Perceval
Ou le Roman du Graal
Chrétien de Troyes
Folio Gallimard
A la mémoire de Philippe Vercaemer,
qui fut le troubadour de mes cours de littérature médiévale
Jamais silence, jamais sidération, jamais trois gouttes de sang n’auront jamais fait couler autant d’encre rouge et noir… Décidément Chrétien de Troyes, dont je vous ai déjà parlé, figure parmi les plus grands instigateurs des mythes littéraires occidentaux, lui qui écrit en incipit de Perceval :
Qui sème peu récolte peu, et qui veut faire une belle récolte doit planter sa semence en un lieu propre à la lui rendre au centuple. Car en terre qui ne vaut rien, la semence sèche et meurt. Chrétien plante et sème un roman qu’il commence, et il le sème en un si bon lieu qu’il ne pourra pas ne pas lui rapporter beaucoup.
Qui petit seme, petit quialt, / Et qui auques recoillir vialt, / An tel leu sa semance espande / Que fruit a cent dobles li rande ; / Car an terre qui rien ne vaut / Bone semance i seche et faut. / Crestïens seme et fet semance / D’un romans que il ancomance / Et si le seme an si bon leu / Qu’il ne puet estre sanz grant preu.
De quoi s’agit-il ? De Perceval cette fois ! L’épisode se passe au moment où il est sur le point de rencontrer la cour du Roi Arthur qui va le faire chevalier. Soudain un vol d’oies sauvages pourchassées par un faucon. Le faucon en blesse une, qui tombe. Celle-ci, visiblement blessée, parvient quand même à s’échapper en laissant derrière elle, sur la surface blanche et poudrée de la neige, trois gouttes de sang.
La gente fu ferue el col,
si seinna III gotes de sanc
qui espandirent sor le blanc,
si sanbla natural color.
La gente n’a mal ne dolor
qu’ancontre terre la tenist
tant que il a tans i venist ;
ele s’an fu ençois volee,
et Percevax vit defolee
la noif qui soz la gente jut,
et le sanc qui ancor parut.
Si s’apoia desor sa lance
por esgarder cele sanblance,
que li sans et la nois ansanble
la fresche color li resanble
qui est an la face s’amie,
et panse tant que il s’oblie.
Ausins estoit, an son avis,
Li vermauz sor le blanc asis
come le gotes de sanc furent
qui desor le blanc aparurent.
An l’esgarder que il feisoit
li ert avis, tant li pleisoit,
qu’il veïst la color novele
de la face s’amie bele.
Percevax sor les gotes muse
tote la matinee et use
tant que hors des tantes issirent
escuier qui muser le virent
et cuiderent qu’il somellast.
L’oie avait été atteinte au cou et elle perdit trois gouttes de sang qui se répandirent sur la neige blanche, telle une couleur naturelle.
Elle n’avait pas été blessée au point de rester à terre et de laisser à Perceval le temps d’arriver jusqu’à elle.
Elle avait donc repris son vol et Perceval ne vit que la neige foulée, là où l’oie s’était abattue, et le sang qui apparaissait encore.
Il prit appui sur sa lance et contempla la ressemblance qu’il y découvrait : le sang uni à la neige lui rappelle le teint frais du visage de son amie, et, tout à cette pensée, il s’en oublie lui-même.
Sur son visage, pense-t-il, le rouge se détache sur le blanc exactement comme le font les gouttes de sang sur le blanc de la neige.
Plongé dans sa contemplation, il croit vraiment voir, tant il y prend plaisir, les fraîches couleurs du visage de son amie qui est si belle. Perceval passa tout le petit matin à rêver sur ces gouttes de sang, jusqu’au moment où sortirent des tentes des écuyers qui, en le voyant ainsi perdu dans sa rêverie, crurent qu’il sommeillait.Traduction J. Ribard.
Le Conte du Graal, éd. Honoré Champion
Trois gouttes de sang
La scène est presque d’une banalité déconcertante. Le motif des trois gouttes de sang est d’une charge symbolique assez maigre (bien sûr les continuateurs chrétiens de Chrétien de Troyes y verront le sang du Christ tombé de la lance de Joseph D’Arimathie mais tel n’est pas le sujet de la sidération de notre chevalier). L’analogie chromatique (contraste sang/neige contre les couleurs du visage de son amie, Blanchefleur) un peu forcée… Mais qu’est-ce donc qui captive aussi intensément le regard de Perceval au point qu’il s’en oublie lui-même ? C’est tout le mystère, le Graal de cette scène. Un Quignard voit dans ce pensif un être parvenu au bord du langage, au bout du mot qui reste interdit au bout de la langue, de ce langage qui ne parvient plus à jaillir face au vide, au réel éblouissant qui suit l’instant de cette prédation ((Je renvoie à cette étude excellente trouvée totalement par hasard sur le web « Le pensif et l’écriture littéraire: Perceval chez Pascal Quignard » de Cristina Álvares)).
Roland Barthes, sans aucun doute, y décèlerait l’origine du punctum de l’image, ce détail poignant qui vient transpercer et piquer au vif le regardant. Relisons sa définition du punctum :
Le second élément vient casser (ou scander) le studium. Cette fois, ce n’est pas moi qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium), c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. Un mot existe en latin pour désigner cette blessure, cette piqûre, cette marque faite par un instrument pointu ; ce mot m’irait d’autant mieux qu’il renvoie aussi à l’idée de ponctuation et que les photos dont je parle sont en effet comme ponctuées, parfois même mouchetées, de ces points sensibles ; précisément, ces marques, ces blessures sont des points. Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc le punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).
Roland Barthes, La Chambre claire,
Garnier-Flammarion, pp. 48 – 49
Quelle étrange résonance entre cette définition, ces mots choisis au XXe siècle et ceux qui décrivent cette scène mythique huit siècles plus tôt. Il y aurait la pointe hasardeuse d’un événement marquant qui frapperait Perceval, des petites tâches de sang, comme des points sensibles, qui toucheraient le cœur innocent (rappelons que l’innocence est un des traits principaux de Perceval) du preux chevalier. De là à l’épiphanie Joycienne (ou à la madeleine proustienne) il n’y a qu’un pas !
donc blanchefleur n’est qu’un fantasme pour Perceval?