Le souvenir de personne – Cécile Fargue Schouler

Le souvenir de personne

Cécile Fargue Schouler
Editions Les penchants du roseau
Également publié aux éditions m@n
(2e livre élu par la communauté de M@n)

Le souvenir de personne, Cécile Fargue

La littérature ne sert à rien…

 Il est des moments, dans la vie de lecteur et d’écrivain (je subodore pour celui-là, ne me sentant pas écrivain) où le doute s’insinue plus ou moins fortement : et si tout ceci, la littérature, la musique, les arts, toutes ces choses immatérielles que l’on côtoie, collectionne, chérit, si tout ceci  ne servait à rien ? La littérature, en définitive, ne répond pas à un des besoins essentiels à la vie (ce qui peut s’avérer aussi complètement faux quand on songe à la place de la littérature dans les destins d’écorchés vifs de Woolf, de Tsvetaïeva, d’Artaud, etc.). Quand son pays est déchiré par la guerre, quand on crève la faim et qu’on se demande comment finir la fin du mois, quand le seul objectif de la journée est de trouver de quoi nourrir ses enfants, de ne pas mourir de froid, de trouver une place pour dormir… ce n’est pas d’abord à la littérature que l’on songe. La littérature donc : ne sert à rien. Vanité des vanités. Et puis on lit un livre qui soudain nous rappelle que la littérature ne sert à rien et que c’est cette absolue vacuité qui la rend indispensable. Vitale. Parce que, te racontant, elle me raconte, elle nous dit, à nous, ce à quoi on appartient, parce qu’elle est essentiellement liée à notre moi ontologique dans la reconnaissance de l’autre et à la formation d’une communauté — fût-elle inavouable, comme le soulignait Blanchot.

L’écriture et la littérature selon Blanchot, sont inséparables de l’être en commun et de la communication. L’écriture n’est pas pour Blanchot, un objet formel et fermé, ce n’est pas un objet esthétique ni autistique, mais l’écriture c’est le rapport d’adresse par lequel non seulement un moi s’adresse à un toi, mais par lequel il y a seulement un moi et un toi, un un et un autre et par lequel seulement il peut y avoir une solitude et un dehors de la solitude, une expression, ou pour reprendre le mot de Bataille une extase.

L’écrivain et le lecteur se font l’un l’autre, et se faisant l’un l’autre, ils se déplacent l’un l’autre  et ils se déplacent l’un par rapport à l’autre. Ils n’ont pas quelque chose à se communiquer, ils n’ont pas un message à se transmettre, ce qu’ils partagent, l’écrivain et le lecteur, c’est à dire aussi l’un et l’autre en général dans la communauté,  ce qu’ils partagent c’est la puissance et la passion de se communiquer et à ceux qui attendent de l’écriture en ce sens une signification déterminable et communicable.

Jean-Luc Nancy, La question de la communauté
(dans « Un siècle d’écrivains » (FR3): Maurice Blanchot)
Source : Remue.net

 La littérature comme puissance et passion de se communiquer. Dés l’avant-propos du Souvenir de personne le sentiment de cette puissance, de cette urgence (non dans le sens de la relation au temps — il lui a fallu quinze ans pour atteindre ce livre — mais dans celui d’une pression exercée qui demande à se libérer) est tout à fait palpable : « j’ai promis qu’un jour, le jour où je serai grande, je raconterai. […] Je suis venue vous parler. » Intransitif. Écrire, tel que M.D..

Cécile Fargues écrit pour redonner « un poids, une place » à celui qui, dans la mémoire collective, s’est dissout, s’est perdu dans la liste interminable de ces anonymes qui sont nos rencontres quotidiennes. Je trouve là, quelque part, est-ce la concomitance des titres ? la même démarche que dans W, ou le souvenir d’enfance de Perec de reconstituer, par des chemins différents, l’essentiel de ce qui nous a, toujours déjà, échappé. Plus encore : de ce que l’on a négligé, ignoré. Refoulé. La démarche consiste alors à retrouver, à remettre à sa juste « place » la pièce absente et néanmoins essentielle du puzzle que forme la communauté dans laquelle nous nous reconnaissons. Cette pièce, ce tu, c’est Sébastien, un adolescent retrouvé « mort vraisemblablement par overdose » un matin, dans les rue d’Angoulême. Un mort sous X (sous W aurait dit Perec). Une pièce négligée, un numéro dans un registre, une affaire classée dans la rubrique des faits divers. Mais qui nous raconte. Nous, l’humain. Par la voix de la narratrice.

Je n’aime pas le mot de témoignage parce qu’il y a cette idée d’à charge et à décharge, cette idée de transformer un être en étendard. Ce livre en est un. Mais il n’y a pas de héros, il y a beaucoup plus, il y a quelqu’un que vous n’avez jamais vu et à qui vous avez manqué.

La question du témoignage en ouverture du récit est essentielle. Et c’est ici que s’opère une divergence avec Perec : le rapport à la fiction. Perec, on l’a vu, noie le poisson, emmêle complètement son récit primordial dans une fiction alambiquée, elliptique, dans un labyrinthe de portes dont certaines n’ont pas de clef. Cécile Fargues de son côté aborde son sujet dans la matière brute de l’autobiographie : l’Avant-propos (adresse au lecteur) et la L’être ouverte (destinée à Sébastien) qui précèdent la partie narrative intitulée Fragments placent le récit dans une réalité factuelle et historique (avec une petite « hache »). Plus encore, le paratexte entier (il y a également un Épilogue) est le révélateur d’une certaine forme de vocation littéraire, un chemin possible — mais non recherché — sur la voie de l’écriture et de l’amour.

Ce matin, en me réveillant, j’ai trouvé sur la table juste à côté de mon lit une liasse de papiers réunis, agrafés, petit pavé blanc immaculés. Je l’ai pris. Il m’a fallu le tourner et le retourner plusieurs fois dans ma main, l’ouvrir, lire des mots au hasard, le refermer, le poser, le reprendre… pour le reconnaître enfin. Derrière son air définitif, il y avait Toi, moi, les mots que depuis des semaines je t’écris ici, l’amour qui ne s’en va jamais. Ils étaient soudain là, tous, dans ma main. C’était bien un livre, un vrai. Un que tu aurais pu toucher.. […] Et c’est comme si soudain t’était rendu tout ce qui t’avais été pris. Un poids, une place. Enfin.

p.117

En y repensant, le ton du récit est assez étrange : on pourrait penser que le récit se déroule avec une sorte de détachement, de distance, de pudeur. Il y a en effet un décalage entre la violence des scènes qui sont insupportables et la sensation d’une neutralité de ton dans lequel l’effroi, la colère auraient refusé de s’installer, définitivement. Cette distanciation n’a pas vocation d’objectiver le récit, d’en faire une approche clinique ou sociologique — comme il est de mode de restituer la sordidité ces derniers temps —  mais plutôt d’aborder son objet de la façon la plus digne, la plus respectueuse, la plus humaine (« ce sentiment soudain du vivant« ) de l’être qu’elle aime. Certaines scènes sont d’une violence inouïe qui nous assommerait, nous ferait quitter le livre, fermer les yeux, la conscience… mais qui, sous la plume de Cécile, restent lisibles. C’est-à-dire visibles. Ne pas détourner le regard du réel est proprement un fil conducteur du roman. Ne pas détourner le regard tout court : de l’amour, de la crasse, de la beauté fragile… Ne pas détourner le regard « à s’en fendre la rétine« . C’est qu’il en faut du… (je ne sais trouver le mot exact : courage, cran… paraissant trop faibles ; tout comme la narratrice ne sait trouver le son juste : « Ta bouche entrouverte, pas un cri ne sort de la mienne, tous les sons sont trop petits » p. 44) pour affronter du regard l’être aimé, un autre enfant, se faire prendre salement par des bêtes sauvages : « Et il est là, à présent, une moitié de sexe à la main qui force tes reins. Tu essaies de te relever, poings fermés, mais sur ta nuque sa main pèse. Les étoiles, elles, s’indiffèrent, pour cinquante balles, il te baise. » p.45).

Il y a de l’élégie (étymologiquement chant de mort) dans ce Paul et Virginie au pays de la came, de la crasse et de la prostitution. De l’élégie inverse pour reprendre un concept d’Emmanuel Hocquard.:

« 4 ter. L’élégie est un poème autobiographique.
5. L’élégie parle du passé.
6. Celui qui écrit des élégies est un poète élégiaque.
7. Il existe deux sortes de poètes élégiaques : les classiques et les inverses.
8. L’élégiaque inverse n’est pas le contraire de l’élégiaque classique.
9. L’élégiaque classique rumine son passé. L’élégiaque inverse le refait.
»

Emmanuel Hocquard, mai 1998
Cette histoire est la mienne / Petite dictionnaire autobiographique de l’élégie
Source : Centre international de poésie Marseille

Car là est une des forces de ce texte (qui a, d’un point de vue strictement littéraire et selon le propre aveu de l’auteur, des faiblesses) : cette histoire, pourtant brutale et crue ne tombe jamais dans le piège du pathétique, ne rumine pas moralement ou socialement cette histoire, ne pousse jamais à exprimer de la pitié par ce regard biaisé — et rétrospectif — qui voudrait attirer toutes les compassions du monde, en faire une sorte de mythologie esthétique postmoderne et urbaine de la déchéance ((Cécile Fargue, dans un entretien accordé à Christian Domec, nous apprend qu’un éditeur, ayant pignon sur rue, était intéressé par le manuscrit sous réserve d’en détailler le côté cru, sombre, sordide… Faire de cette histoire une banale proposition au voyeurisme marketé était le piège attendu qui aurait fait de ce livre un livre comme on en trouve tant dans les rayons. Et Cécile Fargue, soucieuse de restituer son histoire au-delà de toutes considérations commerciales a préféré se tourner vers un éditeur qui avait vraiment lu son histoire…)). La narratrice n’invoque pas une quelconque rédemption car il n’y a pas de faute, ne sert pas une quelconque morale car ce n’est pas une fable… Il y a seulement des destins qui se croisent, se décroisent. Il y a seulement quelqu’un a recréé de toutes pièces, quelqu’un à aimer, à tous les temps.

« Je suis notre descendance » dit-elle à Sébastien. Dépositaire d’une l’histoire qui a échappé à la mémoire collective, elle est le fruit qui, au présent, continue de semer ses graines.

Vous l’aurez compris, Le souvenir de personne est un livre d’amour, un livre bien vivant, un livre qui chante la vie, la vie telle qu’elle est et telle qu’elle ne doit pas nous échapper, fût-ce en notre souvenir.

 Tout en réfléchissant à l’élégie je me suis rappelé ce texte absolument saisissant de Michaux, texte dont je reparlerai, et qui dit au plus profond de la douleur l’amour et la déchirure de l’être aimé. J’aurais bien lu en filigrane un bout de ce texte au début d’un de ses chapitres (en tête desquels figurent des citations, très justes également, de Prévert, le poète préféré de Sébastien).

Riche d’un amour immérité, riche qui s’ignorait avec l’inconscience des possédants, j’ai perdu d’être aimé. Ma fortune a fondu en un jour.

Aride, ma vie reprend. Mais je ne me reviens pas. Mon corps demeure en ton corps délicieux et des antennes plumeuses en ma poitrine me font souffrir du vent du retrait. Celle qui n’est plus, prend, et son absence dévoratrice me mange et m’envahit.

Henri Michaux, Nous deux encore


 

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1 Comment Le souvenir de personne – Cécile Fargue Schouler

  1. Christian

    Merci Sébastien – le bien nommé !

    Nous avons bien lu le même livre, mais vous y apportez par votre critique singulière un éclairage – étrange comme ce mot ne sonne pas comme il le devrait, un « manière noire » devrais-je dire pour imager à l’aide de cette technique particulière de gravure où du noir va surgir les gris jusqu’à la clarté du blanc – qui nous offre une nouvelle réflexion, une de celles qu’un écrit peut provoquer.

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