Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary — Philippe Doumenc

Contre-enquête
sur la mort d’Emma Bovary

Philippe Doumenc
Editions Actes Sud, Coll. Babel, 2007

Contre-enquête sur la mort d'Emma Bovary

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière. […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se plaçant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui seul une manière absolue de voir les choses.

G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852.

Du détournement en art

Tout d’abord (re-re-re)tordons le cou à certaines idées tenaces. La littérature et l’art en général sont faits pour être pillés, dévalisés, détournés, altérés, copiés, poursuivis, molestés. Toute l’histoire des idées marche sur ce principe, depuis l’antiquité. On copie, on prolonge, on détourne, on s’inspire, on nuance, on contredit le maître. Si, je ne le nie pas,  la conservation du patrimoine est essentielle et indispensable pour la transmission de notre identité d’humains, l’art n’a pas pour unique finalité de dégénérer dans un musée (ou une bibliothèque) pour le bon plaisir bourgeois d’être reluqué, possédé, Wolfang Laib - Cinq montagnes qu’on ne peut escaladercapitalisé, inventorié, estimé, marchandé. Ainsi, par exemple, je qualifie d’acte artistique et poétique celui Pierre Pinoncelli qui pisse dans la Fontaine de Duchamp avant de la briser. L’œuvre a une vie, et n’en déplaisent aux conservateurs de musée, elle peut aussi avoir une mort. A cet égard, j’aime beaucoup le travail de Wolfgang Laib qui réfléchit sur la notion d’œuvre et de temps et qui donne toujours beaucoup de mal aux conservateurs des musées pour garder l’intégrité de ses œuvres faites de pollen ou de lait, de matériaux biodégradables (mais je reparlerai je pense de cet artiste).  Pinoncelli, par son geste, désacralise le readymade en le réinvoquant pour ce qu’il est : un simple objet de manufacture. Changement d’époque, changement d’esprit. L’acte aurait sans doute plu à Duchamp, d’autant plus que le readymade est finalement plus une idée qu’un objet artistique en soi (enfin il l’est par la simple énonciation/désignation de l’artiste, mais l’essentiel réside dans l’idée et l’ironie de cette transgression). La répétition sans fin de la désignation par le readymade (l’oeuvre des continuateurs en somme) se termine par cet acte poétique de Pinnoncelli qui brise le modèle, interdisant par là l’acte de répétition stérile du même (cercle vicieux sans fin qui redit toujours le même), et le passage à autre chose. Continuité dans cet exemple par la destruction, plutôt radicale, mais continuité quand même.

Et en littérature il en va de même. Il n’y a pas de personnages, d’œuvres, de lieux, d’idées qui soient définitivement inviolables, perchés sur un piédestal inaccessible sans prise aucune au changement, à la dépossession, au pastiche, à l’interprétation. Bien sûr une œuvre reste une œuvre est sa qualité n’est pas, de facto, transmise par héritage depuis son modèle. Bien au contraire, elle doit être pertinente, intelligente, complémentaire, subversive… elle doit altérer son origine, jouer de contrepoint dans son discours, elle doit la surpasser dans son ambition intellectuelle, politique et esthétique.

Cette longue introduction pour dire que non, Emma Bovary n’est pas une vieille momie à conserver jalousement dans le musée de Flaubert et qu’il est courageux de la part de Philippe Doumenc de la faire revivre (bon pour mieux la tuer, mais ça c’est son autre histoire). N’en déplaisent aux conservateurs (et pourtant j’aime cette œuvre de Flaubert, lue et relue).

Contre-enquête en bovarie

La contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary, reprend l’œuvre exactement au moment de la mort d’Emma. Il s’agit d’une enquête menée sur l’origine de sa mort, ordonnée par le préfet suite à la découverte suspecte de traces minuscules sur son corps. L’œuvre est donc le rapport de cette enquête pas ordinaire sur un fait on ne peut plus ordinaire. On y retrouve tous les ingrédients du roman policiers, ingrédients frisant parfois la caricature : le vieux commissaire proche de la retraite, le jeune initié Remi (qui est le témoin et le rapporteur de l’histoire dans sa totalité), un médecin légiste, des dépositions, une enquête retirée par les autorités parce que trop dérangeante, 4 suspects, des faux et des vrais aveux, des mensonges, de l’adultères, de la décadence… Bref tous les éléments d’un bon policier. Et dans ce sens, il peut être simplement lu comme tel. Sans référence à l’œuvre de Flaubert.

Je repense à la phrase de Flaubert à Louise Colet (cf. incipit) : « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien ». Comme Flaubert, Doumenc lance une enquête sur une non-affaire, sur rien, ou si peu. Une femme, qui a englouti son patrimoine par des dettes inconsidérées, qui a été rejetée par ses amants, qui meurt suite à l’absorption d’arsenic, d’aucuns auraient conclu (et Flaubert le premier) au suicide. Mais non ! L’enquête doit avoir lieu. Même sur la base d’un presque malentendu. Toute histoire, toute enquête mérite d’être creusée afin d’en révéler la beauté (par le style) ou la vérité (par la confrontation des faits). Le choix du style et du ton, celui de l’enquête, neutre et plat, renoue évidemment avec celui de Flaubert, simple observateur, enquêteur sur le rien. On notera, parmi les pastiches du style  (car il  y quand même cette tentation, tant l’univers de Flaubert est intrinsèque à son style, cf. la citation) le recours à l’adverbe flaubertien, un long adverbe de manière, détaché en incise, comme un appendice inutile à la phrase.

Yonville, le départ de l'HirondelleC’est une œuvre vraiment plaisante lire, on y retrouve l’ambiance provinciale d’Yonville et de ses ‘charmants’ habitants, les amants d’Emma… On replonge avec délectation dans cet univers médi-ocre… On fouille, on creuse dans ces « sujets invisibles » et on y découvre la nature humaine, ses faiblesses, ses souffrances, ses mensonges… mais on ne découvre toujours pas ces mots qu’Emma « avait trouvé beaux dans les livres ». On croise un personnage nouveau, la fille du pharmacien Homais, jeune fille de seize ans qui s’éprend du jeune Remi et qui souffre des mêmes maux qu’Emma, dont ce besoin irrépressible de fuir Yonville et sa bêtise, de s’évader de cette prison. On veut croire un moment à la félicité avec Remi mais l’image se creuse, les sentiments se dégonflent en ne laissant qu’« un goût acide et tendre dans la bouche. »

Le dénouement est plutôt surprenant. Mais plus encore la postface, qui attaque directement l’oeuvre de Flaubert, lui faisant le procès (encore un !) d’avoir volontairement falsifié les faits, d’en avoir omis voire même d’en avoir inventés. De n’être qu’un falsificateur de la réalité. De cette falsification qui a trompé Emma jusqu’au tombeau ? Plutôt que les livres et leur univers déréalisant, n’est-ce pas plutôt la triste réalité d’Yonville la vraie coupable du meurtre d’Emma Bovary ?

Pourtant quand il [Remi] parlait du livre qu’un jour enfin il se décida à lire, il ne pouvait dissimuler – à regret – que certaines pages étaient belles. Dans le roman, Yonville et ses personnages resplendissent à jamais de l’éclat immortel de la bêtise. Mais surtout la figure centrale redevient Emma Bovary. Par instinct Flaubert l’a splendidement restituée, lui qui jamais ne l’a jamais rencontrée vivante, alors qu’Herville et Remi avaient eu au moins une sorte de contact indirect avec elle, l’un au bout de son scalpel, l’autre au travers d’une enquête plutôt fangeuse. Remi n’en était pas jaloux. Sa profession avait été de rechercher les circonstances de la mort de cette femme, celle de Flaubert de broder sur sa vie, en ce domaine un pauvre flic aura toujours tort : il n’a droit qu’à la stricte vérité des faits, alors que le romancier, lui, peut à loisir inventer, rêver – et mentir !

p. 186

Nota bene : je ne fais pas de lien vers d’autres billets, il y en a tellement qu’il ne sera pas difficile de les retrouver. De plus je ne voudrais oublier personne.

4 Comments Contre-enquête sur la mort d’Emma Bovary — Philippe Doumenc

  1. Berce

    Très bon billet, qui donne envie de lire autrement Emma Bovary et de mener sa propre enquête.
    l’art doit -il combler nos propres manques?
    Peut-être, certainement doit-il apporter d’autres possibles, d’autres consolations à nos vies.
    Berce.
    PS: novice en littérature, mais curieuse avant tout, j’aime visiter ce site et y découvrir des mondes que ma fainéantise a engloutie.

  2. sylvie

    Beaucoup lu de billets sur ce livre, c’est aussi le prix 2008 de biblioblog… mais toujours pas dans ma pal, ni dans ma lal…
    Il faut croire que décidément, alors que c’est sans aucun doute un livre à lire, je n’en ai pas envie en ce moment…
    Alors si j’ai bien compris Suzanne t’as proposé la solitude des nombres premiers ?

  3. Sébastien

    @Berce
    Oui tu as raison chaque livre (œuvre) mérite qu’on mène sa propre enquête… Nous pouvons lire les rapports des autres, digérer des enquêtes toutes faites dans des « Profils », rien ne remplace sa propre investigation, et surtout le plaisir de la mener, de découvrir de ci de là des indices, écouter les mensonges éhontés des personnages… Consolations je ne sais pas ! mais les possibles certainement oui.

    @Sylvie
    Il mérite bien un prix : c’est un livre intelligent, une brillante relecture de la « Bovary », une réflexion assez pertinente sur le rapport réalité/fiction qui, même si elle n’est pas neuve, est présentée ici sous un éclairage nouveau. Si tu veux rallonger ta lal je te le prête, il est dispo ^^
    Oui Suzanne m’a proposé de participer à l’opération (suite au message sur ton blog je suppose)… J’ai accepté, si je n’ai pas l’obligation de me transformer en blogueuse :p
    Il y aura donc un billet sur La solitude des nombres premiers que je vais intégrer dans mon ‘cycle’ sur le discours amoureux.

  4. sylvie

    quel programme! un cycle sur le discours amoureux…chouette!!
    merci pour la proposition, mais comme je le disais, je sais que c’est un livre à lire, « la contre enquête », mais je n’en ai pas envie…

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