Fils unique, Stéphane Audeguy

Fils unique

Stéphane Audeguy,
folio Gallimard, 2006

 Roman historique et picaresque

J’avais lu La théorie des nuages avec une sorte de délectation non contenue, dans le bonheur de trouver un auteur. J’avais suivi comme une ombre la terne Virginie Latour, rencontré avec elle cet excentrique couturier d’Akira Kumo… Comme elle je restais suspendu aux lèvres de cette Shéhérazade d’un genre nouveau et suivais avec passion les histoires enchevêtrées de Luke Howard et de Richard Abercombie. Le tout avec comme fil directeur et cotonneux de simples et extraordinaires nuages. Ce livre m’avait littéralement soufflé par son inventivité, certes, mais plus encore par ce pouvoir narratif qui s’exerce sur le lecteur, cette espèce de voix singulière qui exerce au fil de la lecture une étrangeté familière, quelque chose de proche et lointain comme un nuage et enfin qui donne ce rare sentiment qu’on ne veut plus quitter le livre, pour rien au monde.

C’est dire si j’abordais Fils Unique avec une grande crainte. Pourtant sans avoir rien lu sur lui, ni même la quatrième, je l’ai acheté cet été… sans l’entamer de suite. J’aime bien retarder parfois la lecture, savoir que le livre est là, ouvert à ma curiosité, disponible en quelque sorte. Parfois il m’arrive même de l’oublier, mais comme je le mets suffisamment en évidence pour qu’il se rappelle à moi, cela ne dure guère très longtemps. Ce corollaire amoureux du livre participe à me mettre aussi en position de gourmet face au livre, de désir du lire.

J’avoue que le début m’a totalement dérouté : je ne m’attendais pas du tout à un roman « historique » et picaresque écrit dans une langue tellement différente que celle de la Théorie, une langue pourtant très bien maîtrisée qui embrasse le XVIIIe siècle, en pastiche les pourtours sans tomber dans la lourde caricature. En même temps, force est de reconnaître que Stéphane Audeguy n’est pas un auteur à recette et qu’il joue dés son second roman à surprendre le lecteur avec un univers et un style totalement différent.

L’idée centrale donc est de suivre François Rousseau, frère « disparu » du célèbre Jean-Jacques, à peine évoqué dans les Confessions dudit Jean-Jacques qui, par la cruauté d’un désir œdipien, laisse son frère pour mort (jusque devant le notaire pour hériter sans partage) afin de devenir l’enfant unique de son père. Ce frère inconnu, protagoniste et narrateur du roman, va traverser le siècle, survivre à ce frère qui le nia, voir et vivre ce siècle des Lumières de l’autre côté de la lorgnette, grandir avec la science, se baigner dans le libertinage, assister de très près à la Révolution, à ses corollaires, ses mythes et ses dégénérescences les plus absconses, pour être au final un témoin privilégié au plus près de ce siècle des lumières.

Autobiographie apocryphe et picaresque, Stéphane Audeguy joue avec la frontière ténue qui sépare la fiction et l’Histoire, sa fiction et le livre des Confessions.

Le roman est dense en personnages brossés avec précision, fourmille d’anecdotes et d’histoires enchâssées dont je vous laisse la surprise…

Du libertinage

On assiste à l’éducation sexuelle et sentimentale de François qui, en bon libertin, goûte à tout ce qui peut apporter une jouissance : depuis sa mère et Saint Fonds qui lui donnent ses premiers émois sexuels ; à Denise, la paysanne avec qui il découvre que le clitoris est la « preuve irréfutable de l’inexistence de Dieu » (formule qui pourrait être un précepte du libertinage et sur lequel il veut fonder une philosophie) ; jusqu’à Sophie, la féministe révolutionnaire, avec qui il découvre à 86 ans pour la première fois la profondeur du sentiment amoureux. En parallèle son apprentissage de la science des mécanismes prend le même chemin libertin : d’abord horloger, il utilise ensuite ses connaissances pour inventer diverses machines à jouir qui font le bonheur de la société parisienne… Sa folie conceptrice le pousse à imaginer pouvoir créer un automate capable de foutre comme un homme : l’Hercule. Obligé d’user de supercherie (et oui le rêve démiurgique a ses limites) pour arriver à cette fin (par l’adjonction d’un nain bien membré caché dans l’automate), il finit à la Bastille où il passe 30 ans de sa vie pour libertinage… en compagnie du Marquis de Sade (ce qui donne l’occasion de scènes cocasses et truculentes) dont il sauvera, juste avant la destruction de la prison, le manuscrit des 120 Journées de Sodome.

Finalement ce qui m’a le plus touché c’est de voir finalement qu’avec un destin si complètement éloigné de son frère, François est au moins aussi philosophe que le Rousseau que nous connaissons tous. A cette différence près que la philosophie de François est plus pragmatique, plus prosaïque, qu’elle s’incarne dans les corps. Car pour juger les hommes, pour s’ériger en moraliste, il ne faut pas se contenter de les observer : il faut les côtoyer de près, se fondre et être en eux, et pas toujours avec ce qui les élève et les rend meilleurs. Et François, de ce point de vue, accomplit une immersion complète dans son siècle : bonne et mauvaise société, noblesse décadente, maison de correction, bourgeoisie dévote, bordel chic, la Bastille et son marquis de Sade, commerçant véreux, mouvement féministe révolutionnaire, hospice de la Salpêtrière… tout y passe. Ce qui permet également au lecteur de se faire une idée assez complète et assez crue du XVIIIe siècle : l’Histoire (avec un grand H) ici se bâtit avant tout avec les petites histoires des petites gens médiocres, elles-même alors balayées par la vague de fond que forment les événements de la grande Histoire.

La dernière partie, où l’on voit la décadence qui a suivi très rapidement la liesse révolutionnaire, est d’un pessimisme noir (« Je marchais sans but dans ces nuits parisiennes où il n’y avait plus que des citoyens ; et j’avais toutes les peines du monde à y reconnaître des hommes« ) : embrassant par amour la cause des suffragettes menée par Sophie (« Il fallait bien que je participasse à la Révolution si je voulais participer à la vie de cette femme-là« ), François qui a toujours été assez optimiste, tout du moins stoïque ou indifférent, va s’éveiller au milieu du cauchemar de la stupidité du peuple devenu souverain (« tous ces chiens haineux se réclamaient de toi, Jean-Jacques« ) et de la Terreur. La cause de la liberté des femmes étant perdue, lui et Sophie vont vouloir tenter d’améliorer la condition des prostituées parquées à la Salpêtrière puis à Bicêtre. Le traitement totalement inhumain des femmes vérolées qu’ils vont y découvrir les horrifie et les font renoncer. S’attaquant au problème à la racine leur club va s’occuper des prostituées avant qu’elles ne sombrent et finissent à l’Hospice. La prostitution devenant prohibée et Sophie gênante, une coterie est montée contre elle et elle finit par mourir dans un attentat…

Ces pages montrent un François beaucoup plus lucide, sur lequel le monde ne glisse plus aussi légèrement comme auparavant, lucide mais complètement désillusionné sur les notions qui lui sont les plus chères : la liberté, l’égalité. Il se décide alors à écrire ce récit : ce qu’il réalise « en six mois sans se relire » (contrairement sans doute à Audeguy).

Le roman finit là où il a commencé, par la procession qui emmène Jean-Jacques au Panthéon. François est décidé : ses restes iront nourrir la terre qui a connu son frère et le manuscrit sera enterré dans la première tombe de celui-ci et le récit s’achève par ces mots :

Les gouttes d’eau les plus ténues viennent à bout des roches les plus dures, si l’on veut considérer l’immensité du temps. J’ai fait ce que j’ai pu pour ajouter, avec douceur, au désordre de ce monde. Rira bien qui rira le dernier.

En un mot comme en mille, j’ai adoré ce roman. Plein d’ironie et de perspicacité, ce roman, qui fait véritablement œuvre de fiction, nous enrichit de sa voix.


Poursuivre ses lectures :

10 Comments Fils unique, Stéphane Audeguy

  1. ekwerkwe

    Superbe note de lecture!
    En fait, je préfère tes impressions à ce que tu racontes du roman. Ou, pour être plus claire, cela ne me donne pas envie de lire le roman pour ce qu’il raconte, mais pour ce que tu dis y avoir trouvé.
    Ceci dit, les derniers voyages à Paris et en Angleterre ont rempli mes étagères à un point critique, et je n’ajouterai pas celui-ci à leur charge déjà lourde. Je laisse au hasard l’occasion de me le jeter entre les mains!

  2. sylvie

    Très beau billet je confirme, qui donne envie de découvrir cet auteur que je n’ai pas lu…
    La Fraternité, c’est un thème cher à la littérature jeunesse…
    « J’en ai marre de mon petit frère », comment se débarrasser de son petit frère », « je ne veux pas de petit frère »,et du côté des petits, « les petits héritages », « mon grand frère le zombi »…
    Mais voilà que j’étale ma culture…Elle a quand même le mérite de me faire poser une question : François, c’est le grand ou le petit frère ?
    Plaisanteries à part, (la réponse m’intéresse quand même),je note ce livre, il va venir grossir ma lAL, qui va devenir le plus beau labyrinthe de mon blog….

  3. Sébastien

    @ekwerkwe
    Je suis content que tu y as trouvé intérêt. C’est vrai que je cherche encore mon ton, ma voix, mon chemin pour relater mon voyage dans le labyrinthe du livre. J’ai peur souvent d’être long, d’en dire trop (de mes impressions) ou pas assez (de l’oeuvre) et je tâtonne encore beaucoup pour rendre compte de mon errance de lecture. En ce qui concerne le poids des étagères, il ne faut pas trop charger cette mule déjà bien sollicitée en effet ! Il ne faut pas complexer car de toute façon, nous n’aurons pas assez de notre vie pour lire tous les livres (« La chair est triste, hélas! et j’ai lu tous les livres. – Fuir! là-bas fuir! Je sens que des oiseaux sont ivres – D’être parmi l’écume inconnue et les cieux! ») mais assez de temps j’espère pour ouvrir un tas de fenêtres depuis notre labyrinthe intérieur.

    @Sylvie
    Merci pour le compliment.
    Oui je ne l’ai pas précisé en effet : François est le frère aîné de Jean-Jacques (leur mère étant morte des suites des couches de ce dernier).

    C’est vrai, bizarrement, j’ai pensé à la liberté et l’égalité mais pas de la fraternité. J’avais fait un paragraphe (que je n’ai pas retenu car j’essaye de ne pas trop m’étaler, ce qui est souvent déjà raté) qui parlait de l’absence/présence de Jean-Jacques dans l’oeuvre qui est le pendant et le miroir de la présence/absence de François dans les confessions. Cela pose a priori la difficulté de concevoir la fraternité (on trouve moultes explications dans le domaine de la psychologie à ce sujet) et tu as raison de rappeler la prolixe littérature jeunesse sur cette thématique.

  4. cathe

    Merci Sébastien pour ton passage sur mon blog (à propos de Woody Allen, de plus tu es d’accord avec moi….)

    Ton blog est très intéressant. Et j’avais adoré ce roman d’Audéguy (merci pour le lien)

  5. Sébastien

    Merci Cathe. Tu es la bienvenue ici 🙂 Et j’aime bien moi aussi flâner sur tes routes de l’imaginaire…
    Pour Audeguy il faut aussi lire absolument le premier La théorie des nuages. Je l’adore celui là.

  6. BMR

    Dans le même genre, même si la plume est moins travaillé : la Vénus Anatomique de X. Meauméjean. Une autre uchronie à la croisée des chemins entre la SF de Jules Verne, les mousquetaires de Dumas (la première partie du bouquin à Paris), le docteur Frankenstein de Mary Shelley et les contes philosophiques de Wells ou Orwell (la seconde partie, dans un Berlin très sombre).

  7. Sébastien

    Merci de votre visite BMR. J’ai lu votre billet sur cette Vénus Anatomique… qui aurait pu en effet croiser François Rousseau.

    Votre suggestion tombe bien car des forces invisibles me poussent à lire du steampunk en ce moment, je mets donc ce titre dans ma longue liste, dans la foulée de quelques SF prévus prochainement.

Ecrire dans les marges

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.