Des fleurs pour Algernon
Daniel Keyes
J’ai Lu, 2008
Traduit de l’américain par Georges H. Gallet
Flowers for Algernon,
1956 pour le novelette, 1966 pour le roman
Mais si l’on avait quelque bon sens, on se rappellerait que la vue peut être troublée de deux manières et pour deux causes : quand on passe de la lumière à l’obscurité, ou bien le contraire, de l’obscurité à la lumière. Si l’on réfléchissait que cela se produit de même pour l’âme, toutes les fois que l’on verrait l’une d’elles dans le trouble, incapable de distinguer quelque objet, on ne se mettrait pas sottement à rire ; on se demanderait plutôt si, faute d’accoutumance, elle ne se trouve pas aveuglée en arrivant d’un séjour plus lumineux, ou au contraire, si sortant d’une ignorance opaque vers la lumière de la connaissance, elle ne se trouve pas éblouie par des rayons trop éclatants pour elle. Dans le premier cas, on lui ferait des compliments pour sa façon de vivre et de sentir ; dans le second, on la plaindrait, et si l’on s’avisait de rire, ce serait avec plus d’indulgence qu’à l’égard de l’âme qui descendrait du séjour de la lumière.
PLATON, la République
C’est d’abord l’histoire d’une souris blanche, Algernon, un vulgaire cobaye de laboratoire qui subit une opération et un traitement visant à décupler ses facultés intellectuelles. C’est surtout l’histoire de Charlie Gordon, un idiot, un attardé mental, un simple d’esprit, comme on dit gentiment. Charlie partage son temps entre son « travail » à la boulangerie, où son oncle l’a placé avant de mourir, et les cours pour adultes attardés de Mrs Kinnian. Sa vie semble être à l’image de son sourire, béate : des amis, des rires, des bonheurs simples…
Afin de le rendre « un telijen », avec l’accord de sa famille, le Pr. Nemur et le Dr. Strauss vont lui appliquer ce même traitement pourtant encore au stade expérimental. C’est ainsi que les destins de ce garçon et de cette souris deviennent intimement liés. Algernon doit tous les jours résoudre des problèmes de plus en plus compliqués dans son labyrinthe pour obtenir son repas. Charlie, lui, doit lire, écouter une drôle de télé en s’endormant, et surtout écrire des compte-rendus détaillés sur ce qu’il pense, ressent, rêve… Ce roman rassemble l’ensemble de ses compte-rendus et retrace, de façon subjective, l’éveil très progressif d’une conscience endormie.
Ce parti pris narratif du journal intime est la clef de voûte de ce roman : il permet au lecteur de suivre au plus près l’évolution cognitive, psychologique, affective et émotionnelle de ce grand garçon de Charlie, et il devient difficile de ne pas ressentir pour lui une profonde sympathie.
Charlie évolue très vite, son orthographe témoigne en temps réel des progrès réalisés. Sa mémoire reconstitue également peu à peu le puzzle de sa vie dont les pièces mélangées et fragmentaires ne lui donnaient jusqu’à présent qu’une vision partielle et déformée.
La connaissance entraîne-t-elle le bonheur ? Qu’est-ce que l’intelligence ? L’intelligence seule suffit-elle à définir ontologiquement l’être humain ? Peut-on aimer l’autre si celui-ci est très différent ? Ce roman pose des questions philosophiques, anthropologiques et même scientifiques sans imposer de réponses purement didactiques mais en faisant réfléchir le lecteur/observateur de Charlie. Tout est en finesse dans ce roman, la psychologie des personnages, les non-dits, les souvenirs familiaux refoulés, etc.. On pourrait croire que Keyes ait la tentation de s’enfoncer dans un pathos grandement facilité par des situations assez tragiques, et pourtant non ! il esquive brillamment cet écueil, n’en fait jamais trop, ce qui justement émeut au plus juste le lecteur, et j’avoue que plus d’une fois j’ai été au bord des larmes.
Peu à peu le disciple dépasse le maître, Charlie éprouve de plus en plus de difficultés à comprendre et à supporter les autres, ces scientifiques qu’il rencontre à un congrès dont il est évidemment le clou du spectacle, ces scientifiques qu’il juge comme des imposteurs tant leurs connaissances sont cloisonnées, imparfaites. Cette « associabilité », née du décalage entre sa fulgurante progression cognitive et son inexpérience émotionnelle et affective, rend ses rapports à autrui de plus en plus difficiles. Ce que n’arrange pas non plus son statut de cobaye. Il se retrouve de l’autre côté du miroir mais son inadaptation reste inchangée : avec sa supériorité intellectuelle, il éprouve toujours les mêmes difficultés à communiquer, à comprendre et à être compris que lorsqu’il était idiot. C’est là une vision très pessimiste de Keyes qui souligne en quelque sorte ce fort cloisonnement entre les être humains dans la société selon leurs différences culturelles et intellectuelles : on peut s’aimer, certes, mais jamais être sur le même plan affectif et sentimental, comme si depuis deux compartiments on se regardait par une vitre. Une vision pessimiste qui se vérifie hélas quand on considère la difficulté d’établir de simples liens sociaux, affectifs, quand on est handicapé ou attardé mental ou simplement différent. En définitive, c’est la question de la différence qui est traitée au cœur de ce roman.
Son intelligence devient telle qu’il peut porter un regard scientifique et critique sur l’expérience qu’il a subit. Il se rend alors compte qu’il y a une faille dans le raisonnement des scientifiques qui l’entourent… une course contre la montre s’engage alors tandis que les facultés d’Algernon commencent à décroître.
Des Fleurs pour Algernon est souvent rangé dans le rayon SF, mais j’encourage tous ceux qui fuient ce genre à se précipiter sur ce roman qui, sur la base d’un postulat « anticipant » un progrès de la science (il n’y a vraiment que ce postulat qu’on pourrait qualifier de « science fiction »), aborde des questions philosophiques, épistémologiques mais surtout ontologiques avec une aisance et une simplicité déconcertante. Comme souvent il convient de relire l’incipit à la fin de la lecture, il devient tout simplement lumineux.
Ce livre je l’ai lu en 3e (c’est dire si ça remonte), c’est mon professeur de français de l’époque qui me l’avait prêté (c’était mon bibliothécaire personnel et attitré) et je me souviens qu’à l’époque j’avais adoré ce bouquin. Vingt ans ont passé et je suis toujours autant touché par cette histoire, tant par le contenu que par la manière labyrinthique dont elle se déploie dans l’imaginaire du lecteur.
Je l’avais adoré à peu près au même âge que toi et, bizarrement, quand j’ai essayé de le relire il y a quelques années, il m’est tombé des mains. Dès les premières pages, d’ailleurs. Pas forcément à cause de l’histoire – plutôt le style, je pense. Et je suis certaine que même si je me forçais à le relire (beurk, quelle horreur les lectures forcées), je n’y trouverais pas tant de choses, je ne serais pas aussi émue que toi. Tout en lui reconnaissant les mêmes qualités objectives, pourtant.
C’est étrange, cette distance, d’un ressenti à l’autre.
En tous cas, je comprends mieux pourquoi tu le considères comme nécessairement « labyrintique »…
Oui au niveau du style (de la traduction, je n’ai pas ton aptitude linguistique ^^) ça ne révolutionne pas le genre, c’est vrai (et pourtant je suis plutôt sourcilleux à ce sujet d’habitude). Cette lecture m’a ému aussi parce que j’ai ressenti des choses anciennes que j’avais perçues à l’époque. Y a des relectures qui provoquent des réminiscences étranges qui s’entrechoquent avec le présent… Mais j’ai un billet en préparation sur la relecture et pourquoi je trouve important de ne pas rechigner (sans se forcer cependant ^^) à relire un livre. Ce sera encore un billet labyrinthique je le crains…
Je dirais que je l’ai lu au même âge et je sais qu’il a été adapté récemment à la télé.