Avertissement
Ce billet n’a pas pour vocation de faire découvrir La Diablada, une multitude de billets existe déjà dans ce but. Ce billet restitue une réflexion personnelle construite à la lecture de ces nouvelles, aussi, il se peut, inopinément que je dévoile l’intrigue de certaines d’entre elles. Cette lecture, évidemment, comme toutes les lectures, n’engage que son lecteur…
J’ai découvert La Diablada et son auteur Georges Flipo il y a quelques temps sur le blog de Sylvie. Comme bon nombre de blogueurs de la bulle « littéraire » je visite son blog, véritable curiosité venant de la part d’un auteur. Car Georges Flipo fait partie de ces « célébrités » plébiscitées par la blogosphère, de ces auteurs que l’on a l’impression de côtoyer au quotidien, comme si, d’une certaine manière, on savait pouvoir le rencontrer au marché ou dans le bistrot du coin. Là, il nous parle de lui (mais aussi des autres), de ses livres, de ses tribulations d’écrivain du 21e siècle, il joue avec une certaine verve à l’Auteur tout en saupoudrant ses propos d’une bonne dose d’auto-dérision et d’humour, il lit et répond aux commentaires, pas toujours de manière complaisante d’ailleurs, mais toujours avec sincérité, humour et humeur. Ceci donne une impression de familiarité, de proximité. On se dit que ce Flipo-là, on le connaît un peu !
En commençant La Diablada, je me suis donc dit que j’allais porter une attention toute particulière à cette lecture. Parce que, petit un, je « connais » l’auteur (je lui ai promis de le lire et d’en dire ce que j’en pense) et que cette « proximité » avec lui, même lointaine, me pousse à être davantage attentif, critique et honnête pour ne pas simplement flatter l’auteur dans le sens du poil (en a t-il vraiment besoin ?) mais bien d’en faire une lecture sincère, comme si je lisais n’importe quel auteur en fait (enfin presque!).
Petit deux, ce livre est un recueil de nouvelles, le premier opus qu’il a publié (je lirai son premier roman en second et son dernier roman en dernier, question de logique). A part quelques auteurs comme Borgès, A. E. Poe, J. Barnes, et quelques autres, je me rends compte que j’ai assez peu pratiqué ce genre que j’affectionne pourtant. Aussi, pour cette lecture, j’étais curieux de savoir comment on construit un recueil de nouvelles (ce qui revient également à découvrir la lecture de l’éditeur qui oriente des choix, fait des coupes sombres, etc.), comment on peut – ou ne peut pas – donner une unité, trouver un fil conducteur entre des univers, des personnages, des trames dramatiques différents. J’ai donc tenté d’en avoir une vision assez proche et lointaine. Et je trouvais cet exercice doublement intéressant d’autant que, selon l’aveu de l’auteur :
La faiblesse de la Diablada est aussi sa force : une certaine diversité d’univers. Des nouvelles dans le passé, ou dans l’enfance, d’autres en Amérique du Sud. […]
Cette diversité plaît (apparemment) aux lecteurs, mais c’est quand même une faiblesse : elle complique la tâche des médias et surtout des libraires (comment parler de nouvelles qui ont peu en commun ? ).
(Source : blog de Georges Flipo)
Chouette ! j’allais pouvoir chercher librement des poils sur les œufs en sachant que mon point de vue ne serait ni journalistique, ni commercial mais simplement celui d’un lecteur, stylo à la main.
J’ai donc lu La Diablada. Avec un intérêt croissant, je dois le dire. Le style de G. Flipo, pour ce premier opus, est plutôt économe et efficace : il n’est jamais le même d’une nouvelle à l’autre et tend à coller au mieux au narrateur et au mode de narration qui prend en charge le récit, et ça c’est un bonheur. Lire douze nouvelles sur le même ton, celui du présumé auteur, n’aurait évidemment aucun intérêt : autant écrire douze idées de scénario et s’en tenir à ça.
C’était une de mes craintes d’ailleurs. On a beau lutter contre ses préjugés, connaissant sa carrière de publicitaire, je redoutais que ses nouvelles puissent ressembler à des spots publicitaires : une image, une idée, un slogan. Mais ce que j’avais pu lire, par-ci , par-là au fil des billets était vérifié : il n’en est rien, G. Flipo est un auteur, un conteur. Il ne nous vend rien d’autre que l’illusion de vivre une histoire écrite et non l’idée d’une histoire.
Il est vrai que ses univers dans La Diablada sont variés, à des époques différentes, dans des lieux partagés entre la France et l’Amérique du Sud (pour laquelle il a une réelle affection). Les chutes sont parfois attendues (parce qu’un indice trop fort met le lecteur trop tôt sur la voie), mais elles sont pour la plupart surprenantes, pertinentes. Elles donnent souvent à réfléchir, à sourire, et elle suscitent souvent l’envie de relire la nouvelle au regard de ce nouvel éclairage.
Il parsème, juste ce qu’il faut, ses textes courts de détails qui sonnent plutôt justes : ici une page sur la nostalgie désargentée des argentins sous des airs de tangos (Journée libre), là le bruit de la pellicule qui en cassant fait un bruit si particulier (Le film cassé), ici encore les strates parfumées qui recèlent le mystère infini de la femme (Le parfum des profondeurs)… Ce sont souvent ces détails qui font la différence, surtout dans des textes aussi court où l’élan pour entraîner le lecteur dans un univers est très court. Dans cet exercice du triple saut, j’ai trouvé G. Flipo plutôt convaincant.
Les thèmes peuvent paraître très disparates cependant il y a, je trouve, deux questions qui sous-tendent quasiment l’ensemble du recueil : Pourquoi, à qui et comment on raconte des histoires ? En quoi raconter une histoire préfigure un pacte et une trahison entre le narrateur et son destinataire ? Aussi, tenant ce fil d’Ariane par un bout, je vais tenter de le suivre pour voir où il me conduit.
L’économie fabuleuse
— L’Avarice, attribution incertaine ; Journée libre
On peut vouloir raconter une histoire pour vendre, ou acheter, dans une perspective commerciale, pour conclure un échange économique : l’écrivain, comme l’antiquaire, comme Jesús le fabriquant de poupées, est toujours ce marchand d’histoires, ce commercial conteur qui dit : « Entrez donc ! », vous cherchez quelque chose ? ça tombe bien, j’ai quelque chose pour vous !
Dans ces deux nouvelles, des vendeurs, presque des bonimenteurs, des marchands de rêve, ont recours au conte pour vendre quelque chose. Mais par un subtil jeu narratif, ce n’est plus le produit vanté, avec talent par le vendeur/narrateur, qui devient l’objet de la vente mais bel et bien l’histoire et la part de rêve qui nimbent la marchandise. Cette dernière devient alors objet de désir, de fantasmes, de projection mentale sur l’écran blanc et vide de nos vies. Le désir initial est dévié : l’objet s’entoure d’une épaisseur charnelle, telle cette poupée que l’on voudrait chérir comme son enfant et qui, en retour, par un effet de superstition, nous protégerait du mauvais sort ; comme ce tableau dans lequel on se projette, et qui nous va si bien qu’on finit par lui ressembler. Est-ce que ce, finalement, ce marchand n’est pas la métaphore de l’écrivain/conteur ? Il y a bien de cette idée, en effet, car à moins de ne collectionner les livres que pour l’objet qu’ils représentent, le désir du livre se ramasse, se cristalise dans cette histoire et la manière dont elle est servie, dans ce contenant/contenu fantasmé qui l’auréole, dans cette économie fabuleuse qui lie l’écrivain à son lecteur.
Cet échange commercial peut aboutir à une sorte de pacte : dans L’Avarice, attribution incertaine, un couple, sans enfant, soucieux d’avoir l’air cultivé fait le plein, une fois par an, de sujets de conversations pédantes en allant se plonger dans la vie culturelle de Paris. Cette quête les conduit un jour devant une vitrine où est exposé un tableau, L’Avarice, qui attire mystérieusement leur attention. Le marchand alors intervient : l’histoire qu’il raconte à propos de ce tableau, selon laquelle l’attribution ‘génétique’ du tableau est incertaine et pourrait décupler sa valeur, finit de convaincre le couple de se déposséder de toute leur fortune pour l’acquérir. C’est qu’ils le convoitent maintenant follement, ce Graal de leur quête éperdue. Non seulement ils le veulent mais ce désir est une telle projection d’eux-mêmes et de leur quête orgueilleuse qu’ils finissent par vivre littéralement, picturalement, socialement ce tableau. Sans le savoir, ils passent un pacte avec le tableau et l’histoire qui diabolise sa valeur (« un tas d’or qui vaut moins ou beaucoup plus », p.22). Ce pacte, c’est toujours au fond celui qui unit le lecteur à sa lecture : le « pacte fabulant ((Antonio Rodriguez, Le Pacte Lyrique — Configuration discursive et interaction affective, Bruxelles, Mardaga, coll. » Philosophie et Langage « , 2003, 280 p.)) », celui qui institue « une mise en intrigue de l’agir humain », celui par lequel, par un effet de substitution, d’identification à l’un des personnages (ou un décor, une situation, une action, ce n’est pas toujours par le personnage que ce pacte se noue) le lecteur se projette dans le cœur du récit, par lequel il se regarde agir dans l’intrigue. Ainsi nous devenons nous-même, lecteurs, cet avare dans sa pauvre pièce étroite, et notre regard est sans cesse rivé sur l’or hypothétique et diabolique de l’histoire qui se déroule sous nos yeux. Et au fond, adopter cette posture ne revient-il pas à nourrir notre bonheur de lire ?
* * *
Ce pacte peut être brisé. Cette économie fabuleuse peut finir par être vécue comme une trahison, un mensonge.
C’est ce qu’il se passe dans Journée libre. Un couple de touristes en voyage à Buenos Aires se promène, oisif, dans la ville pendant leur Journée libre. Fuyant un couple rasoir, il entre dans la boutique d’un marchand/réparateur de poupées, Jesús. Celui-ci raconte sa propre histoire, comment il en est arrivé à réparer des poupées, comment il les materne… Puis il vient à parler de la poupée primordiale, celle qu’il fit de ses mains, son enfant à lui, sa fille adorée, celle qui, par magie, protège les voyageurs. Auréole de sainteté, superstition, désir du désir de l’autre, désert filial, il n’en faut pas plus pour que la femme désire ardemment cette poupée, qui n’est pas à vendre. Manipulant à son tour le discours de Jesús par le langage, usant de la faiblesse de son histoire (« Vous la tenez captive », p. 161) elle le convainc d’accorder à sa poupée l’émancipation qu’elle mérite, parce qu’un bon père, un jour, doit accepter de laisser partir sa fille. Il ne peut pas l’échanger contre de l’argent, ce ne serait pas moral. Qu’à cela ne tienne, ils dépensent une somme colossale en achetant autre chose : ainsi Jesús peut faire « don » à sa meilleure cliente de la poupée fabuleuse qui les protègera pour la suite de leur voyage. Le pacte semble scellé. Mais la réalité, celle qui nous fait prendre de la distance avec l’histoire, parce que quelque chose en dehors tente toujours de replacer notre attention sur la réalité crue, finit par ressurgir : ce n’est pas tant la poupée qu’ils ont achetée que « l’histoire qu’il [Jesús] invente au moment de la vendre » (p. 165). La trahison éclate, le pacte est rompu, le destin poursuit son chemin. Que s’est-il passé ? Comment n’a-t-on vu venir la supercherie ? Rappelons-nous la fable du Corbeau et le renard : tout flatteur vit au dépend de celui qui l’écoute. Flatter le flatteur, aussi, peut être retors : on peut croire partir avec avec un fromage et s’apercevoir qu’en fait ce n’était qu’un vulgaire bout de bois. La femme écoute, se laisse séduire par l’histoire de Jesús. Son combat s’échafaude uniquement sur ce présupposé, ce conte. Sans remise en question, puisque c’est le pacte. Sa stratégie s’appuie sur les arguments du conteur, elle entre dans le conte, en devient elle-même acteur et narrateur, elle participe de son plein gré au jeu du « Si on imaginait que… ». L’économie fabuleuse supplante la stratégie commerciale. Mais voilà, on revient victorieux avec son trophée et en rentrant on s’aperçoit qu’on n’a gagné que du vent, de l’ineffable. Parce qu’une histoire, ça finit toujours par finir.
L’objet qu’on croyait exclusivement en notre possession, parce lié à une histoire unique, ne l’est pas : on peut se sentir floué, roulé par ce langage qui nous entraîne à croire que nous sommes seuls à le posséder. C’est aussi ce que l’on peut ressentir en trouvant chez autrui un livre qu’on a aimé : mince alors ce livre est à moi, c’est à moi seul qu’on a raconté cette histoire ! On ressent alors profondément ce sentiment d’expropriation, de dépossession, de trahison funeste, et puis on finit par se rassurer : de toute façon, moi je l’ai reçue de manière unique, cette histoire. Et l’on raconte comment cette histoire, on l’a ressentie de manière unique.
Mais c’est ainsi, les histoires nous entraînent toujours, comme ce tango envoûtant et charmeur qui pourtant n’a de cesse de nous dire la vérité.
« Petite poupée de chiffon, que j’ai dévotement adorée, et tu feignais de m’aimer ! Mensonge, mensonge, pour toi pas de pardon !«
Mentira (1930), paroles de Celedonio Esteban Flores,
musique de Francisco Pratánico. infra p. 166
OUH MAZETTE! je me pose pas tant de questions devant une bonne nouvelle que je viens de lire avec plaisir…
Mais j’ai quand même lu ton billet avec intérêt et je lirai le second… à moins que tu n’en fasses trois ???
Ben je m’en pose pas toujours mais là j’avoue que vraiment en tirant sur un fil, toutes ces réflexions me sont venues, sans me forcer… alors oui un second voire un troisième post à suivre. L’exercice n’est pas trop dans ce qui se fait sur la blogosphère mais j’avoue que ça me fait du bien de me lâcher comme ça sur une œuvre.
Vous pouvez bien sûr rebondir si vous le souhaitez, j’aurais aimé en discuter un peu…