L’homme caché — Pierre Cendors

L’homme caché, romans,

Pierre Cendors
Editions Finitude, 2006

Je vous ai raconté comment j’ai découvert, par le plus grand des hasards, Pierre Cendors et son premier roman : L’homme caché. Maintenant que j’ai appâté l’auditoire, je ne peux plus me soustraire à en dire davantage, à argumenter ce que je n’ai fait qu’esquisser.

L’homme caché sous-titré romans (un clin d’œil assumé à La vie mode d’emploi de Pérec) est un ensemble artificiel de quatre histoires/nouvelles/romans ayant un lien commun les unes avec les autres : établir la biographie du romancier et poète Endsen disparu dans « de troubles circonstances » à Pragues. L’intrigue en soi n’a rien de bien originale et mystérieuse – si ce n’est que le nom d’Endsen, aux sonorités qui pourraient sembler pourtant familières, ne titille en rien notre cortex littéraire et l’on devine aisément qu’il s’agit, pour nous,  lecteurs, de partir à la recherche d’un auteur fictif, peut-être même de celui-là qui a écrit ce livre que nous tenons (L’homme caché étant considéré comme le seul et  unique roman du poète Edsen ((Le seul roman d’un poète nous conduit nécessairement à penser aux Cahiers de Malte Laurids Brigge qui fut le seul roman de R.M. Rilke. L’extrait présenté dans ce labyrinthe offre une résonance étrange à ce petit roman : « Mal­gré ma peur je suis pour­tant pareil à quelqu’un qui se tient devant de grandes choses, et je me sou­viens que, autre­fois, je sen­tais en moi des lueurs sem­blables lorsque j’allais écrire. Mais cette fois je serai écrit. Je suis l’impression qui va se trans­po­ser. »)).) Au-delà de cette apparente simplicité vont se nouer dans ce livre, mais au-delà dans les Fragments Solander qui en est la suite, des liens architecturaux d’une complexité que je comparerais aisément aux échafaudages qui permirent de construire la tour de Babel – origine mythologique de la division de la langue – ou au labyrinthe mythologique de Minos qui servit d’écran-écrin au Minotaure, le monstre engendré par la parole perdue. Le livre, comme le suggère la couverture, est essentiellement labyrinthique mais le dédale dans lequel nous entraînent les différents narrateurs de L’homme caché est d’une nature autre que celle que nous lui connaissons usuellement.

Le centre absent du roman

Si nous cherchons quelque-chose, le labyrinthe est l’endroit le plus favorable à la recherche.O. Wells

L’incipit du roman – qui pourrait être celui de ce blog – donne deux clefs essentielles à sa lecture. La première, c’est que pour que quelque chose soit cherchée il faut d’abord que cette chose soit perdue, absente, cachée. Pas simplement égarée, mais perdue et scellée dans le plus inextricable de l’histoire, dans les méandres les plus complexes de la mémoire. Car on ne cherche ni ne trouve rien dans les coulisses de l’évidence, dans les abords du soupçonnable, qui ne soit déjà trouvé auparavant. Le Graal est nécessairement plus difficile à trouver quand il ressemble à n’importe quelle coupe, à n’importe quel pot en terre. Le clinquant est toujours déjà un aveu et une tricherie, comme lorsque nous étions enfants, et qu’au cours de parties de cache-cache interminables, nous faisions du bruit afin d’être trouvés plus rapidement parce que, enfin ! c’est beaucoup plus amusant de chercher que d’être trouvé. Un auteur, fut-il mythique, fut-il auréolé de mysticisme, l’est davantage quand, homme parmi les ombres, il ne prend pas l’apparence, la posture d’un écrivain, quand sa propre vie ne se résume qu’à son œuvre, homme parmi les hommes, œuvre parmi les livres d’une bibliothèque.

La seconde clef, c’est que la quête est nécessairement quelque chose qui se mène à l’intérieur de l’édifice en construction. L’écrivain n’est pas simplement cet architecte qui, en bon maître d’œuvre, vérifie la validité de l’édifice en regard d’un plan préalablement conçu, coordonne l’avancée des travaux, ordonnance telle ou telle intervention… On ne crée pas un lieu, un roman si on ne l’habite pas, si on ne s’y sent pas traqué ou abrité, si on s’y sent pas vivant parmi les morts. On n’y trouve rien si on ne s’y sent pas noyé, perdu, caché, toujours déjà sur le point de trouver au moment d’en être exclu. Il faut, tour à tour, balader et se faire balader par l’objet de la quête, du désir. C’est un autre jeu de cache-cache que l’auteur, et par la suite le lecteur, doit accepter. Sans tricher. Dit autrement, le labyrinthe est le lieu qui réfute l’idée même de centre, chaque carrefour étant une clef centrale qui donne accès à d’autres carrefours, d’autres centres…

Ce roman/labyrinthe privé de centre propre, dont le centre est par nature excentré de toute part, fait référence à Maurice Blanchot, à L’Espace littéraire, à son Livre à venir dans lesquels l’auteur, figure de l’absence, est totalement exclu – désapproprié – de l’œuvre autant qu’il en est le centre décentré. Le centre dans ce roman, quand on pense en saisir un, est un éternel trompe-l’œil : est-ce Endsen lui-même, ou son œuvre ? Est-ce Solander, le nom de cette personne qui, fuyant son propre nom, le montre sur tous les tableaux qu’il peint comme étant la destination ultime de tous les voyages entrepris, est-ce la lettre K, la onzième, qui résonne comme une oraison funèbre et qui  nous plonge dans l’univers kafkaïen du Château, dans les complots tchèques de Milan Kundera ? Endsen est-il mort et vivant ? Est-il réel et fictif ? avec dans ce « et » la résonance d’un « ou » quantique (chère au chat de Schrödinger), la vibration d’un état alternatif, inanticipable et indécidable. Endsen dont on apprend par la suite, dans Les Fragments Solander, une des significations (on peut largement supposer, avec Cendors, que d’autres pourraient jaillir) : la fin du rêve… Ainsi Endsen serait ce rêve que nous venons de croiser dans notre sommeil finissant : ni tout à fait réveiller, ni tout à fait somnolant, notre esprit hésite à remettre en question ce qui paraissait si épais, si opaque, si présent dans nos songes.

Le roman, ce trompe-l’oeil

L’intertextualité dans ce roman est un autre labyrinthe de la langue qui surplombe celui de l’intrigue : c’est une bibliothèque sous-jacente qui irrigue le roman, tant et si bien que nous pouvons « raccrocher » Endsen à l’auteur que le lecteur apprécie le plus : ce peut être Rimbaud, Rilke, Kafka, Celan, Artaud, Jabès, Borges, Calvino, Blanchot, Daumal, Auster… J’ai pensé à Tranströmer également mais peut-être est-ce parce que je le lisais en parallèle sur le moment et que certains mots (ils sont si nombreux, ces mots !) semblaient faire écho à ce roman (ou bien était-ce l’inverse ?). Car la vraie magie de ce roman vient de de cette capacité à rendre « vrai » la multitude de trompe-l’œil que Cendors s’amuse à nous mettre sous le nez, quitte à les démystifier par la suite. Je lisais, dans le récent Magazine littéraire dédié à Borgès, un article sur son usage du trompe-l’œil en littérature et notamment sa faculté de brouiller les pistes fictives par des strates infinies de pistes « savantes » ((« A cela (l’utilisation de l’essai pour accroitre l’impression de réalité) s’ajoute l’imbrication du factuel et du fictionnel : sertis, par le jeu d’une érudition trompeuse, dans un contexte reconnaissable, les textes de ces auteurs supposés acquièrent une réalité d’emprunt. »  Magazine Littéraire, juin 2012, article de Richard Saint-Gelais, p. 60)) : puisqu’il s’agit de construire ou de retrouver la biographie d’un personnage, supposé célèbre, le lecteur ne remet rien en doute devant le caractère rigoureusement scientifique de l’entreprise. L’intervention de Dominique Bordes, éditeur (réel) des Editions Toussaint Louverture, vient même enfoncer le clou en faisant d’Endsen un personnage réel  et de Cendors une mystification dont on ne saurait trop se méfier. ((Ce prière d’insérer de l’éditeur est un procédé qui ne date pas d’hier (cf. Les liaisons dangereuses par exemple) mais il prend ici la tournure savoureuse d’un chausse-trappe facétieux et inattendu.))

L’utilisation du trompe-l’œil est accentuée par la saisissante présence des lieux traversés dans les romans de Cendors. Ernest Pignon Ernest, de son côté, l’a bien pressenti : pour qu’un trompe-l’œil trompe son monde il faut que le lieu qui l’environne soit d’une picturalité telle que, plus tableau que la toile qu’il accueille, il lui paraît plus factice, comme fait de la main de l’homme (cheiropoieta). Un lieu comme la toile de fond sur la scène d’un théâtre. Ainsi le trompe-l’oeil transperce la réalité du lieu, la déborde complètement pour faire corps avec lui.

Traversé le pont en verre ; le fleuve glisse sous mes pieds.

L’eau se balance d’un côté à l’autre du courant. Je m’arrête pour regarder au loin. Autour de moi, les passants s’attardent également. Ils vont et viennent dans la lumière éblouissante du pont.

Leur visage s’espace curieusement dans l’éclat du soleil. Ils sourient comme au bord d’un évanouissement. Nos corps se frôlent, nous nous voyons pourtant du fond d’un lointain infini. Un rire soudain me rapproche. Le ravissement qui me saisit m’ôte la parole.

D’ici on découvre la ville comme à l’entrée d’un port.

  p. 25  (les mots sont attribués à Endsen)

La grande force de Cendors dans l’utilisation des villes dans ses romans (Pragues, Berlin, Petrograd, la ville réinventée : Solander, Venise, etc.) tient d’une (présupposée) connaissance de ces lieux et de sa capacité, avec presque rien, à en faire jaillir son essence épiphanique, ce « ravissement qui me saisit » et qui « m’ôte la parole« . Cendors refuse la fresque surchargée, les descriptions minutieuses pour conserver du lieu un caractère symbolique réduit à sa plus simple expression, comme sculpté en creux tel ce cinéma Luminaire transformé en Lu..nairepar le caprice de néons défaillants. En creux car dans une ville se cache une autre ville, comme dans un miroir, lisible autrement pourvu qu’on prenne le soin de changer de point de vue, de la découvrir « comme à l’entrée d’un port« … A la question « De quelle idée suis-je la biographie ? » une autre question répond : De quelle cité suis-je la cartographie ?

Être l’auteur invisible de l’indicible dit

Ce livre a suscité chez moi un nombre important de réflexions mais l’une d’elles me paraît essentielle pour qui veut devenir écrivain. Notre monde hyper-connecté donne l’illusion qu’il faut faire partie de ce tout osmotique pour exister en tant qu’écrivain ((Je pense notamment à certaines polémiques, très vives en ce moment, opposant le monde numérique avec celui d’avant, le vieux monde, la vieille Europe… Éternelle ritournelle qui occupe la reslittera depuis que le langage existe – et la littérature pourtant volubile à ce sujet, de Platon à Derrida, n’y change rien…)). Endsen, et par d’autres égards, Pierre Cendors (et d’autres artistes), en s’effaçant pour laisser à l’œuvre toute sa place (Blanchot encore), sembleraient prendre le contrepied du sens de l’histoire… De grâce ! N’écrivons pas l’histoire avant qu’elle ne soit sortie de l’ornière de l’événement, avant qu’elle n’aie déjà eu lieu. Ayons l’air plus dégagé. La littérature n’est pas l’apanage de l’occident et du monde post-industriel. J’ai la conviction que des auteurs écrivent encore, en ce moment précis, sur des papyrus à l’ombre d’un sycomore. D’autres écrivent de magnifiques poèmes sur le sable balayé par les vagues. Certains n’écrivent même plus, occupés qu’ils sont à remonter leur temps intérieur à la recherche de peuples chamaniques… Le clinquant (encore lui), le visible qui monopolise hic et nunc l’attention du présent a toujours des allures d’étoiles filantes dans le ciel. Écrivez comme bon vous semble mais écrivez car ce qui reste ce sont ces mots que vous poserez. Ces mots qui vous abandonnerons quand ils prendront vie dans les yeux du lecteur.  Être auteur, créateur c’est avant tout être cette main discrète qui tient le stylo (ou le calame ou la tablette, peu importe), être auteur c’est être l’auteur invisible de l’indicible dit. C’est ce que fut, il me semble, Edsen et c’est pourquoi il est essentiel de rechercher maintenant l’intégralité de son œuvre disséminée.


Poursuivre le voyage…

 

5 Comments L’homme caché — Pierre Cendors

  1. De Litteris

    Ces mots sont les premiers que je lis ce matin… Douce impression que la journée sera bonne, traversée de littéraire, avec des plages de silence contemplatif.

    Très belle analyse (je m’en veux de n’avoir pas pensé moi-même au parallèle avec Rilke, qui me semble pourtant lumineuse évidence… j’avais davantage Kakfa et Rimbaud en tête, en rédigeant, la présence-absence de Blanchot et le mythe Pynchon), qui rend avec infiniment de justesse les différents tournants de ce beau labyrinthe.

    Merci de m’éveiller ainsi ; je lève ma tasse d’earl grey à ce bel article !

  2. Sébastien

    Merci, Julie, pour la lecture attentive. Sans doute impressionné par la densité de l’œuvre (je partage totalement ton sentiment quand tu dis que le mot qui revient le plus en parlant de Cendors c’est « dense »), j’ai eu vraiment du mal à écrire ce billet. Découvrir Cendors m’a fait l’effet de lire le livre dont j’avais toujours rêvé. Barthes dit quelque part, à propos de la bibliothèque, qu’elle offre toujours l’impression paradoxale d’offrir une multitude de livres sans jamais délivrer le livre qu’on recherche profondément, le livre espéré… Les livres de Cendors me font cet effet : avoir la certitude d’avoir trouvé un livre espéré.

    Je très content que cet auteur te plaise autant qu’à moi. Et je suis sûr que nous sommes deux (fort heureusement il y en a beaucoup d’autres, les admirateurs de Cendors sont aussi nombreux que cachés), maintenant, à espérer avec force la sortie de son prochain livre…

  3. De Litteris

    Je partage ton sentiment quant à la difficulté – et la nécessité !- d’écrire sur cette oeuvre : relisant ses livres, carnet à portée de main et stylo fébrile, je ne cesse de trouver de nouveaux passages labyrinthiques, difficiles à exprimer, à mettre « en forme » dans le cadre d’une critique. Tant et tant à dire ! Il y a de quoi écrire un livre en réponse !

    Mutuel, aussi, le sentiment d’attente du prochain… mais pour moi, il y a d’abord l’attente, de plus en plus impatiente, de deux opus que mon libraire peine à récupérer (Enfance soir et Chant runique du vide) : frustration !

  4. Eclats d'encre

    Bonjour,

    pour se procurer « Chant runique du vide » il vous suffit de commander soit sur le site des éditions http://www.eclatsdencre.com, soit normalement chez n’importe quel libraire avisé (ouvrage référencé sur Dilicom et Electre).
    Si problème, n’hésitez pas à me contacter !

    L’éditrice

  5. De Litteris

    Mon libraire a fini par résoudre le problème de commande (un carton long à arriver visiblement)… mais merci pour votre réactivité !

Ecrire dans les marges

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.