Forêt Racine Labyrinthe — Italo Calvino

Forêt Racine Labyrinthe

Italo Calvino
Edition Seghers, Collection Volubile, 1991
Traduction de Paul Fournel et Jacques Roubaud
& Illustrations de Bruno Mallart

Forêt Racine Labyrinthe, Italo Calvino

Il y a une forêt, il y a une ville. Une forêt si épaisse, si touffue, si labyrinthique qu’on n’en voit pas le bout du bout. Il y a une ville qui s’est asséchée de toute végétation : « toutes les plantes, à l’intérieur de la cité, avaient fané, perdu leurs feuilles, puis étaient mortes ».

Il y a un roi fatigué qui rentre de guerre et qui ne retrouve plus le chemin dans cette forêt où les racines maintenant semblent s’élancer vers le ciel et les branches s’enfoncer dans le sol.  Il y a une Reine marâtre et un Premier ministre qui veulent profiter de l’absence du roi pour s’emparer du pouvoir. Avec leurs hommes de main ils veulent encercler ville pour lui tendre un guet-apens mais ils se perdent à leur tour dans la forêt. Il y a une Princesse qui se languit de ne pas voir son père rentrer et qui, happée par un vieux mûrier dans l’enceinte de la ville, se retrouve comme par enchantement au cœur de « la forêt libre qui l’attirait tant ». Il y a aussi un jeune homme, comme toujours, qui s’inquiète de la disparition de la belle jeune fille au balcon et qui, grimpant à la cime d’un arbre, se retrouve lui aussi en pleine forêt. Et il y a surtout un oiseau extraordinaire qui a « les plumes changeantes du faisan, les grandes ailes puissantes d’un corbeau, le long bec d’un pic, et l’aigrette de plumes blanches et noires d’une huppe. »  C’est cet oiseau-là qui apparaît à chaque fois pour égarer ou guider les personnages…

Voici le décor : une forêt sans dessus dessous en lutte contre une cité forteresse qui la refuse. Voilà les personnages : quatre protagonistes avec quatre motivations différentes qui se perdent dans la forêt, mais chuuut ! Je ne vous raconte pas la fin.

Italo Calvino nous propose ici ((ce conte a été publié post mortem)) un conte pour enfant qui devient grand et pour grand qui redevient enfant. On peut y trouver plein de thèmes différents derrière ces oppositions systématiques d’éléments symboliques : nature/culture, vie sauvage/civilisation, langage/littérature, etc.

Voici un point de vue linguistique de Paul Braffort et une définition de la littérature de Calvino qui peuvent apporter un autre éclairage :

Dans Forêt-racine-labyrinthe la forêt toute entière a été le théâtre d’une fantastique permutation des racines et des branches. L’auteur féru de linguistique qu’était Calvino n’ignorait pas que les arbres syntaxiques (Claude Berge les appelait « arborescences ») se représentent graphiquement à l’envers, comme dans le conte.

Paul Braffort, Italo Calvino sur les sentiers du labyrinthe,
article paru dans le Magazine Littéraire n°398, mai 2002

Nous avons dit que la littérature est, tout entière, dans le langage, qu’elle n’est que la permutation d’un ensemble fini d’éléments et de fonctions. Mais la tension de la littérature ne viserait-elle pas sans cesse à échapper à ce nombre infini ? Ne chercherait-elle pas à dire sans cesse quelque chose qu’elle ne sait pas dire, quelque chose qu’elle ne sait pas, quelque chose qu’on ne peut pas savoir ? Telle chose ne peut pas être sue tant que les mots et les concepts pour l’exprimer et la penser n’ont pas été employés dans cette position, n’ont pas été disposés dans cet ordre, dans ce sens. Le combat de la littérature est précisément un effort pour dépasser les frontières du langage ; c’est du bord extrême du dicible que la littérature se projette ; c’est l’attrait de ce qui est hors du vocabulaire qui meut la littérature.

Italo Calvino, Cybernétique et fantasme, texte d’une conférence prononcée en 1967,
réédité dans La machine littérature (Seuil, 1993). Citation extraite de l’article de Paul Braffort

On peut donc y lire une tentative de réconcilier des labyrinthes a priori incompatibles, celui de la forêt touffue, sens dessus dessous, du langage sauvage qui retourne à ses racines, du babil dirait Barthes, du barbare dirait le grec et celui de la ville rectiligne et policée, du langage plus élaboré, plus civilisé régi par la syntaxe, par la normalisation grammaticale. Entre ces deux deux labyrinthes qui s’opposent, un oiseau chimérique, un oiseau inventé et recomposé par permutation du langage, un oiseau poétique (dans le sens de la création) fait le lien, perd ou guide celui qui le suit… Cet oiseau n’est-ce pas ce qu’on nomme tout simplement la littérature ?

Ce matin-là, la forêt n’était qu’un enchevêtrement de sentiers et de pensées perplexes. Le roi Clodovée se disait : « Ô ville inatteignable ! tu m’as appris à marcher dans tes rues rectilignes et lumineuses et me voilà condamner à cheminer dans des sentiers tortueux et embrouillés et me voilà perdus ! » Curwald [ndlr : le félon], lui, se disait : « Plus le chemin est sinueux, plus il convient à notre plan. Tout ce qu’il faut, c’est trouver l’endroit où, à force de se courber et de se recourber, ce chemin rejoindra la route droite. L’ennui, c’est qu’avec tous les nœuds et tous les carrefours, je n’arrive pas à trouver le bon. » Verveine [ndlr : la princesse], elle, pensait :  » Fuir ! Fuir ! Mais pourquoi ? Plus j’avance dans la forêt, plus j’ai la sensation d’être prisonnière. J’avais cru que la ville de pierre de taille et la forêt-labyrinthe étaient ennemies et séparée, sans communication possible. Forêt racine labyrinthe - (c) Illustration de Bruno MallartMaintenant j’ai trouvé le passage, j’ai l’impression qu’elle se ressemblent de plus en plus… Je voudrais que la sève de la forêt pénètre la ville et ramène la vie entre les pierres. Je voudrais qu’au milieu de la forêt on puisse aller et venir, se rencontrer, être ensemble, comme à l’intérieur d’une ville… »

pp.38 & 39


 

Prolonger le voyage :

  • De très belles illustrations accompagnent le texte, ce sont celles de Bruno Mallart, vous trouverez son site ici
  • Paul Braffort est un scientifique français, ingénieur, écrivain, poète, parolier et compositeur de chansons. Paul Braffort est membre de l’Oulipo et Régent de Rhématologie du Collège de ‘Pataphysique. Voici son site.
  • Ma lecture du Baron perché du même auteur.

2 Comments Forêt Racine Labyrinthe — Italo Calvino

  1. Sébastien

    Oui comme un gant en effet !!! Comme tous les Calvino j’ai adoré, il ne me reste plus qu’à l’acheter maintenant 🙂

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