais… rien ne permet de cerner un référentiel des personnages qui sont résumés à leurs seuls actes…

Le cerceau tombe. Est-ce un enfant, poussé par la rage d’un autre ? Ce cerceau qui tombe et brise le rythme, le cycle de ce qui roule sans cesse, est-ce un accident dans la succession des saisons, dans l’orbite des planètes, dans le déroulement régulier du temps ? La violence semble être portée sur les corps mais la conséquence se  cristallise dans ce cerceau, symbole de l’enfance, de l’insouciance ou de la perversion. Usure du cercle vicieux ? Image triste du cerceau continuant sa route sans l’enfant qui le pousse, suggérant par là que l’accident a eu lieu-hors champs, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les imaginations.

Ensuite viennent des phrases incantatoires, des rituels magiques répétés, une sorte de répétition dans le but de se persuader… Abrah, fouille, on s’étonne… La langue devient ce cerceau qui roule et tombe indéfiniment, les mots reviennent comme un mot inscrit sur le cercle tournant. Entre ces mots : la conséquence de toute cette violence, mais cette fois tout est au passif, au mode du constat : le pied, le bras, le sang ne sont pas des victimes mais comme des objets offerts dans leur alteration.

Arrivent le grand secret et les mégères. Les mégères… Quelles surprise ! hier je lis les Mégères de la Mer de René Louis Des Forêts et aujourd’hui je retombe sur les mégères de ce poème de Michaux  (que j’ai relu à propos d’une discussion sur le possible de la phrase et sur le fait qu’elle peut réfuter toute impossibilité de son déroulement, oui je sais j’ai parfois des discussions passionnantes)… Quoiqu’il en soit, les mégères sont suffisamment absentes des poèmes pour en découvrir chez deux auteurs différents, à deux jours d’intervalle (ah inconscient qui fait travailler ma mémoire, pourquoi n’interviens-tu pas plus souvent !).

Alors les mégères ? Qui sont-elles ? Sont-elles apprivoisées ou sauvages, voire hostiles, comme ces sirènes du poème de Des Forêts. Ca m’interroge forcément. J’imagine la mégère du quartier, vieille femme répétant sans cesse la même histoire, sous des apparences différentes. Histoires déformées, langage tordu, la médisance qui revient comme la marée. Car la mégère c’est avant tout la médisante, la maldisante, celle qui dit mal en mal disant. Une sorte de cerceau du langage justement, un ressassement aride (et pourtant elles pleurent dans leur mouchoir) de la parole qui se tarit, de la parole qui trompe et qui va, en définitive, s’éloigner de l’originelle aporie que voudrait dire le poète, de ce grand secret qui dort dans la marmite de son ventre.

Il y a donc une violence physique du langage par le langage que pratique le poète, Michaux, pour soutirer ce secret, secret qu’il faut peut-être rechercher dans l’énigme du cerceau : « Je cherche où l’enfant que je fus a laissé ses empreintes » dit aussi ce retour à l’enfance, cette recherche de traces antérieures à contre courant du chant des sirènes ;  « Comment rejeter dans les ténèbres notre coeur antérieur et son droit de retour ? » dit autrement René Char. Et il y a des mégères qui nous éloignent sans cesse et nous repoussent toujours au plus loin dans la recherche du « Grand Secret ».

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