Celle qui mangeait le riz froid, Moon Chung-hee

Celle qui mangeait le riz froid

Moon Chung-hee
Éditions Bruno Doucey
Traduit du coréen par Kim Hyun-ja
Préface de Michel Collot

CCelle qui mangeait le riz froid, Moon Chung-hee

 […] De nos jours avec tous les engins électroménagers de la cuisine
une minute sur le bouton suffit pour avoir le riz chaud
On n’a guère l’occasion de manger le riz froid
mais aujourd’hui je mange seule le riz froid
[…]
aujourd’hui relevant mon corps malade je mange le riz froid
D’après une légende le Ciel n’ayant pu envoyer un dieu dans chaque foyer

y aurait envoyé une mère pour le remplacer
Alors je la rencontre dans le riz froid que je mange seule
Aujourd’hui
je deviens le riz froid du monde

p. 83

Beaucoup de choses ont déjà été dites ces derniers mois depuis la publication, par les éditions Bruno Doucey, en septembre 2012 de Celle qui mangeait le riz froid de la poétesse coréenne Moon Chung-hee. La promotion du livre (deux articles parus dans Europe et Po&sie ainsi qu’une émission : Pas la peine de crier de Marie Richeux sur France culture) a permis de faire sortir de l’ombre, pour le public francophone, une poétesse largement reconnue dans son pays et le monde entier. Moon Chung-hee est née en 1947 à Boseong en Corée du Sud, exactement entre la fin de l’occupation du Japon et le début de la guerre fratricide qui divisera le pays en deux. Elle fait également partie de la première génération à réécrire en coréen (la langue coréenne fut interdite pendant les trente ans d’occupation japonaise). Autre élément important,  son père, grand propriétaire terrien et rationaliste lui offre une solide éducation bien qu’elle soit une fille (c’est l’auteur qui le précise) :  études qu’elle vivra aussi comme une déchirure (« j’étais nostalgique de mon pays natal et je n’en pouvais plus de la solitude« ). Pour panser les plaies de cette déchirure, elle commence à écrire.  « On disait que c’était ça la poésie« . Dés l’âge de 13 ans, sans le savoir, sans le vouloir, sans ambitionner d’en faire un métier, Moon Chung-hee est une poétesse. Elle écrit de plus en plus et ses poèmes rencontrent, au-delà de ses professeurs, un public grandissant, ses recueils sont récompensés. Il faut souligner que la poésie est encore à l’heure actuelle une activité très vivante en Corée du sud : le film Poetry de Lee Chang-Dong, qui eut un succès international en 2010, en est un révélateur.

Celle qui mangeait le riz froid n’est pas un recueil mais une anthologie parcourant 40 années d’écriture de la poétesse, depuis les année 70 jusqu’à nos jours. Bruno Doucey explique que cette anthologie, initialement prévue aux Éditions des femmes et découpée en unités thématiques sous un angle féminin/féministe, a été entièrement revue dans une perspective chronologique, pour en refaire une « anthologie personnelle » de Moon Chung-hee qui nous permet, nous qui la découvrons seulement, de parcourir  l’évolution d’une écriture et sa manière d’embrasser le monde.

Cette anthologie est traversée par de multiples tensions qui évoluent au fil du temps, prennent plus ou moins d’importance.

Le prosaïque au service de la poésie

Les poèmes de Moon Shung-hee prennent place dans la vie quotidienne et prosaïque. Ce n’est pas une nouveauté et c’est assez répandu si l’on considère  certains haïku ou les sôshi de Sei Shô­na­gon jusque parmi ses contemporains comme ce poème d’Eu Su-hwa :

Je photographie un lotus d’épine
Avec un appareil photo numérique
De trois millions de pixels.

Ce qui change, c’est que ce prosaïsme est celui qui entoure l’univers de la femme, en l’occurrence de la femme « au foyer » dans la société coréenne encore très patriarcale (mais quelle société ne l’est plus du tout ?) : les autels qui servent  souvent de décor à ses poèmes sont la cuisine, la chambre à coucher, l’hôpital, l’aéroport ; les activités : la vaisselle, le repassage, la cuisine, éplucher fruits et légumes, la toilette…  Ce sont les lieux et les tâches des servitudes quotidiennes, des banales vicissitudes d’où, il est vrai, il peut paraître difficile de trouver un quelconque sens, d’y voir apparaître une singulière beauté :  « En faisant la vaisselle pour laver simplement la vie quotidienne | je fais bouillir mon sang jeune« , p. 27. Moon Chung-lee fait surgir sens et beauté de ces inattendues temporalités dont on attend jamais rien, dont on subit avec exaspération l’aliénation quotidienne, la perte de temps récursive. Elle embrasse le monde dans sa réalité la plus prosaïque, la plus banale pour trouver ce qui, dans et à côté du plus bassement insignifiant, du plus trivial, peut nous toucher d’une subtile émotion ou d’un lyrisme grandiose. Telle une flèche qui ne reviendra jamais  : « Cependant on ne compare pas les mots à l’épée / mais à la flèche / car une fois utilisée, fichée quelque part / elle ne revient jamais » Chant de la flèche, p.115. Il y a une grandeur en nous, à côté de nous comme un monde parallèle dont on ignore le plus souvent l’existence et qui ne demande qu’à surgir, « comme un serpent sortant des touffes d’herbe dévore un quartier de lune« . Le poème intitulé Une journée sans titre est très révélateur de cette coexistence d’un monde parallèle qui disjoint entièrement le prosaïque (le corps — côté estomac, les servitudes…) et le poétique (le corps — côté érotisme, le rêve, les mots…).

Je me lève à l’aube et je prépare les gamelles des enfants
je lis distraitement le journal du matin
(comme un serpent sortant des touffes d’herbe dévore un quartier de lune
j’écrirai un poème intense)

p. 47

Le poème en tête de cet article et qui a donné son titre à l’anthologie est un véritable bijou de grâce dans un monde d’électroménagers. Il place haut la liberté de se sentir comme appartenant au monde (et non à son mari, à la société, à ses ancêtres…) : choisir de manger le riz froid pour devenir autre chose, autre une, pour rencontrer celle qui dans les foyers a été envoyée à la place d’un dieu : la mère ; et ce mangeant elle devient ce qu’elle mange : le riz froid du monde. C’est une flèche de lucidité qui touche le cœur enfouie du foyer, le cœur de la femme devenue mère devenue riz froid du monde dans une quintessence universelle. Mais c’est aussi, à rebours, la figure de la mère toute attentive à son foyer qui néglige pour elle-même de se réchauffer le riz froid, qui subit de plein fouet dans sa cuisine la solitude familiale.

Car il y a, de l’aveu de la poétesse, une revendication féministe qui sous-tend nombre de ses poèmes : la Déclaration de la fleur est à ce titre un manifeste : « Je me servirai de mon sexe à ma façon, comme je l’entends | J’empêcherai que l’Etat le contrôle ou que les ancêtres s’en mêlent | J’empêcherai qu’une idéologie y porte la main brutalement…« , p. 105. De ce fait, ses thèmes abordent des préoccupations du point de vue de la femme : la filiation (« Ô mon fils | Entre toi et moi | vit sans doute un dieu« , p. 30), le mariage, le mari (« c’est l’homme qui m’a appris le plus ce que c’est la guerre » p. 78), de la difficulté à être poétesse dans un univers masculin (« De toute façon je dois être une mauvaise poétesse« , p. 31), le rapport à son propre corps (« Pendant que ma poésie faisait concurrence au silence | tu rencontrais des mecs à ta guise | […] | Ô mon moulin, Ô mon temple », p. 77), la sexualité sans tabou (magnifique poème intitulé Thérèse lesbienne), le désir mais également la vie politique d’une manière générale, comme ce poème intitulé Le poète invité (p. 113).

Que ses textes soient marqués du sceau de révolte, de l’autodérision  — sa poésie est souvent pleine d’humour — ou simplement de l’émerveillement, le texte est charnu et palpable sous les doigts. Même au travers de la traduction (de Kim Hyun-ja, dont il faut souligner la qualité), les mots ont de l’épaisseur, nous sont familiers, égaux, généreux.  On est loin ici des « clichés »  d’une écriture asiatique dépouillée, vidée de l’inutile, d’une écriture désincarnée touchant du bout des doigts une supposée sagesse de quelques mots. Ce qui me plaît par dessus tout dans l’écriture de Moon Chung-lee c’est que, sans être absolument bavarde, elle a la consistance du quotidien, des légumes que l’on mange et qu’il faut bien éplucher — quitte à pleurer un peu — ;  c’est qu’elle s’épaissit de cette expérience essentielle et dont on ne peut faire l’économie : la vie de tous les jours. La vie matérielle ? « Être née et me laisser vieillir | cette chose est toute ma richesse », p. 129.

De ce fait, loin de l’abstraction, loin des considérations métapoétiques parfois trop lisibles des poètes contemporains, le lecteur se sent proche de ses interprétations, de ses lectures du quotidien.  Et qu’à bien mastiquer ses poèmes, je me suis senti moi-même — et pourtant homme, preuve que la poésie de Moon Chung-hee ne vise pas seulement un public de ménagères — devenir quelques grains de riz froid dans ma cuisine…

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1 Comment Celle qui mangeait le riz froid, Moon Chung-hee

  1. berce

    très bel article qui me donne envie moi aussi de prendre le temps de laisser refroidir le riz de mon quotidien. Je crois qu’il va me falloir lire ce livre! Berce

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