On air : final run


lost childhood by ~storyinaraindrop on deviantART

Il y en a d’autres mais je vais m’arrêter là.

Je trouve toujours surprenant, fascinant les détours qu’empruntent l’imaginaire. Ainsi, à partir d’une musique, prenez cinq vidéastes plus ou moins amateurs, faites les imaginer et produire et vous aurez des résultats différents, voire contrastés, avec cependant des points communs, des leitmotivs récurrents, des clichés sous-jacents…

Parlons déjà de la musique : planante, aérienne ou aqueuse (notamment la présence du vibraphone, des chœurs nappés, de la voix vocodée, etc.), obsédante voire entêtante (avec les répétitions des verbes Run et Go qui, ressassés, se fondent dans la musique jusqu’à perdre leur qualité de vocables), dramatique avec un brin de mélancolie… Tous les atouts sont réunis pour faire un clip narratif, ou pas, sur un rythme qui semble aller de l’avant tel un road movie, genre emprunté dans certaines des vidéos.
Les paroles sont emplies de mystère, je traduis grossièrement :

Fille sacrée, ne te lève pas pour courir
Reste avec moi, je suis triste quand tu cours
Les sables du temps mentent sur mon torse
Reste au lit, je suis triste quand tu cours
Reste ainsi sur les collines, sur mon torse
Ne te réveille pas, je me sens bizarre quand tu t’en vas
Arrête la nuit, cramponne toi à moi, fille sacrée
Ne te réveille pas, je me sens mal quand tu t’en vas
Ne te lève pas ((Stand up signifie aussi familièrement poser un lapin, rater (volontairement) un rendez-vous)) je me sens mal quand tu t’en vas…

On suppose au premiers abords un homme amoureux, voire fusionnel (Hold me tight) qui demande, qui implore à l’objet de son amour de rester auprès de lui et de ne pas courir, partir… Simplement certains mystères sont présents, comme le vocatif Holy girl. Qu’est-ce donc que cette fille sacrée/sainte ? Etrange car ce n’est pas une expression amoureuse très courante en anglais et son registre est principalement liturgique. Holy girl serait donc l’expression d’une vénération, d’une adoration religieuse, elle exprime la pureté spirituelle, la chair intouchée et intouchable, la virginité sacrée faite fille c’est-à-dire faite jeunesse et féminité.

L’autre mystère réside dans ces Sands of time. On pense au sablier évidemment, au sable qui s’écoule sur la poitrine, apportant grain après grain le poids du temps… mais pourquoi le mensonge ? Pourquoi mentiraient-ils, ces sables du temps ? Chanson floue qui ne se dénoue pas, qui reste suspendue… Alors m’est venue une idée, et si cette Holy girl c’était l’enfance, ce temps perdu du Jadis (comme dirait P. Quignard mais j’y reviendrai très bientôt), ce temps qui court, qui s’éloigne toujours plus loin de nous, et qu’on voudrait rattraper, ce temps qu’on retrouve parfois en songe dans le sommeil et qu’on ne voudrait pas réveiller, qu’on voudrait garder tout contre soi… L’interprétation s’y prête bien même si elle n’est pas fermée (j’aime les textes ouverts aux multiples sens qu’on veut bien leur prêter) et finalement certaines des vidéos (notamment #1 et #2) l’ont traitée un peu de cette manière.


The Hourglass by ~ornithia on deviantART

L’exploration qu’en font les vidéos montre l’écart gigantesque qu’il peut y avoir dans l’imagination et l’interprétation de ce morceau de musique ((On n’oublie pas ici qu’il s’agit vraiment d’un clip vidéo, le titre y est joué in extenso ce n’est pas simplement une illustration sonore : la musique est le centre d’intérêt de ces petits films, le premier acteur !)). Si les 2 premiers se rallient un peu à mon interprétation : fille seule et enfermée en quête d’une liberté enfantine (marcher sur le bord d’un toit, courir sans but, ouvrir son parapluie à l’intérieur, jouer avec la buée, etc), rêvant d’un ailleurs à venir ou antérieur, les autres vidéos ont abordé le sujet complètement différemment.

La #3, de Lawrence Lac, est très intéressante : elle est construit sur le mode du polar et met en parallèle deux personnages, une lycéenne/étudiante et son « prédateur », un type obsédé par l’étudiante et dont l’obsession tourne au cauchemar… La vidéo montre le parallèle les petites manies obsessionnelles et compulsives ((« Narrative follows the obsessive and yet similar habits of vanity and infatuation.  » précise la légende de la vidéo)) qui font les préparatifs de chacun et qui sont très liés à l’image : celle qu’on désire refléter à l’autre (le maquillage), celle qu’on désire collectionner, figer à jamais, celle qu’on truque et qu’on modèle à souhait et finalement l’image qu’on souhaite absente (les empreintes digitales sur le corps du l’autre, le rendez-vous amoureux, le meurtre) car le film finit sur un non-lieu, une non-rencontre des protagonistes. le meurtre n’aura pas lieu (on y a cru cependant) parce que l’obsession, la fascination, la compulsion est vouée à recommencer, encore et toujours, comme ces collections qu’on n’achèvera jamais. Le film finit sur cette phrase un peu mystérieuse : « Do you know that you have the most beautiful eyes » qui est une déclaration d’amour très contrastée par rapport à l’acte violent qu’on supposait arriver mais qui recentre, une fois encore, le désir sur l’image et sa perception.

La #5 semble mettre en scène un homme hanté par ces précédentes conquêtes est une autre interprétation du texte, on y retrouve les thèmes de l’obsession, du fétichisme, de la prédation ou de la quête amoureuse : Don Juan poursuivi par les fantômes de ces précédentes conquêtes ou au contraire Don Juan cherchant désespérément son autre partie de lui-même (cf. le mythe de l’androgyne de Platon) dans les multiples autres.

Les vidéos #4 et #6 ne sont pas dénuées d’intérêt, mais sont plus des « clips » visuels, sorte de Road movies en images et en rythme, je ne les commenterai pas davantage.

De tout cette exploration visuelle sur un même thème je retiens deux choses importantes :

1. L’art n’a de cesse de se piller lui-même et ces inter-spoliations sont un mal nécessaire pour que la création n’atteigne pas un point de stérilisation sans retour. Si la survie de notre espèce tient essentiellement au brassage génétique qui régénère en nous notre identité biologique, l’art et la création a essentiellement besoin d’être brassés, copié, déformé, détourné, perverti… Le succès de certaines plateformes sur internet (comme celle de deviantart.com qui m’a permis d’illustrer ce post) à cet égard montre ce besoin essentiel chez l’homme de créer d’une part, mais aussi de s’inspirer, de reprendre à son compte une création en y apportant sa touche (ce qu’on appelle le fan’art, le covers, le remix) et je ne suis pas sûr que l’appareil politique, économique et industriel (la loi hadopi, les « marchands » d’art, les brevets) soient prêts, à l’avenir, à nous concéder davantage de libertés dans ce domaine.

2. Au regard de la liberté visuelle exprimée dans ces « clips » vidéos (mais également dans beaucoup de créations audiovisuelles présentes sur les plateformes de partage vidéo) je ne comprends pas que le cinéma d’auteur soit si étouffé, si refoulé dans l’industrie du cinéma. Il y a là pourtant un terreau fertile qui ne demande qu’à s’exprimer ou à découvrir !

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