La Bibliothèque, la nuit — Alberto Manguel

La Bibliothèque, la nuit

Alberto Manguel
Actes Sud
Essai traduit de l’anglais par Christine Le Boeuf

La Bibliothèque, la nuit, Alberto Manguel

Certaines nuits, je rêve d’une bibliothèque entièrement anonyme dans laquelle les livres n’ont pas de titre et ne revendiquent aucun auteur, formant un courant narratif continu dans lequel tous les genres, tous les styles, toutes les histoire convergent, et tous les protagonistes et tous les lieux restent non identifiés, un  courant dans lequel je peux me plonger n’importe où. Dans une bibliothèque comme celle-là, le héros du Château partirait à bord du Pequod en quête du Saint-Graal, atterrirait sur une île déserte pour y réédifier la société à partir de fragments échoués contre ses ruines, parlerait de ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace et rappellerait, d’une façon terriblement détaillée, comment il se couchait de bonne heure. Dans une bibliothèque comme celle-là, il n’y aurait qu’un seul livre divisé en quelques milliers de volumes et, paix à Callimaque et à Dewey, pas de catalogue. pp.65-66

Comme le souligne le Matricule des Anges, il faudrait oser réinventer un genre pour qualifier ces nouveaux types d’essais qui allient avec brio l’érudition d’un encyclopédiste (plus de 80 illustrations et gravures ainsi qu’un énorme index agrémentent l’ouvrage) et la subjectivité assumée d’un homme passionné par son sujet ; la clarté et la précision d’un propos esthétique et l’errance d’un « je » dans le labyrinthique dédale de sa bibliothèque. Car A. Manguel, après un opus sur Une histoire de la lecture, nous livre ici autre chose qu’un de ces essais universitaires qui visent à observer de manière froide et scientifique l’objet de son étude. A mi-chemin entre l’essai savant et la rêverie, celle oscillant entre fascination esthétique et tentation mystique, comme le montre l’extrait ci-dessus.

Revenant sur l’expérience de sa propre bibliothèque, une vieille grange qu’il aménagea près de Châtellerault pour ranger ses 30 000 ouvrages, Manguel se penche sur des problématiques concrètes rencontrées : comment classer, comment ranger ? Comment agrandir à l’infini son espace ? Quelle forme pour la bibliothèque idéale ? Partant de sa bibliothèque il en arrive à la bibliothèque universelle, celle d’Alexandrie, de Montaigne, de Borges, des bibliothèques nationales, de la vôtre et de la mienne. Il aborde la bibliothèque sous toutes ses coutures, comme objet historique, depuis les premières bibliothèques sumériennes jusqu’à l’avènement de l’internet; comme objet idéologique qui peut se révéler source de progrès ou d’obscurantisme, comme lieu imaginaire et mystique. Le profusion et la pertinence des anecdotes éclairent cet ouvrage qui devient par la force des choses, plus qu’un essai philologique, un véritable conte qu’on prendrait plaisir à écouter au coin du feu, ou sur de moelleux coussins d’une bibliothèque (si si dans la bibliothèque jeunesse, il y en a !)…

On pourrait reprocher à l’auteur de ce livre, comme le fait Figoblog, de déballer des « tartes à la crème« , « des aprioris et une sacralisation mièvre et naïve de la bibliothèque et de l’objet livre« , de ne pas se pencher assez sur les enjeux de la bibliothèque numérique à venir, et bien d’autres choses encore de cet acabit, mais je crois que ce serait mal interprété ce livre. La Bibliothèque, la nuit n’aborde pas la bibliothèque, et ses pratiques attenantes, d’un point de vue bibliothéconomique, ni même politique ou universitaire. Manguel tente d’appréhender pour nous la bibliothèque imaginaire, intérieure, certes un peu galvaudée et désuète, mais c’est celle-ci qui, je pense, séduit et fascine le lecteur. On peut déshumaniser nos bibliothèques, les robotiser ou les réduire à l’état de binaire, je pense que le lecteur toujours réclamera d’elle qu’elle garde un côté mystérieux comme un sanctuaire sacré, comme un mausolée immense où toutes les connaissances et créations du monde sommeillent dans leur sarcophage, un lieu de désir du livre qui se révèle tout en restant voilé dans son rayonnage.

Chimère regrette qu’il n’ait pas parlé de la bibliothèque de Terry Pratchett gardée par un orang-outang, je regrette pour ma part qu’il n’ait pas évoqué Edmond Jabès, dont le livre est une des figures centrales de sa poésie, ni Roland Barthes pour le rapport désirant du lecteur au livre, ni de Nahman de Bratslav et sa conception mystique de la bibliothèque à trois étagères sur lesquels on trouve trois livres : le Livre « visible », le Livre brûlé et le Livre caché 1. Mais finalement cela reflète bien le propos sur la bibliothèque, car dans un texte, comme sur les rayonnages, il faut faire des choix arbitraires et l’essai total n’existe pas plus que la bibliothèque idéale.

S’il est indéniable que la meilleure figure pour représenter la bibliothèque est bien le labyrinthe, le bibliothécaire s’incarne en Dédale auquel on aurait, tel Sisyphe, donné la tâche infinie de monter des murs qui disparaîtraient derrière lui. La lecture est la véritable Ariane de ce labyrinthe, le catalogue, aussi complet soit-il, ne suffit pas à fournir au lecteur un fil conducteur suffisamment solide et sensé qui puisse le guider, car il n’y a qu’un livre pour mener à un autre livre (« Si un roman commence par une découverte, il doit se terminer par une recherche. » Penelope FITZGERALD, La Fleur Bleue, op. cité p. 295). Le lecteur ? Thésée à la recherche de cet auteur que l’on nomme Minotaure ?

Voilà, j’ai fini ce livre. Il faut maintenant que je le rende à la bibliothèque, et ça, j’avoue que j’ai toujours du mal quand j’ai aimé un livre. Pour me consoler je pense aux vers de René Char dans Qu’il vive :

Dans mon pays, on ne questionne pas un homme ému.
Il n’y a pas d’ombre maligne sur la barque chavirée.
Bonjour à peine est inconnu dans mon pays.
On emprunte que ce qui peut se rendre augmenté.

 La bibliothèque en feu de René Char, gravure de G. Braque


Poursuivre la lecture :

Notes :
1Le Livre Brûlé, Philosophie du Talmud, Martin-Alain Ouaknin, Seuil. Sur wikipédia un article sur Nahman de Bratslav. Retour

 

14 Comments La Bibliothèque, la nuit — Alberto Manguel

  1. ekwerkwe

    « il est indéniable que la meilleure figure pour représenter la bibliothèque est bien le labyrinthe », dis-tu.
    Tu es un vrai obsessionnel!
    🙂
    Je trouve que la comparaison avec la forêt est tout aussi pertinente (et tout aussi courante). Et puis le papier, c’est de la « forêt transformée ». Ca rajoute une couche de sens… Bon, il est vrai qu’a priori, la bibliothèque est, comme le labyrinthe, une construction (mentale), alors que la forêt est, fondamentalement, dans la spontanéité. En schématisant à la truelle. ok, un point pour toi. Enfin, un partout.

    (As-tu ouvert « La Cité »? non, pas le temps j’imagine ces derniers jours… Courage pour tout, et vivement le retour au calme.)

  2. Sébastien

    @Infolio
    Et moi des labyrinthes ^^ oui mais je suis comme toi. Par exemple l’idée de la bibliothèque et du volume disparu sur le rire d’Aristote dans le Nom de la Rose est ce qui m’a le plus séduit. Les romans parlent souvent des livres d’ailleurs.

    @Ekwe
    Je ne suis pas obsessionnel 🙂 Je ne fais que reprendre ce que beaucoup ont dit avant moi : Umberto Eco, Borges, Manguel… Tiens des latins d’ailleurs!

    La forêt est aussi un labyrinthe, alors va pour une forêt ! (ok je sors =>[]) Mais je t’assure je ne suis pas obsessionnel avec les labyrinthes, c’est juste qu’ici c’est le lieu pour en découvrir…

    Oui j’ai commencé la Cité, mais j’aurais plus le temps la semaine prochaine je pense. Ça me plait bien déjà ^^

    Tu as honte de quoi ? Je n’ai rien compris là !

  3. sylvie

    Ce livre va finir dans ma pal … je vais être précise : mercredi prochain!
    je ne sais pas si je le lirai pendant mes vacances de Noël, mais j’en ai le projet…
    à moins que je ne me lance, non sans crainte de m’y perdre dans son « l’Iliade et l’Odyssée »…mais je ne suis pas encore sure que ce dernier soit prêt à rejoindre cette sacrée pal avant les vacances…
    Ton article me donne envie de me plonger dans une bibliothèque la nuit… J’en suis très curieuse, mais j’ai quand même un peu peur d’attraper un bon mal de crane, surtout que pour ma part, la bibliothèque, et le labyrinthe…si on les rapproche, c’est surtout pour en faire des contraires… mais c’est une autre histoire…

  4. Sébastien

    Oui je pense qu’il te plaira. Il ne donne pas mal au crâne car vraiment il se lit comme une histoire érudite, certes, mais accessible. J’aurais bien aimé que tu développe ton idée de contraires (labyrinthe versus bibliothèque), cela m’aurait intéressé.

  5. InFolio

    la prochaine fois que je trouve un extrait parlant de labyrinthe quelque part, je penserai à toi et je te le transmettrai.
    Pour l’instant, je suis dans un sous-marin… faut que je revienne un peu en arrière, y’a un endroit où ils zigzaguent dans un dédale subaquatique, ça devrait te plaire…

  6. sylvie

    pour le développement, il faudrait que j’y travaille, mais l’idée, c’est qu’une bibliothèque est ordonnée pour qu’on ne s’y perde pas. Tout est recensé, classé, localisé de manière très pointue et dans l’objectif que tout le monde s’y retrouve, quelque soit son niveau de savoir… ce n’est pas vraiment le cas dans la construction du labyrinthe.
    Mais attention, je ne parle pas de bibliothèque intérieure, intime, de celles que les lecteurs rêvent dans leur tête, que les gros lecteurs s’amusent à construire du fond de l’âme, ni de celles des écrivains… Là, c’est sûr, on peut s’y perdre à loisir et même en avoir le vertige;)

  7. Ekwerkwe

    > Sylvie

    Je comprends ce que tu veux dire, mais je ne suis pas totalement d’accord avec toi. Pas que les bibliothécaires cherchent à égarer les lecteurs, non!! Même dans une bibliothèque publique bien ordonnée, il y a en général une architecture labyrinthique (les rayonnages), et de fameuses impasses de classement!
    Et puis, l’objectif d’un labyrinthe n’est pas forcément que l’on s’y perde, mais plutôt, souvent, que l’on y chemine. Et en ça, les bibliothèques publiques que l’on fréquente régulièrement sont aussi des extensions (pas uniquement géographiques) de nos bibliothèques intimes.

    My two cents.
    ^^

  8. Sébastien

    Manguel dit qu’en aucun cas un classement ne saurait être idéal, car classer un livre c’est forcément le situer subjectivement par rapport à d’autres (il cite de nombreux classements, par continent – celle de Levi-Strauss, par siècle, par genre, etc.). Une bibliothèque municipale évidemment répond à une norme collective (Dewey ou autre) et tâche en effet à perdre le moins possible son lecteur (c’est sa mission je te l’accorde) mais il n’empêche que le lecteur que je suis est parfois surpris de trouver certains livres à certains endroits. Le livre de Manguel est par exemple classer en 027 (bibliothéconomie). Un bibliothécaire qui tomberait sur cet ouvrage (comme Figoblog qui n’a pas aimé car ça ne répondait pas à la réalité économique, technique des bibliothèque d’aujourd’hui) pourra être déçu car ce n’est pas vraiment un ouvrage technique. On aurait pu aussi bien le classer en 060 (organisations générales et muséologie) voire en 120 (Connaissance, cause, finalité, l’homme) voire en philosophie ou en mysticisme ^^…

    Enfin le labyrinthe tel que je le conçois est vraiment d’ordre intérieur : Barthes (il faut que je retrouve l’article, c’est dans le bruissement de la langue je crois) dit que le lecteur dans une bibliothèque est dans le désir et la quête du Livre qu’il cherche et qu’en même temps il est toujours insatisfait de ne le jamais trouver dans la multitude. Et que c’est ce désir inassouvi qui en fait un chercheur insatiable. Cette recherche infinie dans la bibliothèque est pour moi la représentation du labyrinthe : on peut trouver des voies, des issues, mais on retarde toujours la sorties pour en trouver d’autres. Comme le rappelle Ekwe, le labyrinthe n’est pas tant pour perdre le lecteur que d’offrir à celui-ci l’occasion de cheminer (ce que permet moins je pense la recherche dans un catalogue numérique).

    Je renvoie à un autre labyrinthe, une bibliothèque d’ouvrages virtuels : Le Labyrinthe et à une interview de Christine Genin, l’auteur de ce labyrinthe sur Remue.net qui montre bien la frustration qu’on peut avoir face au classement académique des bibliothèque.

  9. InFolio

    la meilleure manière de ranger ses livres dans sa bibliothèque est celle qui permet de les retrouver 🙂 Après la manière de classer en elle-même importe peu !

  10. Georges F.

    Je devrais venir ici plus souvent : je tombe, bien tard, sur votre billet, et je le trouve remarquable. Le livre de Manguel doit l’être aussi. La couverture est, à elle seule, une passionnante histoire.

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