Des mots sur la toile

Curieux, je m’approchai de lui. Il m’attrapa par l’épaule et je crus un instant que ma stratégie de détournement était tombée à l’eau avec le poisson noyé et que l’heure du châtiment était venue. Il saisit un seau en plastique blanc sous l’établi, puis m’attirant dehors par l’épaule, il me poussa vers les clapiers.

– « Tu vois ces lapins ? » me demanda-t-il en ouvrant son seau.

J’opinai de la tête en jetant un œil au contenu du seau : il était rempli à moitié de granules brunes et lisses, légèrement brillantes, un peu comme des croquettes pour chiens, ou des granules à lapin. Allait-on donner à manger aux lapins ? Ne percevant pas le rapport direct avec la puanteur du châssis entoilé, je fronçai légèrement les sourcils, suggérant au grand-père qu’on ne me détournait pas comme ça de mes questions.

– « Ces lapins… ta grand-mère en fait de succulents civets ! Mais, tu vois, le lapin c’est comme le cochon. Rien ne s’y perd dedans, tout est bon. Je vais te dire ce que deviennent ces lapins quand leur dernière heure a sonné… »

Pendant qu’il prenait un air aussi grave que ne l’était sa voix, je vis un sourire un peu cruel éclairer son visage, un air de dire : ‘Attends, je vais te raconter la vraie vie, tu vas voir’. J’étais un peu inquiet parce qu’un jour j’avais entendu maman dire à une voisine que les secrets en famille, c’était jamais bon. Que ça finissait toujours par se savoir et que ça faisait mal au cœur et qu’on en pleurait souvent d’apprendre ce secret.

– « Quand ta grand-mère a projeté de cuisiner un lapin pour le dîner, poursuivit-il en se passant la main sur la panse, elle va en chercher un dans un clapier. Elle le choisit méticuleusement. Ni trop jeune, ni trop vieux, mais ta grand-mère, elle les connaît bien les lapins, et il lui faut peu de temps pour en choisir un. Quand son choix est prononcé, elle l’attrape par la peau du cou. Comme ça ! dit-il en m’attrapant par l’encolure. Puis elle lui attache les pattes arrières avec une corde et va le suspendre dans le coin que tu vois là. Puis elle saisit un bâton et d’un coup sec sur la nuque elle lui fait le coup du lapin… »

Pour mieux me faire figurer la scène, mon grand-père joignait le geste à la parole, comme si j’étais moi-même le lapin, et lui, ma grand-mère assassine. Je crus ainsi tomber lorsqu’il fit mine de m’asséner un coup de manchette derrière la tête. Je pensai mourir quand il décrivit le coup de couteau dans l’artère, et l’énucléation de l’œil me fit un haut-le-cœur que j’en crus vomir. J’assistai, muet, terrifié à ce petit théâtre des horreurs quotidiennes. Ce coin paisible où j’aimais observer ces tendres bestioles devenait ainsi parfois le champ de bataille d’un massacre sans nom. Ecorchage, dépeçage, éviscération, mutilation des membres… Il me fallut rassembler toutes mes forces pour ne pas défaillir. Je voulus encore faire encore diversion, afin de revenir à des choses plus paisibles.

– « Maiiis GrandPa ! bredouillai-je, ça me dit pas pourquoi le tableau y pue et pourquoi t’as pris un seau de granules à lapin…

– Un seau de granules à lapin ? Ha ha ! Elle est très bonne, fit-il en souriant à pleines dents. Tu ne crois pas si bien dire. Parce que tu vois, GrandPa avec la peau du lapin et les os qu’on a laissés dans l’assiette, et bien il les cuisine aussi avec une recette bien à lui… Je les fais cuire longtemps, à petit feu, je les mélange à toutes sortes de produits, ça fait une pâte épaisse et onctueuse comme un caramel. Je la coule ensuite sur une surface en marbre pour en faire de grandes plaques bien dures comme du chocolat. Puis je les broie et ça fait les granules que tu vois là… des granules de lapin en somme, corrigea-t-il en insistant non sans malice sur la préposition. Mais ça s’appelle en fait de la colle de peau de lapin. Je fais recuire ensuite ces granules en les mélangeant à d’autres produits et j’apprête mes toiles avec ça. Ça tend la toile tout en l’imperméabilisant. Ça sent mauvais au début mais l’odeur disparait assez rapidement…

Mais je n’écoutais plus son discours que d’une oreille. J’étais resté immobile, bloqué, englué jusqu’au cou dans cette colle terrifiante. Je mélangeai mentalement colle, lapin, caramel et chocolat et je sentais comme un profond dégoût m’envahir. Comment pouvait-on faire des choses pareilles ? Badigeonner une toile avec des restes de lapin ? Et trouver ça joli en plus. Je détournai mes yeux horrifiés des granules et m’échappai en courant, le rouge au front, vers la maison. J’entendis mon grand-père rire en rangeant son seau dans l’atelier.

Je n’avais pas envie de me faire surprendre une seconde fois. Mais alors pas du tout ! J’entendais ma grand-mère qui commençait à s’affairer dans la cuisine. Au moins, je serais tranquille pour mon exploration à l’étage car, quand elle commençait à préparer les repas, rien n’aurait pu la faire sortir. Où était mon grand-père ? C’était toujours un mystère et son apparition soudaine dans son atelier n’était pas une exception, mais une habitude chez lui. Il surgissait toujours au moment où l’on s’y attendait le moins, de manière toujours abrupte, à l’endroit où évidemment on ne l’y attendait pas : au détour d’un couloir, dans l’embrasure d’une porte, dans le dos le plus souvent. Je l’imaginais tel un caméléon fondu dans son décor naturel, toujours absent et toujours présent.

Je commençai à gravir l’escalier…

5 Comments Des mots sur la toile

  1. InFolio

    dans notre envie d’illustrer certains textes, je me suis sentie inspirée pour le tien. Heureuse de constater que les photos que j’ai ajouté te plaisent.

  2. Sébastien

    Oui je t’ai trouvé très inspiré avec les photos. J’aime beaucoup cette mystérieuse montée des marches… Qu’y a-t-il au-delà de cette attirante arche de lumière ? Mystère. Ca colle bien avec le sujet de la nouvelle (même si on voit que GrandMa n’a pas fait le ménage sur ces marches :))

  3. Ekwerkwe

    Justement, je trouve que l’intérêt est dans le rapprochement, plus que dans l’illustration pure. Moi aussi j’aime beaucoup cet escalier, qui mène à une lumineuse révélation.
    ^^

  4. InFolio

    Je venais à la recherche de tous les matins du monde, je retrouve des souvenirs universels.
    Et en prime, un site transformé. J’aime beaucoup cette nouvelle présentation.
    Mais même si je n’ai pas trouvé les matins, j’ai relu avec plaisir ce texte.

    Bises à toi.

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