Dans les dédales de la nouveauté !

« Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas! Et pourtant – je le dis en toute confiance – je sais que si rien ne se passait, il n’y aurait pas de temps passé, et si rien n’advenait, il n’y aurait pas d’avenir, et si rien n’existait, il n’y aurait pas de temps présent. »

Saint Augustin, Confessions, (vers 400), trad. E. Khodoss, livre XI, § XIV

Une réflexion qui m’est venue hier en parcourant les nimbes Ô combien gigantesque de la blogobulle littéraire.

Les rentrées littéraires sont des vagues gigantesques qui inondent le marché des lecteurs… Diable diantre ! marché des lecteurs ??? La littérature n’échapperait-elle pas à l’attraction mercantile de notre société dite moderne. La littérature a toujours été un marché. Les colporteurs de librairie de naguère et les éditeurs et libraires d’aujourd’hui ne démentent pas cet état de fait.

Outre la quantité littéraire on peut observer la « tendance » (comme le fait cet article de Fluctuat). Quelle attitude, quelle liberté de penser, de ressentir, peut adopter le lecteur face à l’immersion de l’appareil critique (et mercantile), face au flux gigantesque d’informations qu’abreuvent les maisons d’édition, face au système de la mode qui dirige inconsciemment nos désirs, les façonne (fashionne) et les stimule à souhait pour que s’exerce en nous le désir compulsif de possession (cqfd d’achat finalisé).

Je me rappelle Maurice Blanchot, cet auteur maintenant sans doute ô combien désuet et dépassé, qui dans l’Espace littéraire affirme que l’œuvre échappe à son auteur sitôt qu’elle est soumise au public. Que l’œuvre prenait en quelque sorte vie dés qu’elle entrait dans la sphère publique et que l’auteur s’en effaçait (sa célèbre mort de l’auteur)… Mais cela peut-être est-ce sans compter sur l’arsenal mis en branle par l’édition pour que l’œuvre n’échappe pas à son auteur, tout du moins à son éditeur. Arsenal qui comporte comme chacun sait son armée d’attachées de presse, ses colonnes blindées de critiques (ou de promoteurs), son parcours du combattant et ses passages médiatiques, ses victoires aux champs de bataille des concours incontournables pour étayer un succès garanti de l’œuvre et assurer la pérennité et la vie de son auteur. On est évidemment bien loin de s’interroger sur Qu’est-ce que la littérature, tout au plus met-on en action des règles de marketing de l’industrie culturelle et encore…

La blogosphère, dont on sait maintenant qu’elle est surveillée de très près par les unités marketing de toutes industries confondues (de la littérature au bricolage en passant par la taxidermie) pour repérer les leaders d’opinions qui feront les ventes de demain (ou les non ventes d’ailleurs si la critique est mauvaise), est maintenant éminemment impliquée dans ce processus de diffusion. Or si la télévision est tombée complètement dans le travers systématique de la publi-rédaction (de la promotion disent-ils, ça fait plus genre) par l’entremise des coproductions (lire par exemple sur la télé ce billet sur Point de vue) qui relient trop fortement l’arsenal critique de la télévision aux objets culturels dont elle serait sensée apportée un avis éclairé, les blogs doivent-ils subir le même sort ?

Cela fait réfléchir tout de même sur le rôle qu’on doit jouer, sur l’attitude (j’allais dire l’honnêteté intellectuelle) que l’on doit adopter quand on prend la parole publiquement en tant que blogueur. En tous les cas je me la pose maintenant, avant que d’aller plus loin dans ma démarche.

On blogue ce que l’on est ou ce qu’on voudrait qu’on croit qu’on est, une sorte de moi social et mythologique en somme. On exprime ses passions, on extériorise son introspection, on annote ses états d’esprit, ses coups de cœur, ses coups de blues, on bavarde aussi et puis on peut aussi délirer, mentir, jouer, s’enorgueillir, plagier, se faire plaisir… Le blogueur a une grande liberté puisque : 1. il est son propre rédac’chef (et de se fait soumis qu’à sa propre censure); 2. puisque les règles qui bornent la liberté d’expressions sont tout de même assez souples (même si on peut d’inquiéter d’une volonté de contrôle de plus en plus de la part de l’Etat) ; 3. il peut être soumis à la contradiction par le jeu des commentaires (mais dont il peut également à loisir censurer le flux) 4. etc.

Il a grande liberté, ce qui fait aussi qu’il a également une grande responsabilité dans ses choix éditoriaux. Je ne juge pas ici les choix éditoriaux de chacun car après tout chacun est libre d’emprunter les chemins qu’il lui semble bon de prendre dans son propre labyrinthe…

Moi mon labyrinthe je le voudrais un peu hors du temps, tout du moins éloigné du tumulte des turpitudes de l’immédiat, de la tendance, du « ça vient d’arriver c’est important »… Cela ne veut pas dire que je souhaite un labyrinthe musée, sorte de stèle à la gloire du passé, rendant hommage uniquement aux morts dans l’art, non. Le maître mot de mon labyrinthe est plutôt la liberté de conscience. Et pour tenter d’être libre de conscience, il faut s’arracher des systèmes dogmatiques multiples qui sont les nôtres tout en restant en éveil sur ce qu’il se passe. Et ne pas omettre l’errance, le vagabondage intellectuel qui est souvent le chemin des plus grandes découvertes. Aussi comme je l’ai fait, je ne m’interdirai pas de parler d’auteurs passés, de choses qui peuvent paraître désuètes et démodées au regard de notre vertigineuse spirale temporelle, mais je ne m’interdirai pas non plus de parler du présent et de l’actualité quand je le jugerai nécessaire.

Je me souviens d’une anecdote qui m’a marquée alors que je travaillais dans une bibliothèque : j’étais à la banque de prêt – en interface avec le public donc – et là une dame relativement âgée me demande une histoire romanesque… un truc un peu nouveau qui la surprenne. Une histoire romanesque, bien sûr il fallait entendre par là un roman, comme on dit si joliment, à l’eau de rose… mais un truc a l’eau de rose qui surprenne… alors là !?!?! Moi qui sortait fraîchement de ma licence de Lettres Modernes, un abîme ténébreux et sans fond se forma sous mes yeux… Une histoire romanesque… heu… – mon angoisse est perceptible sous les yeux soupçonneux de ma lectrice, une habituée des lieux, et dont, pétri de culpabilité, j’imaginais les pensées : « pffff… un nouveau qui n’y connait aux livres. Nous v’l’à bien ! » – Je cherche des yeux un titre qui pourrait m’inspirer. Il ne s’agit pas de balancer n’importe quoi : La lectrice me semble exigeante en la matière. Tout en parcourant des yeux les rayonnages, je me l’imagine en train de prendre le livre que je lui tends et de me questionner à son propos tout en parcourant la quatrième de couverture. Son impatience, je le sens, croît aussi proportionnellement que mon embarras (ô cauchemars que ces fois à l’école où interrogé sur une récitation, on bégaie, on cherche ses mots et on finit par avouer, les joues pourpres, le regard oblique, qu’on ne l’a pas apprise).

Et puis, d’un coup d’un seul, me vient une idée. Je lui dit soudainement : connaissez-vous Jane Austen. A l’époque par le truchement de Changement de décor de David Lodge et de Virginia Woolf, je m’étais penché sur l’auteure en question. Je n’en savais pas des choses très exhaustives mais suffisamment pour pouvoir en parler avec une certaine assurance.

Je sens que je pique là sa curiosité. Je file, d’un pas assuré à la lettre A – pourvu qu’il y en ait – et miracle mon regard tombe sur son nom… sur un gros ouvrage : Emma. Tout en parcourant avec elle la 4e, je lui vante alors les atouts et les charmes de Jane Austen, de la littérature anglaise… enfin bref ! ma lectrice est un peu dubitative… Une nouveauté du début du 19e siècle, sans doute qu’on ne lui a jamais faite celle-là… mais finalement je la convaincs d’essayer cette lecture.

Quelques jours plus tard, cette histoire m’était complètement sortie de l’esprit, voilà que ressurgit ma lectrice, le sourire au lèvres…

Ce n’est qu’une anecdote et ma lectrice aurait pu être complètement déçue par ce livre dont les critères d’écriture, il faut le souligner, sont aux antipodes de la littérature légère que recherchait cette personne. Mais elle a le don (oui parce qu’elle fait partie maintenant de ma mythologie) de me rappeler sans cesse le potentiel universel et hors le temps du livre, et par extension, du lecteur.


 

Lectures

  • Système de la Mode, Roland Barthes, Ed. du Seuil, 1967
  • L’espace littéraire ; Maurice BLANCHOT, éd. Gallimard, 1955
  • Changement de décor, David Lodge, Ed. Rivages Poche, 1991 (Changing Places, 1975 pour la première édition)
  • Emma, Jane Austen, Ed. 10/18, 1999

5 Comments Dans les dédales de la nouveauté !

  1. sylvie

    Trop drôle cette histoire. Je t’y vois comme si j’y étais… mais tu ne me l’avais jamais racontée celle-là !
    si tu continue tes billets vont paraitre sur couv.ill. en coul.

  2. Georges F.

    Je tombe par hasard sur votre blog, où je reviendrai. J’y découvre ce billet dont la première partie provoque chez moi une douloureuse empathie. Tout est dit et bien dit.
    Vous avez raison, je le crains – au moins en ce qui concerne ce mois de rentrée littéraire.

  3. Sébastien

    @ Georges Flipo
    C’est un constat : les rentrées littéraires sont souvent chargées et les oeuvres parfois loin de rentrer au panthéon de la mémoire littéraire.

    C’est la grande difficulté de l’art en général : nous sommes, nous dévoreurs d’objets culturels du temps présent, poussés sans cesse par une quête insensée – au moins Donquichottienne – d’être touchés par l’œuvre en train de naître que nous nous perdons dans les méandres du Maelström du temps présent (tourbillon attisé de surcroît par nos modes de communication instantanés)…

    Finalement la phrase d’Audeguy (voir au dessus) : « Les gouttes d’eau les plus ténues viennent à bout des roches les plus dures, si l’on veut considérer l’immensité du temps » convient parfaitement pour dire que l’œuvre doit avant tout sa place à l’immensité du temps.

  4. Sébastien

    @ Georges Flipo
    Rajout : je vais faire un lien sur votre blog… et me procurer vos dernières diableries ^^

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