Des mots sur la toile

J’avais pourtant déjà gravi plusieurs fois les degrés de l’escalier en bois sombre, toujours accompagné de mes parents ou de mes grands-parents, mais là c’était vraiment différent. C’est stupéfiant comme ce n’est jamais pareil, un lieu, quand on s’y aventure seul pour la première fois. Je montai sans un bruit, avec crainte.

Quelque temps auparavant mon grand-père m’avait pris la main dans le sac alors que je jouais, seul, avec ses outils dans l’atelier qui jouxte les clapiers. Il faut dire que son établi me fascinait. Un vrai parc d’attraction pour un petit bonhomme comme moi. A l’image de la maison, un ordre établi semblait régner sur ce meuble du même nom : accrochés au mur, des tournevis de toutes tailles, des marteaux de toutes formes, pour tapissier, vitrier ou charpentier, une chignole à vilebrequin, des ciseaux à bois aux lames affutées et luisantes, des gouges mystérieuses, des rabots aux sabots patinés, aux fers usés, des pinces à bec rond ou plat, une pince coupante, une tenaille, une clé anglaise, d’autres à tube ou plate…

A côté des outils, il y avait aussi un meuble en bois que mon grand-père avait dû fabriquer lui-même. Des planches entrecroisées formaient une centaine de petits compartiments, alignés comme les fenêtres d’une HLM. Dans chaque fenêtre de ce meuble une petite boîte abritait des clous sans tête ou à tête plate, des clous de tapissier dorés, des agrafes, des vis ordonnées selon leur format et leur type de tête, des boulons, des écrous. Il y avait aussi un espace dédié aux chevilles en bois que mon grand-père avait lui-même taillées en prévision de je-ne-sais-quelle construction.

Le dessus de l’établi en chêne était pratiquement dégagé. Sur le fond étaient rangés des équerres en té ou à coulisse, des compas droits, à charnière ou à ressort, des gros crayons taillés au couteau… Une extrémité était entièrement occupée par des serre-joints en bois qui pendouillaient, de l’autre côté un étau offrait au regard ses mâchoires d’acier. Sur le plan de travail un châssis à la toile fraîchement tendue reposait sur de petites cales. Une odeur nauséabonde se dégageait de la toile du tableau.

J’allais promener mes doigts sur la toile du tableau quand mon grand-père, alerté par l’entrebâillure de la porte, surgit dans mon dos et cria :

– « Qu’est-ce que tu fiches ici, Hugo ? »

Je sursautai en retirant vivement ma main, comme si une flamme sortie du tableau venait de me mordre les doigts. Je dus même pousser un petit cri car mon grand-père reprit plus posément.

– « Que fais-tu dans mon atelier ? Je te l’ai pourtant dit cent fois ! Je ne veux pas que tu fourres tes pattes ici : il y a plein d’objets et de produits dangereux, tu pourrais te blesser…

– Je fais rien que r’garder GrandPa, bredouillai-je. Pour détourner sa colère, je lui demandai : Pourquoi le tableau il est là, GrandPa ? Tu vas le peindre ? »

Mon grand-père, qui voyait bien que je tentais maladroitement de noyer le poisson, eut un sourire :

– « Eh non pas encore ! il faut encore que la toile sèche d’abord… Pour cela il ne faut pas la toucher, sinon tout est à refaire. »

Je serrai mes doigts coupables sur ma poitrine en roulant des yeux en guise de repentir puis je poursuivis ma stratégie de détournement de colère en lui montrant la toile.

– « La toile, qu’est-ce qu’elle pue ! C’est quoi qui sent mauvais comme ça ?

– Ha ha ! Oui ça ne sent pas bon en effet. Viens ici, petit, je vais te dire un secret ! fit-il en s’inclinant comme s’il voulait me parler dans le creux de l’oreille.

5 Comments Des mots sur la toile

  1. InFolio

    dans notre envie d’illustrer certains textes, je me suis sentie inspirée pour le tien. Heureuse de constater que les photos que j’ai ajouté te plaisent.

  2. Sébastien

    Oui je t’ai trouvé très inspiré avec les photos. J’aime beaucoup cette mystérieuse montée des marches… Qu’y a-t-il au-delà de cette attirante arche de lumière ? Mystère. Ca colle bien avec le sujet de la nouvelle (même si on voit que GrandMa n’a pas fait le ménage sur ces marches :))

  3. Ekwerkwe

    Justement, je trouve que l’intérêt est dans le rapprochement, plus que dans l’illustration pure. Moi aussi j’aime beaucoup cet escalier, qui mène à une lumineuse révélation.
    ^^

  4. InFolio

    Je venais à la recherche de tous les matins du monde, je retrouve des souvenirs universels.
    Et en prime, un site transformé. J’aime beaucoup cette nouvelle présentation.
    Mais même si je n’ai pas trouvé les matins, j’ai relu avec plaisir ce texte.

    Bises à toi.

Ecrire dans les marges

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.