Lettre à plusieurs inconnues – 2

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Incon­nue #2
réalité(je) <> réalité(tu)

La réalité, le mot est évoqué. Sans paraître, la réalité est le mur inexpugnable qui sépare réellement les deux protagonistes de Lettre d’une inconnue. Chacun semble dans son monde, dans un univers distinct et imperméable : ces différences se manifestent dans leurs perceptions du temps, de l’espace mais aussi de l’altérité.

 

Le temps n’est jamais le même

Puis tu me dis que étais obligé de partir en voyage — oh ! ces voyages, comme je les détestais, depuis mon enfance ! — et tu me promis, aussitôt revenu, de m’en aviser. […]

Chaque jour, pendant deux mois, j’allai voir poste restante… mais non, pourquoi écrire ces tourments infernaux de l’attente, du désespoir ? Je ne t’accuse pas ; je t’aime comme tu es : ardent et oublieux, dévoué et infidèle :  je t’aime ainsi, rien qu’ainsi, comme tu as toujours été et comme tu es encore. Tu étais revenu depuis longtemps ; tes fenêtres éclairées me l’apprirent, et tu ne m’as pas écrit. Je n’ai pas une ligne de toi, maintenant à ma dernière heure, pas une ligne de toi, toi à qui j’ai donné ma vie. J’ai attendu, attendu, comme une désespérée. Mais tu ne m’as pas appelée, tu ne m’as pas écrit une ligne… pas une seule ligne…

L’amant et l’aimé ne sont jamais sur le même plan temporel, sur le même rythme, sur la même longueur d’onde.

Déjà, dans le temps du récit, c’est une évidence : il lit cette lettre au retour d’une randonnée de trois jours. Il prend le temps d’épuiser tout son courrier avant de décacheter cette lettre qui l’intrigue cependant, cette lettre dont il se demande si le destinataire est lui-même ou un être imaginaire (le défaut de l’écrivain : voir de la fiction partout). Là, la scène est simple : une morte, une femme qui n’est plus de ce temps raconte au vivant, à celui qui reste,  au témoin qui n’a rien vu, le temps où elle était encore de ce monde. Le fossé est immense avec cette impossibilité de repasser de l’autre côté. Il y a le présent et il y a le temps passé, l’insouciance et le remords, la lecture et la confession.

Lui semble oisif, entièrement tourné vers une philosophie hédoniste de la vie : voyages, rencontres féminines, lecture, écriture… Le temps ne semble aucunement être une occupation, un souci quotidien : le temps est infini, il en maîtrise le fil pour son plaisir personnel. Il est l’image de la bourgeoisie culturée, celle pour qui le temps est toujours une capitalisation rentable, fût-elle culturelle ! Le seul moment, dans le récit, où le temps le surprend contre toute attente, c’est quand, au premier soir,  il invite l’inconnue chez lui et qu’elle accepte séance tenante, sans aucune hésitation ni scrupule moral. C’est que le temps, la patience, le désir retardé, dans l’esprit du libertinage, ou même du simple flirt, est une donnée importante pour qu’enfin le désir puisse être poussé dans ses derniers retranchements… Qu’une inconnue cède dés la première requête (qui ne cache pas une finalité conquérante), voilà qui est une rupture « rythmique » face aux conventions dont il est coutumier.

Elle est évidemment dans un schéma tout à fait inverse. Le temps est pour elle un poids qui l’écrase sans cesse. Elle attend, elle attend. Qu’un événement crucial survienne et elle le rate (« C’est ainsi que je suis restée trois ou quatre heures endormie dans ma chaise, et, pendant ce temps, la mort a pris mon enfant », p.17). Le temps semble si lourd, si collant à son être, qu’il paraît tourner en boucle, comme un ressassement qui n’en finit pas, comme en témoigne la répétition, quasi anaphorique mais surtout tragique de « Mon enfant est mort hier« . Hier, maintenant, demain, ces mots n’arrivent à faire sens dans son esprit, tout est imbriqué, à l’image de son  anonymat : « Tu ne me reconnus pas, ni alors, ni jamais : jamais tu ne m’as reconnue. » Le temps se fige dans ce jamais : elle attire son regard, elle le séduit, elle l’attire à lui, mais rien ne change, jamais.  Il y a une telle attente, une telle tension du temps à destination de l’aimé qu’elle annihile toute autre notion du temps. Sa passion éternelle la plonge dans un temps qui ne défile pas, et qui, quand il se manifeste,  devient un obstacle à son désir le plus cher (elle est obligée de travailler pour revenir près de lui quand lui, rentier, fait ce qui lui chante). Même quand par le plus grand des efforts elle tente d’accélérer son cours, sa perception n’en reste pas moins ralentie :« Est-il besoin de te dire où me conduisait d’abord mes pas, lorsque par un soir brumeux d’automne — enfin  ! enfin ! — j’arrivais à Vienne ?  Je laissai ma malle à la gare, je me précipitai dans un tramway — avec quelle lenteur il me semblait rouler ! chaque arrêt m’exaspérait — et je courus devant ta maison. p.52 »

Ce temps de l’attente est le temps donné, offert à l’autre, une manière de tendre à l’autre ce que l’on a de plus précieux, une abnégation de soi-même pour l’autre, en attente d’un retour qui ne viendra jamais.

Nos espaces, jamais ne s’interpénètrent

Une autre distorsion de la réalité provient du rapport à l’espace. Lui est un éternel voyageur, sa connaissance du monde est sans limite, comme en témoigne les objets exotiques qui ornent son appartement. Il part sans cesse en voyage, son aire sociale est démesurée. Il est un personnage errant. Et s’il conserve le même appartement, ce n’est pas parce qu’il est casanier mais parce qu’il lui sert de lieu à rebondir vers un ailleurs… S’il l’aménage douillettement, ce n’est pas tant pour y passer des heures de solitude  confortable mais parce qu’il lui sert également de garçonnière, lieu de commodité où l’on invite les filles à « prendre un thé » après le dîner. Et l’on peut cependant se demander si cette attraction  bourgeoise pour les voyages n’est pas finalement pour lui le moyen de s’effacer de la mémoire de ses conquêtes, une façon de tourner la page avec élégance (cf. extrait en entête). Plutôt que la rupture douloureuse, plutôt que les cris, les pleurs, il opte pour l’effacement par la distance, pour l’oubli. Oubli de l’autre à soi, effacement de soi dans l’esprit , le désir de l’être séduit.

Elle, évidemment, est dans le lieu qui ne convient jamais. Elle voudrait être dans celui de son aimé mais quand cela arrive (par deux fois) la voilà qui fuit comme une écolière (« Involontairement, malgré mon plus intime désir de voir tes yeux, je baissai la tête et je passai devant toi en courant, comme une bête traquée« , p. 54). Elle semble toujours éloignée et séparée de lui par de multiples obstacles qu’elle s’impose le plus souvent à elle-même. On y voit comme un refus, une angoisse d’être en présence avec l’être aimé. Peur du rejet bien sûr, de la désillusion affirmée, crainte du sacré, paralysie envers ce qu’elle imagine être inaccessible. Il y a cependant quelque chose qu’elle réussit à imposer au lieu de son aimé : à chacun de ses anniversaires elle lui envoie (anonymement) un bouquet de roses blanches. C’est le leitmotiv annuel de son existence mais aussi la preuve de sa disparition quand les roses blanches absentes du vase bleu marquent un changement, une absense dans l’univers de l’aimé.

L’autre n’est pas je

Finalement, cette différence spatio-temporelle des deux protagonistes font qu’ils ne peuvent se rencontrer vraiment, se faire reconnaître comme appartenant à une sphère commune, tout du moins partageable. La relation à l’autre est décalée : elle, parce qu’elle le glorifie trop, lui parce qu’il n’y voit qu’une occasion de prendre du « bon temps ».  Lui reste un personnage très sociable qui rencontre des amis, séduit des femmes… Tout en alimentant son égocentrisme d’écrivain, curieux de la nature humaine, il  développe une véritable économie de l’altérité : qui est l’autre? quelles différences et quels points communs partage-t-on? Quel rapport de force nous oppose ? Une économie qu’il ne capitalise pas, mais qu’il développe, de femme en femme, d’ami en ami : les autres sont un territoire qu’il explore comme il  parcourt les contrées lointaines.

Elle à l’inverse, s’isole complètement, s’enferme sur elle-même. Non content de ne pouvoir faire rentrer l’Autre rêvé dans sa sphère affective, elle rejette tous les autres : ni amis, ni prétendant, même sa famille, sa mère, est un poids qui l’entraîne loin de l’Autre et qu’elle abandonne dès qu’elle est en âge de le faire. Même son enfant, elle semble le chérir que parce qu’il est le fruit de leur union, la preuve de leur rencontre… Ne jamais atteindre l’autre, n’est-ce pas aussi la conséquence d’une négation de soi-même ? Elle ne semble jamais comprendre pourquoi elle n’arrive pas à attirer le regard de son aimé : enfant, et parce qu’elle est une enfant qu’il ne peut qu’ignorer conventionnellement, elle  se construit une image de femme dans la perspective de le séduire, lui. Elle n’apprend rien d’elle-même mais toujours par rapport à l’Autre. Une fois femme, elle voudrait que tout arrive par hasard, qui serait la preuve qu’il l’aime pour ce qu’elle est. Elle se met sans cesse sur son chemin, devenant une ombre, une silhouette remarquable (la seule fois où il la reconnaît, c’est uniquement parce qu’il a vu cette fraîche demoiselle sur sa route, la veille). Quand elle se fait enfin remarquer, elle n’engage rien d’elle pour le séduire, pensant que la seule mise en présence l’un de l’autre suffit à sceller leur amour.


Malgré les apparences, celles qui marquent ma révolte face à l’impuissance de l’inconnue, à l’aveuglement de l’écrivain, il n’y a pas de volonté de ma part de trouver « une faute » imputable à l’un ou à l’autre personnage et, si Zweig appuie sur le caractère névrotique de l’inconnue, il n’en reste pas moins empathique face à son destin tragique. Ce roman n’est pas moraliste : tout juste un roman d’observations fines sur l’improbable qui arrive, celui d’un amour unilatéral qui, par un concours de circonstances, n’arrive pas à se dire, à se révéler à l’autre. C’est un roman de solitudes, de gens qui se côtoient sans qu’une réelle rencontre ait vraiment lieu.  C’est aussi un roman qui dit l’angoisse du destin, la peur de la collision  immaîtrisable des événements, des sentiments qui échappent à toute volonté, à toute intention. Quand l’écrivain finit sa lettre, quand nous terminons le roman, nous ne pouvons nous empêcher de ressentir un profond malaise : et si cela était possible (lui s’en aperçoit en regardant le vase bleu sinistrement vide) ? Ai-je pu croiser quelqu’un dont le destin a pu être bouleversé par le simple fait d’un regard échangé ? Par une parole, un geste…

On pense à la théorie du chaos, on est tous un papillon battant des ailes au milieu du Pacifique…

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