Lettre à plusieurs inconnues – 1

Tu ne me reconnus pas, ni alors, ni jamais :  jamais tu ne m’as reconnue. Comment, ô mon bien-aimé, te décrire la désillusion que j’éprouvai en cette seconde ? Je subissais alors pour la première fois cette fatale douleur de ne pas être reconnue par toi, cette fatale douleur qui m’a suivie toute ma vie et avec laquelle je meurs : rester inconnue, rester toujours inconnue de toi. […] dans mes heures les plus noires, dans la conscience la plus profonde de mon insignifiance, je n’avais pas même osé envisager cette éventualité, la plus épouvantable de toutes ; que tu n’avais même pas porté la moindre attention à mon existence.

Lettre d’une inconnue, S. Zweig

 

FADING. Epreuve douloureuse selon laquelle l’être aimé semble se retirer de tout contact, sans même que cette indifférence énigmatique soit dirigée contre le sujet amoureux ou prononcée contre qui que ce soit d’autre, monde ou rival.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977, p. 129 ((Pour ne pas nuire à la lecture du billet, je mettrai en infra les renvois aux figures analysées par R. Barthes))

Lettre d’une inconnue

Stephan Zweig, 1922
Ed. Stock, Coll. La cosmopolite, 2009, Paris

Traduit de l’allemand
par Alzir Hella et Olivier Bournac,
révisé par Françoise Toraille

Lettre d'une inconnue, S. Zweig

Ce petit livre, à mi chemin entre roman court et grande nouvelle, est un véritable bijou d’écriture et de psychologie, un traité de la maladie d’amour, une ingénieuse exploration du procédé narratif.  Lettre testamentaire de l’amour fou, de celui qui rend fou, roman tragique de la présence et de l’absence, de ce qui, étant présent, ne se rencontre jamais totalement,  labyrinthe temporel où l’issue potentielle ne se trouve que dans le passé révélé hic et nunc.

Le motif, très romantique dans le fond – l’ombre de Goethe et du jeune Werther plane sur cette œuvre – est simple : une jeune fille de 13 ans tombe amoureuse d’un écrivain voisin. Elle voue alors sa vie entière à alimenter une flamme passionnée et dévastatrice à son égard. Elle provoque plusieurs fois sa rencontre, à chaque fois il la redécouvre comme une totale inconnue : ils seront amants, elle en aura un fils. Mais elle et son fils resteront sur le banc des anonymes, des ombres flottantes dans le ballet libertin de cet écrivain insouciant. L’enfant vient à mourir de la grippe. C’est à partir de cet événement terrible – qui précède sa propre mort implicite (cf. l’autre extrait) – que le roman prend naissance par la lecture (silencieuse) que fait l’écrivain d’une longue lettre testamentaire. Testamentaire dans le sens du témoignage plus que du legs, car il ne s’agit ni de donner une quelconque leçon, ni d’octroyer quoique ce soit, si ce n’est que de devoir lire cette lettre jusqu’au bout et d’avoir une pensée annuelle, le jour de son anniversaire, pour cette inconnue qui traversa sa vie. Lettre d’agonisante, de la vie qui s’éteint, lettre du passé qui s’écrit, qui se dévoile au présent et qui est irrattrapable. Le passé s’écrit comme tel : ainsi fut ton passé, une sombre partie de ton histoire imbriquée dans la mienne et dont tu n’en as jamais rien su, que tu as nié par inattention ou par légèreté mais qui apparaît là soudainement sans qu’il fût possible de revenir dessus.

La femme en bleu lisant une lettre de Johannes VermeerZweig renoue ici en quelque sorte avec la tragédie classique : le destin n’est pas quelque chose dont on échappe et toute stratégie mise en place pour en faire diverger le cours ne peut qu’échouer inéluctablement : Oedipe tue son père, épouse sa mère, contre toute volonté et à son insu, point.

Mais le phénomène est bien plus complexe dans ce roman, et l’on voit bien, dans la psychologie des personnages, que Zweig, grand ami de Freud, avait saisi quelques arcanes de la psychè humaine. Car il ne s’agit pas non plus d’un roman « anti-libertin », à l’instar des Liaisons Dangereuses, qui décrirait le caractère amorale d’un homme volage ignorant tout de ses nombreuses conquêtes. A la rigueur nous pourrions trouver quelques similitudes sociales avec une Emma Bovary. Mais Zweig est fin psychologue et rien n’est aussi simple comme dans les livres, la psychologie des personnages n’a rien de caricaturale : l’inconnue n’est pas que naïve, mal préparée à la vie sentimentale, elle est aussi une névrosée qui s’enferme dans son propre univers à la dérive… Comme dans Le Joueur d’échec, la problématique de l’histoire contient à elle seule plusieurs inconnues.

 

Inconnue #1 :
je = 0 & tu ?(+?)

Tout comme Œdipe est l’instrument inconscient par lequel le destin arrive en voulant y échapper, l’inconnue prend aussi une part active et inconsciente de son anonymat. Il y a sans cesse dans le roman un rapport inégale entre le je et l’être aimé : dissonance sociale, culturelle, psychologique, morphologique. Tout dans son esprit est un rapport disproportionné entre l’image sublimée, l’aura tentaculaire de son être aimé et l’étroitesse, l’insignifiance de sa propre personne. Barthes analyse très bien cela dans Ses Fragments du discours amoureux : l’être aimé est Atopos, un caractère unique et exceptionnel qui, de ce fait, éblouit les yeux de l’amant, rend aveugle, gomme tout défaut dans la cuirasse luisante du chevalier aimé. Face à cet Atopos de l’aimé, rajouterais-je, s’oppose le caractère trivial, topos, typique de l’amant. Le parfait et le défaut s’oppose : celui à qui il ne manque rien /vs celle qui  n’a pas assez de confiance en elle pour mettre quoique ce soit d’elle en valeur. Certes elle prend soin de son apparence, cachant les misère de son existence (comme cette pièce de tissu ajoutée à sa blouse), elle travaille le piano, pensant qu’il aime la musique, elle lit beaucoup (mais ne lui parle jamais de ces lectures)… Mais toutes ces petites attentions sont calqués sur son regard à lui, sur ce qu’à priori il aimerait voir d’une jeune fille. Toutes ces petites attentions n’ont aucun sens pour elle, autre celui qu’elle imagine qu’il en a pour lui. C’est ce parallèle permanent de sa propre a-personnalité en relation avec  l’image sublimée qu’elle a de lui qui la fait tendre proche du zéro.

Son amour pour cet absolu contraire entraîne une soumission sans retour (« Je te raconte tout cela, mon bien-aimé, pour toutes ces petites choses, ridicules presque, pour que tu comprennes comment, dès le début, tu as pu acquérir une telle autorité sur l’enfant craintive et timide que j’étais » p.25 et aussi « Cet amour est si humble, si soumis, si attentif et si passionné que jamais il ne pourra être égalé par l’amour, fait de désir, et malgré tout, exigeant« , p. 34) , un éblouissement complet tendant à l’aveuglement (« Avant même que tu fusses entré dans ma vie, il avait autour de toi comme un nimbe, une auréole de richesse, d’étrangeté et de mystère« , p.25), une passivité qui peut être comprise comme une absence totale à une réalité commune (« Je parlai très peu, parce c’était pour moi un infini bonheur que de t’avoir près de moi et de t’entendre me parler‘, p. 60).

Ici se pose véritablement le statut de l’inconnu. Pour être connu, et reconnu, il faut sortir de l’inconnu, accepter le risque de s’exposer à la lumière, il faut s’extirper de l’étrangeté (quand l’étrange est ce que nous ne reconnaissons pas comme familier, c’est-à-dire l’anonyme) pour plonger dans la sphère du familier, du connu, du réseau social dirait-on maintenant, pour envisager l’autre, mettre un nom sur son visage et par-delà de son nom y inscrire une histoire, des souvenirs communs, une communauté temporelle et spatiale. Tout ceci procède d’une volonté active : se faire connaître et reconnaitre, sortir de l’anonymat est une bataille à mener, une colline à gravir. Cela réclame du temps. Mais pas uniquement. L’inconnue consacre 16 ans de sa vie à cet homme qui l’ignore. Sa patience, son obsession n’y suffiront pas. Cela exige une unité spatiale (quoique ce soit sans doute moins vrai avec les espaces virtuels que nous offrent internet et les réseaux de tous ordres) mais l’inconnue hante sans cesse les lieux de son aimé, depuis l’œilleton où, enfant, elle observe depuis chez elle le moindre de ses faits et gestes (« Cette lunette était pour moi l’oeil avec lequel j’explorais l’univers« , p. 36) ; jusqu’à la rue où, plus tard, elle attend dans le froid ses allers et venues. Tout semble réuni pourtant pour percer cet anonymat.

Peut-on alors être une inconnue involontaire ? une inconnue contre son plein gré ? Sans doute nous répond Zweig, quand la différence des proportions des « je » est immense. Elle n’a qu’un amour, lui enchaîne les conquêtes : elle n’est qu’un des multiples maillons qui se répètent soir après soir. Il est un écrivain, une personne publique, elle est une lectrice anonyme. Il y a d’une part , un soleil énorme d’une attraction gigantesque, et d’autre  part il y a un astre, un minuscule caillou terne et sans lumière, qui tente de placer son orbite autour de cette étoile qui l’engloutit.

La question est : peut-on apercevoir dans son entourage quelque chose que son entourage même ne verrait pas ? L’inconnue tente de se convaincre par quelques poncifs hâtifs : « Le visage d’une jeune fille, d’une femme, est forcément pour un homme un objet extrêmement variable ; le plus souvent, il n’est qu’un miroir, où se reflète une passion, tantôt un enfantillage, tantôt une lassitude, et il s’efface si vite, comme une image dans une glace, qu’un homme peut sans difficulté oublier le visage d’une femme, d’autant mieux que l’âge y fait alterner l’ombre et la lumière et que des costumes nouveaux l’encadrent différemment » (p. 58) mais aboutit à un éclair de lucidité : « je ne sais comment, à force de m’occuper de toi, si démesurément et incessamment, une idée chimérique s’était formée en moi ; il me semblait que cela allait de soi, toi aussi, tu pensais souvent à moi et m’attendais ; […] Ce douloureux réveil devant ton regard, qui me montrait que rien en toi ne me connaissait plus, que le fils d’aucun souvenir ne joignait ta vie à la mienne, ce fut pour moi une première chute dans la réalité, un premier pressentiment de mon destin » p. 59. Le mot est avancé : Réalité. [… à suivre]

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