Le premier dieu — Emanuel Carnevali

Le premier dieu
et autres proses

Emanuel Carnevali
Traduit de l’italien et de l’anglais par Jacqueline Lavaud
Éditions La Baconnière

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Ce livre des éditions de la Baconnière, située à Genève, est le premier d’une série de trois ouvrages qui réunira les œuvres complètes d’un écrivain et poète passé inaperçu : Emanuel Carnevali. Ce premier ouvrage rassemble l’autobiographie de Carnevali, Il primo dio, ainsi que ses textes en prose, de nombreuses nouvelles. Trois témoignages clôturent le livre : ceux de William Carlos Williams, Sherwood Anderson et Robert Mc Almon. L’édition en elle-même est très soignée : une couverture en papier translucide imprimé qui laisse entrevoir, dans le fond, une photographie de l’auteur, jeune. Une belle préface d’Emidio Clementi (écrivain et fondateur du groupe Massimo Volume) parachève l’ouvrage.

Dans ma vie, il n’y avait rien eu de véritablement triomphal, ni dans l’ascension, ni dans la chute. L’une et l’autre étaient construites sur des fondations grises, l’une et l’autre étaient sur fond de misère. C’était par ma faute, car j’avais toujours affronté les gens avec une passion excessive, avec trop de violence. Certains s’en effrayaient, d’autres s’en irritaient.

p. 116

Emanuel Carnevali est un auteur italien né à la fin du 19e siècle, en 1897. Son enfance apparaît comme une série de déconvenues, de micro-cataclysmes  : il naît d’un couple déjà déchiré et séparé ; sa mère, morphinomane, meurt quand il n’a que 13 ans ; les rapports avec son père et son frère sont tumultueux ; il est renvoyé de l’internat à cause d’une « amitié trop appuyée » pour un camarade ; à 16 ans, en compagnie de son frère, il fuit l’Italie pour l’Amérique rêvée… Carnevali embrasse l’espoir de conquérir les États-Unis mais dés l’arrivée la désillusion le saisit :  « J’éprouvai une des plus grandes déceptions de ma misérable vie. Ces fameux gratte-ciel n’étaient rien d’autre que d’énormes boîtes se dressant devant nous…» Les déconvenues continuent : les boulots misérables, le froid, la faim qui creuse le ventre, les meublés poussiéreux qui représentent pour lui l’Amérique : le lieu inhabité, ce squatte permanent où le corps et l’esprit ne font que s’écorcher sur les meubles, sur la matérialité du monde…

Je suis à nouveau vagabond. Je loge en meublé. Dans une maison aux chambres meublées. Un domicile pour les sans-domicile, les orphelins, les putes, les maquereaux, les vieilles filles et les vieux garçons pauvres, les homosexuels, les jeunes dactylos qui ne s’en sortent pas, les serveurs et les portiers. Le foyer américain typique : le meublé. […] Dans un meublé on dépose régulièrement les souillures de son corps et de son cerveau — nul  vent ne pénètre pour les disperser –, la chambre est le composé de mes rebuts matériels et spirituels […] La chambre ne sait rien de ce qui est bon en moi. Elle ne peut donc me reconnaître et il m’est impossible d’être un héros ici. Je suis contraint d’être ce fou abject que ses yeux font de moi.

p. 178

Né trop tard pour être romantique et trop tôt pour faire partie de la beat génération ou pour être poète de rock’n’roll, Emanuel Carnevali est le poète qui n’arrive pas/plus à se définir dans un monde qu’il ne reconnait pas, une époque qu’il ne comprend plus, une langue qui n’est pas la sienne (son œuvre est essentiellement écrite en américain). Mû par une rage sans fond, par le désespoir de rester méconnu, Carnevali explore son explosion à travers son œuvre : son incapacité sociale, avec le travail mais aussi avec les amis, ses relations tumultueuses avec les femmes  qu’il préfère laides parce qu’elles ne peuvent pas le décevoir.

Il rentre tout de même dans la sphère littéraire par le biais de la « petite mais prestigieuse revue « Poetry », dirigée par Harriet Monroe » dans laquelle il publie des poèmes, des essais (et qu’il co-dirigera un temps). Il se fâche avec avec William Carlos Williams, ce qui donnera lieu à une joute d’articles croisés. Et puis, la maladie. On pense d’abord à la syphilis mais non, ce serait trop attendu : on lui diagnostique une encéphalite léthargique qui va le poursuivre toute sa vie.

De New-York, Carnevali a rallié Chicago où il rencontre Sarl Sandburg, Sherwood Anderson. Sa maladie l’oblige à se retirer loin de la ville… Il retentera quelques incursions littéraires (il co-dirige la revue Youth) avant de retourner en Italie en 1922, soit seulement huit ans après son arrivée.

De retour en Italie, ses amis américains gardent le contact avec lui et l’encouragent à écrire, l’aident à se soigner… En 1924, ses médecins lui annoncent qu’il n’a plus que trois ans à vivre… ce qui met en émoi ses amis qui commencent à recueillir ses écrits pour les publier en volume. En 1925, paraît à Paris, chez Contact Éditions dirigées par Robert Mc Almon, Hurried man, seul livre publié du vivant de l’auteur.

Il se lie d’amitié avec Ezra Pound qui lui commande des extraits de sa traduction en italien des Illuminations de Rimbaud, il lui traduit également le Cantos VIII. Mais il se brouille avec lui, l’année suivante, lui reprochant son attachement au fascisme…

En 1942, vingt ans après son retour en Italie, Carnevali meurt en s’étouffant avec un bout de pain. Il ne faut pas croire les médecins quand ils lancent des oracles.

Il faudra attendre 1978, 34 ans après sa mort, pour que paraissent enfin la traduction italienne du Premier Dieu, assurée (et sévèrement expurgée) par sa demi-sœur Maria Pia Canevali. Les éditions Arcane 17 publieront la seule traduction française en 1986.

La présente édition a fait un important travail de recherche pour réhabiliter l’œuvre originale (sa demi-sœur avait retiré toutes les allusions haineuses au père et à la religion) et j’avoue que j’ai hâte de lire les volumes suivants pour découvrir sa poésie.

La vie d’Emanuel Carnevali, très brièvement résumée ci-dessus, montre clairement le parcours d’une unsuccess story. Tout semble raté dans cette vie. L’enfance, l’émigration vers la terre promise, les amitiés, la vie amoureuse. Et l’histoire n’aime ni ne retient les échecs, ou alors il faut qu’ils soient suffisamment significatifs pour élever la personne à l’état de mythe. Mais Carnevali le dit : il n’est pas ce héros attendu par son époque. Carnevali n’est pas Shakespeare ni Rimbaud, ce n’est pas Bukowski, ni Miller, ni Kerouac.

Pourtant son écriture acérée, son lyrisme atrabilaire, sa noirceur désabusée montre une Amérique quelque peu différente, loin de l’angélisme matérialiste, une vision apocalyptique où une certaine forme de folie enterrerait toute forme d’art.

Je croyais qu’était venu pour les poètes le temps de la peste, le temps de la fin : la fin des chants, des odes, des poèmes, de toutes les vieilles sottises moisies. Pour les poètes qui, tels des moineaux désespérés, abandonnaient partout leurs excréments. J’étais dégoûté par les cœurs délicats que les poètes ostentent dans la paume de leurs mains, sanguinolents trophées de leur guerre avec la vie, qu’ils trament sur les autoroutes et les raccourcis de l’existence, en criant : « A l’aide, à l’aide ! », la bouche ensanglantée, bien qu’ils sachent parfaitement que nul ne les écoutera. (Qui diable écoute les poètes, sinon d’autres poètes ?) D’un côté gît le grand monde, de l’autre le petit poète, avec ses mots microscopiques ; le roi de la forme, le danseur infatigable.

p. 110

Ce désespoir dans le monde le pousse à réinventer une spiritualité dont il serait le centre absolu, « le Premier Dieu, le Dieu unique ». « Pour être un dieu, un vrai dieu, il fallait se saturer de choses simples : c’était la voie la plus commode pour atteindre la perfection de la divinité. » p. 111

C’est un livre essentiel qui nous rappelle que derrière toutes les success stories de la littérature il y a aussi des échecs terribles et que les raisons de ces déconvenues ne sont pas uniquement le fait d’une absence de talents, de chances… Les appuis dans le milieu ne peuvent accomplir de miracle (nombreux de ses amis, dont Ezra Pound ont défendu son œuvre). Il faut aussi rencontrer ses lecteurs. A l’époque, aucun éditeur (ou presque) n’a voulu parié sur Carnevali. Les éditions La Baconnière tentent maintenant de remédier à cette situation (dans la francophonie). Gageons qu’elles y réussissent !

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