Une neige et des baisers exacts — Lysiane Rakotoson

Une neige et des baisers exacts

Lysiane Rakotoson
Cheyne éditeur, 2012

Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles.

R.M. Rilke, Lettres à un jeune poète,
Œuvres I : prose
, Le Seuil,
Trad.de Bernard Grasse

Désobéir au poète comme à soi-même

Il est des écrivains1, des poètes, de caciques classiques, qu’il convient de ne jamais écouter (avec tout le respect et en dépit de toute l’admiration que je porte à Rilke) et dont les conseils empreints d’une grande sagesse – devenue évidence à force de répétition –  et gravés doctement dans le marbre ne perdurent que pour être transgresser. Désobéir au poète comme à soi-même. La langue est indocile à qui veut la domestiquer méthodiquement. Elle nous suit seulement à l’endroit où surgit une improbable – et souvent inattendue – nécessité de parole, à l’endroit où source et vocable sourdent d’un même jaillissement. Et tout le reste est littérature…

Lysiane Rakotoson, jeune poète agrégée de littérature, auteur du recueil Une neige et des baisers exacts (Cheyne Editeur) et lauréate 2010 du Prix de la vocation, fait partie de ces « désobéisseuses » poétiques qui “entrent” en poésie en défiant les chausse-trapes de la poésie amoureuse. Beaucoup de “jeunes poètes” s’y sont risqués maladroitement et ne s’en sont jamais relevés, tant il est périlleux, dans cette exploration où les sentiments se mêlent à la langue, d’établir la juste distance qui permet au lecteur de s’approprier une langue qui, chargée d’émotions et d’expériences trop personnelles, pourrait ne parler qu’à l’écrivant. Cette distance, il faut le souligner, est parfaitement maîtrisée par Lysiane Rakotoson qui nous livre dans ce recueil une expérience de la langue autant qu’une expérience humaine : l’amour s’incarne autant dans le texte que dans les chairs : « Je porte cette bure jusqu’à ce que le poème creuse un passage dans ta chair » dit-elle dans le premier poème qui trace, dés le commencement, le sillon qui va la guider.

Le fil de l’eau…

Une neige et des baisers exacts est un recueil entièrement parcouru par une émotion simultanément feutrée et fluide, entre “la très lente tectonique des brumes”, “la nouaison de gouttes d’eau” et “la rosée limoneuse”. Le verbe devient tour à tour limpide et cotonneux, humide et moite comme la cave ou les aisselles… Il y a tout au long des poèmes un mystère aqueux qui prend forme, qui s’agglutine, qui contamine le texte en jouant de la multiplicité de ses états (gouttes, rosée, buées, pluie, neige, brumes et même les organiques “muqueuses” et les “aisselles moites”), qui s’associe avec d’autres matières, avec d’autres couleurs (“Le matin mouille rose et blanc”).

Kyrielle d’eau sassant la terre —

le doux salut d’un ciel échevelé,

l’ébriété des sols après la pluie !

L’eau gorge le poème au-delà de toute satiété, jusqu’à l’ivresse fraîche qu’inondent l’amour et le désir.

Par un jeu prismatique d’arc-en-ciel à travers l’eau, la lumière (qui est aussi un leitmotiv de ces poèmes, je vais y revenir)  fait éclater des couleurs vives parmi lesquels le rose/rouge et le bleu sont des dominantes – “Le ciel fait la diérèse du rose et du bleu”, comme un chaud et froid qui fuiraient l’inconfort du mitigé, du tiède mais qu’il faudrait, malgré tout, et contre toute attente et toute possibilité, rassembler en un état homogène qui garderait intact leur opposition.

Un temps en rupture avec le temps

Les couleurs et la lumière marquent – et même martèlent – une temporalité, celle du matin – ou du crépuscule – qui hésite justement entre deux états, entre « du rose et du bleu« … C’est le temps qu’on dit entre chien et loup, un temps qui échappe à la dénomination, ni nuit ni jour…. Un matin d’hiver qui s’étire, qui hésite, qui retourne à la nuit, qui brusquement inonde de lumière… Un matin compris dans l’immensité “d’un grand pli beige de l’heure”.

La temporalité est en effet quelque chose de très surprenant dans ce recueil. Le temps n’y est pas figé mais son déroulement semble d’une extrême lenteur, comme une oscillation imperceptible  du temps qui avancerait et reculerait sans cesse… Ou du retour incessant !  Un temps en rupture avec le temps, un “ourlet de nos aurores” dont la circonscription indéfinie donne aux heures une immensité infinie. Ce temps, il faut le dire, est celui du désir, de la quête… D’une “épiphanie entre le ciment des nuages”… Cette épiphanie, je la perçois comme la recherche, volontairement prorogée, de cet instant précis et fugace où l’amour, le désir atteint son acmé, son paroxysme, et qui, une fois atteint, est toujours déjà perdu.

Perceval encore

J’ouvre une parenthèse en repensant (encore ?) à Perceval regardant les trois gouttes de sang de l’oie sur la neige et y juxtaposant le visage de l’être aimé. Ce peut-il que cette image soit pour lui un rappel épiphanique de ce regard paroxystiquement amoureux qu’il posa naguère sur sa bien-aimée et qu’il sait  à jamais toujours déjà perdu ? Que ces trois gouttes évoquent en lui cette évidence complètement enfouie et noyée dans le flot de sa conscience, perdue à même dans une réalité tangible (l’ai-je rêvé cet amour ? comment ne l’ai-je pas cristallisé en moi en permanence ?) ? Cette sidération muette est symptomatique de ce « bord où le langage touche ce domaine dépourvu de noms, ce lieu déserté par le symbolique: le réel »2. L’écriture, la poésie, sans doute, permettent de dépasser cette stupeur et de ré-invoquer ce réel qui a perdu les mots le dire…

Cette piste me permet de lire autrement l’incipit du recueil :

Rien de plus fragile que la faculté humaine d’admettre la réalité, d’accepter sans réserves l’impérieuse prérogative du réel.

Avant-propos de Le Réel et son double Clément Rouet Gallimard, 1976

Je ferme cette parenthèse en soulignant que si j’évoque Perceval, ici, ce n’est pas simplement par monomanie mais parce que tous les symboles de cette histoire sont présents dans le recueil : le matin, la neige, la lumière vive et blanche, le rouge, le sang et même les oiseaux qui laissent des traces  (“Autour des gréements | de rares oiseaux tracent | des lignes de flottaison | tandis qu’elles remuent les lointains”). Et je m’amuse de voir comment – inconsciemment ou non – les histoire anciennes ne cessent jamais de nous habiter et de progresser par ricochet dans le temps…

– Rien ne frémit sous le chant des martinets –
D’un vol aigu,
ils labourent les sillons blancs du ciel
fêtent l’espace
tandis que nous l’apprenons.

En conclusion

Il faut lire Une neige et des baisers exacts. Rien que pour le titre qui fait parcourir un frisson le long de l’échine, rien que pour la sensualité érotique qui s’en dégage pudiquement, rien que pour la musique aérienne et aqueuse, ce style fluide concis et âpre (comme dirait l’auteur dans le très bel entretien en lien ci-dessous) qui fait penser à Lettera amorosa de René Char3, la chair inscrite dans la terre et vice-versa, rien que pour rester indéfiniment dans ce temps qui échappe au temps, celui de la poésie, de la langue qui “explore le goût du froid”, rien que pour honorer les jeunes poètes qui osent parfois, malgré les rudes leçons que leurs professent leurs maîtres (merci Rilke !), passer du silence à la lumière.


Approfondir la lecture…

 


En infra...

  1. J’ai commencé ce billet il y a un peu plus d’un an, et, ayant décidé de mettre un peu plus d’ordre dans le labyrinthe et un peu moins de procrastination j’en « achève » – un grand mot, j’aurais souhaité encore développer davantage – la rédaction ces jours-ci []
  2. Le pen­sif et l’écriture lit­té­raire: Per­ce­val chez Pas­cal Qui­gnard” de Cris­tina Álvares []
  3. Je pense notamment à ce passage magnifique : « Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver ; ou mieux, comme si, à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en joue, il leur était interdit de s’élancer et de se joindre. Notre voix court de l’un à l’autre ; mais chaque avenue, chaque treille, chaque fourré la tire à lui, la retient, l’interroge. Tout est prétexte à la ralentir.
    Souvent, je ne parle que pour toi, afin que la terre m’oublie » []

Ecrire dans les marges