Le cep et la rose

Ici donc s’achève l’histoire racontée par Thomas. Cette histoire, il la dédie aux amants, aux pensifs et aux amoureux, à tous ceux qui brûlent du désir d’aimer, aux voluptueux et même aux pervers, enfin à tous ceux qui seront émus et touchés par ces vers. Je n’ai sans doute pas pu plaire à tout le monde mais j’ai tâché de donner le meilleur de moi-même tout en sauvegardant le fond de vérité comme je l’avais promis au début de mon récit.

J’ai mélangé récits et vers afin et de fournir une histoire mémorable tout en conservant la beauté de la légende. J’ai voulu, par là, que mon récit plaise aux amants et qu’ils puissent, d’une certaine manière toujours s’y retrouver et se souvenir d’eux-mêmes.

Puissent-ils y trouver une consolation contre l’inconstance, contre l’injustice, contre la peine et la souffrance, contre tous les pièges de l’amour. (( Tristan de Thomas, c’est moi qui traduis. ))

Illustration de Berce

« Je viens de terminer la lecture de Tristan et Iseut. Quelle fabuleuse histoire ! Oui je sais ! On retiendra surtout de moi l’image de la lectrice contemplative perdue dans ses rêveries fantasques et romanesques, des histoires de bals costumés, d’amants masqués et de robes à froufrous qui disparaissent dans la nuit. Mais c’est ainsi, on ne pense pas assez à écrire par avance sa vie pour la postérité. Puisque ma vie sera jugée sur mes actes et sur la rumeur qui en découle, la postérité retiendra de moi que je ne suis qu’une lectrice rêveuse, qu’une dévoreuse de livres qui glisse superficiellement à la surface des mots sans jamais s’engouffrer, sans jamais se noyer dans le corps liquide et limpide du texte, incapable d’en saisir le sens, sa troublante liqueur. C’est sans aucun doute ce que retiendrait mon biographe, si toutefois un biographe se donnait la peine d’écrire la médiocre destinée qui fut la mienne. Pourtant, est-ce ma faute si le sens semble à chaque fois s’écouler de mes mains, à chaque fois ruisseler entre mes doigts comme l’eau claire que l’on boit à même la fontaine ? On peut donner des coups d’épée dans l’eau mais on ne peut la saisir, l’appréhender pleinement des deux mains. Les livres, je les ai toujours frôlés, caressés, amoureusement. Comme on caresse de la soie, en fermant les yeux pour mieux ressentir la douceur de la trame, cette texture d’un autre monde, sous la pulpe des doigts. En laissant échapper un soupir.

J’ai lu et relu Tristan et Iseut avec la ferme intention de m’y noyer, de m’immerger totalement dans cette tragique histoire d’amour qui, finalement, je m’en rends bien compte, est à la littérature romanesque ce qu’Adam et Ève est à l’humanité : le mythe fondateur et créatif, le pourquoi d’un commencement. L’Eden duquel le Graal de la passion amoureuse s’est mystérieusement, et contre toute attente, échappé.

Oh ! Que je me sens gourde à parler de livres. Moi qui n’ai eu de cesse de vivre par eux, je me rends compte que, jusqu’à présent, je n’ai guère utilisé de mots pour faire vivre en moi ces livres que j’ai toujours adorés… j’ai toujours préféré m’entourer d’images d’Epinal et de rêveries flâneuses, lesquelles, sans un mot, m’entraînaient, me transportaient loin des pages d’où pourtant elles provenaient. Je veux, ici et maintenant, m’abandonner, au moins une fois, avant que n’expire mon dernier souffle, à cette folle envie de dire enfin, avec mes mots à moi, ce que je ressens d’un livre.

Cette histoire a d’abord réveillé en moi une autre histoire : celle de Thésée et d’Ariane. Le trouble et la confusion sont tels que, comme deux voiles observées en transparence dans la lumière du jour, j’en mélange encore complètement les motifs :

Tristan luttant contre le Minotaure qui réclame son tribut et terrorise les honnêtes gens ; Tristan tuant le dragon, à moins que ce ne fut une truie géante ; Tristan abandonné sur un frêle esquif à la dérive, à la rencontre de son destin ; Thésée tombant amoureux d’Iseut, nièce ou demi-sœur du Minotaure, à moins que ce ne fut l’inverse ; Iseut sauvant Thésée d’une mort annoncée en lui donnant une pelote de fil ; Tristan et Ariane fuyant le danger qui les guette ; Tristan abandonnant Ariane à son corps défendant ; la voile noire annoncée par erreur provoquant la mort de Tristan, qui disparaît dans la mer Egée… Il y a un fil ténu entre ces deux destins, une pelote qui se déroule et qui tisse une broderie inattendue, un surfilage léger unissant deux galons de tissus très différents mais qui s’ajustent parfaitement. Cette coïncidence ne peut être fortuite. Les Parques, ajusteuses de destins, sont toujours d’excellentes couturières.

Mais ce n’est pas le plus important, car c’est sans doute dans leurs différences fondamentales que je ressens l’essentiel de ces histoires d’amour : Thésée et Ariane ne boivent pas le philtre, Tristan et Iseut ne sont pas reliés par un fil. En apparence.

Pauvre Tristan ! Triste héros dont le sang n’a de cesse d’être souillé par le poison ! Que j’eusse aimé être celle qui, à maintes reprises, te soignât ! Combien j’ai rêvé te trouver, gisant, toi et tes humeurs pleines du venin qui ronge ton dernier souffle, toi faisant appel, désespéré, à l’âme qui sauvera la tienne ! Quelle joie j’eusse ressentie en te prodiguant, telle Iseut, amour et soin d’un même geste. Car on ne s’y trompe pas, si Iseut la Blonde maîtrise la science des herbes qui soignent, elle sait pertinemment que la caresse fébrile d’une bien-aimée, que le soupir aimant et le sourire qui console sont prompts à redonner force et vigueur à l’être aimé.  Et lui redonner la vie. L’amour, comme un souffle de vie qui efface les blessures les plus perfides et les plus profondes. Bien plus que n’importe quelle décoction de souci ou de sauge sclarée.

Ô Tristan ! Que j’eusse aimé qu’un homme m’aimât comme tu le fis pour elle, fut-il sous l’envoûtement d’un philtre d’Aphrodite, fut-il lépreux ou fut-il fou ! Que j’eusse aimé mourir de chagrin à tes côtés, m’emportant avec toi sous le regard supplicié d’Iseut aux Blanches Mains.

Que j’eusse aimé être cette Ariane qui te tendit le fil invisible qui la reliait à toi. Ce fil, qu’on ne nomme pas, qu’on ne voit pas dans le Roman et qui se nomme désir, appétit, fougue amoureuse, vertige du corps pour un autre corps, vestige de soi pour un autre que soi. Ce fil, c’est pour moi ce geste d’épancher sa soif inextinguible, en buvant, à même la coupe, la présence de l’être aimé, et de jouir de son essence,  non sous l’effet d’un philtre enchanté mais en dépit de ce charme non consenti. Ce lien, c’est se défaire du fil artificiel et ensorcelé pour retrouver l’originelle couture, la source de ce sentiment qui ruisselle en soi, cette résurgence secrète que l’amour sécrète. C’est boire le vin herbé en sachant que, quoiqu’il advienne, sa blanche magie n’a de réelle prise parce que les destins sont toujours déjà scellés par un fil d’or.

Quelle surprise ! Mes mots me viennent aisément, fluides et limpides. Aurais-je pu imaginer cela ? Aurais-je pu moi-même écrire ces images qui m’éloignaient loin des pages ? J’en doute. Et il est trop tard maintenant, hélas.

Ainsi, en relisant cette histoire, en la reliant à une autre, et puis une autre, j’ai fait une découverte fondamentale. Que ce philtre d’amour, absorbé par erreur, ne s’était pas seulement infiltré dans le corps et les humeurs des deux amants, mais que, par une magie obscure que je ne saurais expliquer, ce sortilège s’était secrètement, sournoisement infiltré dans toute la littérature, depuis leur histoire jusqu’à nos jours. Ainsi ce philtre, ce fil enchanté passait de roman en roman, de poème en poème, de chanson en chanson, parfois ténu et presque invisible, parfois ficelle grossière. Il distillait avec plus ou moins de parcimonie la beauté liquide de cet élixir, de ce fiel doux amer que condamne la morale : le désir infini fors le lien, fors le cercle, l’amour qui nous ravit malgré nous, grâce à nous, contre tous.  Cette beauté qui nous foudroie quand on aperçoit le sourire d’une passante, l’œil rêveur d’un promeneur, la main gracieuse d’une couturière, l’épaule nue du bûcheron… ces mille et un signes puisent leur pouvoir de séduction dans ce philtre primitif disséminé par les livres que les lecteurs, au bout de cette chaîne, boivent comme un vin de communion.

Mille et une fois j’ai bu ce breuvage sans savoir. Sans comprendre. Sans saisir la puissance de toute cette magie libérée… On ne dit jamais assez ce genre de choses aux jeunes filles, préférant mille fois leur parler de vertus, de protocoles, de conventions à respecter scrupuleusement, des atours qu’elles doivent porter en société, de leur maintien quand elles vont à la messe, de leur parler châtié dans les salons, mais jamais, au grand jamais on ne leur parle de la puissance du philtre originel, de ce désir sauvage du désir distillé dans le lecteur.

Je m’aperçois en me trompant dans l’orthographe que j’ai toujours confondu le filtre et le philtre. Toute ma vie, j’ai considéré les livres et leurs histoires comme des filtres de lecture, un moyen de chercher à faire correspondre la réalité aux modèles littéraires que je m’étais choisis. J’ai toujours pensé que c’était le seul moyen pour accéder au secret que recélaient les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui m’avaient paru si beaux dans les livres... Mais je me suis trompée. Cruellement.

Dans la réalité, ni Charles, ni Rodolphe, ni Léon, ces tristes héros, n’ont bu le philtre d’amour qui les lierait à moi et qui m’apporterait cet idéal, ce lien invisible et indéfectible. Et moi, ignorante du philtre qui me gouvernait, j’ai vécu malheureuse, je n’ai fait que courir après des images filtrées qui ne correspondaient pas au réel désir qui m’habitait. Ce désir fou de désir, il eut peut-être fallu simplement que je l’écrive.

Je l’ai bu. Maintenant, j’ai bu le philtre qui va me libérer et m’emmener vers la félicité. Et encore une fois, je suis seule à l’avoir bu. Il m’en remonte pour le moment un goût très âcre dans la bouche.

Je repense à la légende qui veut que sur les tombes des éternels amants repoussent sans cesse un cep et un rosier enlacés. Qu’on les coupe, qu’on les brûle, toujours le végétal pousse à nouveau dans la nuit et relie les tombes de Tristan et Iseut à jamais. Quelle image magnifique !

Il se peut que Charles meure de chagrin pour moi. J’en doute, mais ce que je sais, c’est que sur nos tombes, tôt ou tard, poussera un infâme liseron qu’il faudra régulièrement désherber. » ((Paru pour la première fois sur Fanes de carottes))

Yonville, 24 mars 1846
Emma B.

* * *

« Avant qu’elle se mariât, elle avait cru avoir de l’amour ; mais le bonheur qui aurait dû résulter de cet amour n’étant pas venu, il fallait qu’elle se fût trompée, songeait-elle. Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. »

Madame Bovary, G. Flaubert, chap. 5

Ecrire dans les marges

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