La solitude des nombres premiers — Paolo Giordano

La solitude des nombres premiers

Paolo Giordano
Éditions du Seuil
La solitude des nombres premiers, Paolo Giordano

Chez les filles

Merci à Alice de Chez les Filles et aux Éditions du Seuil de m’avoir permis de lire ce beau roman suite à la découverte du billet de Sylvie.

Les nombres premiers ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes. Ils occupent leur place dans la série infinie des nombres naturels, écrasés comme les autres entre deux semblables, mais à un pas de distance. Ce sont des nombres soupçonneux et solitaires, raison pour laquelle Mattia les trouvait merveilleux. Il lui arrivait de se dire qu’ils figuraient dans cette séquence par erreur, qu’ils y avaient été piégés telles des perles enfilées. Mais il songeait aussi que ces nombres auraient peut-être préférés être comme les autres, juste des nombres quelconques, et qu’ils en étaient pas capables. […]

A un cours de première année, Mattia avait appris que certains nombres premiers ont quelque chose de particulier. Les mathématiciens les appellent premiers jumeaux: ce sont des couples de nombres premiers voisins, ou plutôt presque voisins, car il y a toujours entre eux un nombre pair qui les empêche de se toucher vraiment.

Je ne suis pas un numéro

Que sont 2 760 889 966 649 et 2 760 889 966 651, sinon deux nombres premiers perdus dans l’infinie immensité arithmétique de la vie. Ces deux nombres jumeaux, ce sont ceux de Mattia et d’Alice.

« I’m not a number, I am a free man » crie le numéro 6 dans The Prisoner. Ce cri est celui de la révolte qui refuse la factorisation de l’être, la réduction ontologique à un simple identifiant qui nie toute sa singularité ou plutôt qui classe froidement cette fraction dans une chaîne infinie et anonyme d’autres identifiants, broyant par là le concept même du mot in-dividu. A l’inverse, Mattia, aurait préféré être un numéro libre parmi d’autres, « être comme les autres, juste des nombres quelconques » mais la vie en a décidé autrement car, pour certains, le destin joue avec des dés et écrase leur individualité de ses nombres implacables.

Individus, tel est pour moi le thème central de La solitude des nombres premiers. Mattia et Alice (mais en arrière plan d’autres personnages participent de cette thématique) sont ces personnes solitaires et écorchées, qui, tels des nombres premiers, ne se divisent que par eux-même ou par un. Il y est question des destinés qu’on ne choisit pas ou contre lesquelles on ne lutte pas, des outrages – ces divisions primordiales – qu’on subit et qui nous arrache, qui une jambe, qui une sœur jumelle… Le cours de la vie, les choix que l’on fait soi-même ou à notre place, le destin, etc., les fait passer d’individus sans histoire à l’état de dividus, d’êtres altérés dans les deux sens du terme : Alice perd sa jambe en apprenant le ski pour son père qui voulait faire d’elle une championne, Mattia abandonne quelques instants sa sœur jumelle en allant à un goûter d’anniversaire et sa vie bascule quand elle est portée disparue. Ces douloureuses divisions les blessent, les font devenir autres et modifient profondément le lit du ruisseau où coulait paisiblement leur histoire. Oui, mais qui, mais quoi ?

L’in-dividus

De ce trauma initial découle une nouvelle conception de son propre corps qui se doit de répercuter, de faire résonner en écho au-dehors, pour autrui, cette altération/altérité de l’être. Pour cela on doit faire perdre à ce corps – qu’on croirait monolithique voire monocellulaire – son unité, on organise, on ordonne la division de son propre organisme devenu un lourd amas de cellules trop nombreuses. Alice choisit de son côté la soustraction en refusant à ses cellules la nourriture dont elles ont besoin : l’anorexie radicale et nauséeuse à la limite de la survie. Cette soustraction vise évidemment à se rendre « transparente« , à s’effacer de sa propre vie… Mattia, lui, choisit la division : celle de ces cellules, il taille à même la peau, fait des opérations – non mathématiques, mais le choix de cette discipline n’est peut-être pas fortuite – sur la paume, les poignets, les bras, il divise ses phalanges en procédant régulièrement à des auto-mutilations. Ce n’est pas tant la douleur, tant la rage, tant la punition  que Mattia rejoue à chaque coups porté dans sa chair que sa propre division, celle par laquelle il pourrait faire revenir sa sœur disparue, son « hélice d’ADN, dont la jumelle était absente« , p.185.

Alors ? Ces deux dividus évidemment s’attirent et se révulsent alternativement comme deux aimants aux polarités changeantes… Ils cherchent l’un dans l’autre la complétude absolue, la com-préhension parfaite, la per-fusion vitale mais ils fuient également ce reflet morcelé de leur être que l’image de l’autre renvoie. Sylvie à très judicieusement fait un rapprochement avec le mythe de l’androgyne de Platon, celui qui voudrait que nos âmes féminin-masculin fussent à l’origine scindées et éparpillées et que notre quête amoureuse tendrait à vouloir reconstituer.  Seulement à l’image de ces nombres premiers jumeaux, la rencontre n’a jamais vraiment lieu, elle est toujours empêchée par un nombre pair qui les sépare, qui les isolent dans une proximité et une solitude incompressible. Alice tentera de trouver un remède à sa solitude dans le mariage, mais son refus absolu de la grande division, celle de la maternité fera échoué cette issue possible. Mattia s’enfermera dans une autre solitude,  celle des mathématiques dans lesquelles il se dissout lentement malgré les tentatives de diversions de son binôme scientifique, Alberto. Il tentera bien une expérience amoureuse, pour paraître « normal » mais sans grand succès… Alice et Mattia se retrouveront encore une fois, essayant de raviver autour d’eux des fantômes, tout pourrait basculer…

Le roman, je trouve, s’interroge sur les chemins que prennent la vie, les renoncements tacites, les indifférences simulées, celles qui vexent, les frustrations répétées, la maladresse de l’être qui ne sait, dans le fond, comment se positionner dans le temps et l’espace, sur toutes ces choses qui nous agitent comme les mécanismes d’une machine que nous ne maîtrisons pas, et dont le temps, tel un puissant ressort, fait sans cesse avancer la marche.

J’ai trouvé ce texte globalement bien écrit, d’autant qu’il s’agit d’un premier roman. J’aurais aimé une écriture moins froide et moins chirurgicale, un style plus travaillé, plus « littéraire » (mais j’ai conscience aussi d’avoir lu une traduction), quelque chose qui, dans la forme, concourt à marquer plus singulièrement de son empreinte cette dissolution de l’être, cette solitude première de l’individu. J’ai, pour ma part, le sentiment que Giordano n’a pas déroulé son fil mathématique jusqu’au bout, qu’il aurait pu davantage creuser cet angle, dérouler cette approche philosophique des êtres de manière encore plus précise.

On peut reprocher (comme je l’ai lu par ailleurs) un penchant caricatural, ou tout du moins une manière maladroite de présenter cette jeunesse bancale, mais je pense que c’est la radicalité de ces solitudes qui a entraîné l’auteur à pousser loin ses personnages dans des retranchements ultimes.

Malgré ces quelques réserves, La solitude des nombres premiers est un roman réussi qui aborde sombrement des thèmes et des problèmes de notre société contemporaine qui ont touché le public…


Pour finir sur une note plus optimiste, je vous propose d’écouter (encore) Sia avec cette sublime chanson qui tente encore de nous faire croire que Soon we’ll be found. J’ai trouvé quelques similitudes entre la jaquette du livre et le clip : mains, papillon, perte et retrouvailles de l’autre…

A noter pour ceux qui comme moi aiment la voix de Zero 7 : Sia passe dans Taratata sur France 4 vendredi 17 avril où elle interprètera cette chanson et quelques autres…

5 Comments La solitude des nombres premiers — Paolo Giordano

  1. mc d'augé

    je ne suis pas « matheuse » et les nombres premiers m’indiffèrent un peu … mais ton billet donne envie de lire cette histoire là en attendant celle de Barrico …

  2. sylvie

    Très joli billet:)
    merci beaucoup pour ces multiples renvois vers mon blog:)
    je découvre le clip, que j’ai trouvé superbe, MERCI!

  3. Sébastien

    @Sylvie
    Content qu’il t’ait plu 🙂 et merci pour les liens vers le billet et le clip, ça m’a fait très plaisir 😉

  4. Sébastien

    A noter pour ce livre une adaptation au grand écran : La solitudine dei numeri primi de Saverio Costanzo, film en compétition au Festival de Venise 2010

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