Feue la salamandre

Puisqu’il s’agit d’explorer ces labyrinthes enlacés et de faire sortir, par la lucarne, les choses qui, enfouies dedans, doivent franchir l’opacité des ces murs sinueux, je vous livrerai, de temps à autre, quelques uns de mes écrits. C’est un exercice affreux sur la pudeur qui accompagne cette publication : je ne suis pas poète, loin de là, à peine un écrivaillon, et si mes acrobaties verbales parfois me donnent l’illusion d’être un funambule sur la ligne qui rompt la blancheur de la page, il ne s’en dégage pas moins le même vertige, la même trouille du vide, que lorsque je me penche à une fenêtre perchée au quatorzième étage.

Feue la salamandre est un recueil de textes poétiques écrits il y a déjà pas mal d’années (1998-2000 si ma mémoire est bonne). Ces textes devaient s’insérer dans un cadre beaucoup plus vaste, une sorte de roman inachevé dont je reprendrai peut-être plus tard l’écriture. Ces poèmes au départ dispersés et fragmentaires dans le roman, j’ai eu envie de les rassembler et de les soumettre ici, à la croisée de deux couloirs de cet immense dédale.

J’en publierai un par jour dans les jours à venir pour ménager le suspens (mais aussi parce que j’ai beaucoup de travail et de lectures).

Pour commencer, un extrait du roman qui servira aussi de contexte. Je vous le résume brièvement : Victor fuit précipitamment l’Europe et le bruit des bottes nazies pour les États-Unis, tandis qu’Irena, sa future fiancé, reste en France où, semble-t-il, elle disparaît dans un incendie. Cet extrait est une lettre d’amour que Victor, devenu écrivain et poète, adresse à son amour morte. Les poèmes du recueil qui suivront évidemment sont de lui.


 

Irena.
Ma reine sans couronne, cette charmante de la nuit que je m’inventais durant les nuits de pleine lune, quand la clarté dévore les rideaux ou quand le sang, affluant dans les tempes, tambourine sur l’oreiller. Cette silhouette noctambule que je rêvais d’apprivoiser comme on apprivoise un parfum sauvage, de thym ou de lauriers rose. Cette Irena.

Irena.
Pouvait-elle, cette proue altière d’un naVire fendu en deux, savoir que, sous l’océan brûlant, les vagues à l’envers sont plus cruelles encore que celles du dessus. Salamandre aux yeux humides, au jaune piquant, le sel aurait-il eu raison de toi plus que le feu ? Demande à l’océan.

Irena.
Nous étions des enfants. Et la nuit, pour nous, morcelait ses étoiles qui nous piquaient les yeux comme ces acidulés que nous gardions le plus longtemps possible sous la langue. Nos cris d’enfants rieurs répondaient bruyamment aux météorites pressées de nous surprendre. Et moi, déjà, je n’avais de cesse d’observer ces deux étoiles fixes, bleu métallique, tournées vers le ciel envoûté… Je fermai alors les yeux, pressai fortement mon bonbon contre mon palais pour mieux en avaler le miel, et je les rouvrais, ces yeux, sur l’espace étincelant, la nuit morcelaire.

On finit toujours par croquer un peu.

Irena.
Le nom n’est rien pour qui n’est plus qu’un nom, et pourtant il m’arrive, ce nom : Irena, de le tourner dans tout les sens, d’en défaire méticuleusement les plis comme on défroisse une chemise restée trop longtemps dans la valise. Je te décachette, Irena, tendrement : à la vapeur d’eau pour ne pas laisser de trace, pour me permettre d’entrer en douceur dans ton secret effort de ne rien laisser transparaître, pour lire et relire ce que tes doigts avaient posé, là, à droite de la ligne rouge et pâle, d’une écriture appliquée, effacée par des embruns, légèrement bu par le papier un peu grossier – tu arrachais toujours ces petites pages de cahier d’écolier, sans doute pour me signifier la violente déchirure que tu ressentais à me voir si loin, au-delà de l’eau.

La plage déserte de sable blanc fut pour moi la seule marge possible de mes annotations.

Alors, quand de ce secret, j’avais pris connaissance je refermais ton nom avec la même douceur, toujours aussi ignorant de ce que j’avais trouvé. Ainsi j’ouvrais et refermais sans cesse les cinq lettres qu’il me restait de toi, et jouais avec ces multiples sans jamais me lasser.

I.R.E.N.A.
Sont les cinq lettres qu’il me reste de toi.

Irena.
Ce nom m’inspire la colère, plaquée sur les joues et nouée dans mon ventre. Quelle rage me dévore !

Pas plus que toi-même.

Non.

On ne peut être dévorer plus que tu ne l’es.

Irena.
Sur l’arène de ce sable blanc et salé, n’y a-t-il pas cette réserve, ce silence répété, – la mer absente, toujours déjà dans le flux du désir d’un reflux ; et le soleil, sur le sable, ne grave-t-il pas quelque chose comme d’interminables cercles –­ le pouvoir du magnifique au service du minuscule : confrontation de l’improbable. L’écriture de la sécheresse : le tarir et le raturer ensemble réunis.

Voir l’éclat du soleil sur le mica et partir…
Voir l’éclat du soleil sur le mica et (re-)partir…

La vie de la vague. Folle.

Irena. Souvent tu te demandais s’il était possible de manger avec un loup sans être dans sa propre assiette, et disant cela, tu me regardais, le soupçon dans l’œil : je n’étais pas loup, Irena. Tu le sais maintenant…

A suivre…

Ecrire dans les marges

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