Le bonheur, c’est tout petit — trois vues sur le bonheur

Le bonheur,
c’est tout petit

Le bonheur, c’est tout petit,
Si petit que parfois on ne le voit pas,
Alors on cherche, on cherche partout.
Il est là, dans l’arbre qui chante dans le vent,

L’oiseau le crie dans le ciel,
La rivière le murmure,
Le ruisseau le chuchote,
Le soleil, la goutte de pluie le disent.

Tu peux le voir là, dans le regard de l’enfant,
Le pain que l’on rompt et que l’on partage,
La main que l’on tend.
Le bonheur, c’est tout petit,
Si petit que parfois on ne le voit pas,

Et on le cherche dans le béton, l’acier,
La fortune,
Mais le bonheur n’y est pas,
Ni dans l’aisance ni dans le confort.

On veut se le construire mais il est là,
À côté de nous, et on passe sans le voir,
Car le bonheur est tout petit.

Il ne se cache pas,
C’est là son secret.

Il est là, près de nous
Et parfois en nous. ((Le texte qui suit, avec ce qu’il comporte de naïveté (en ce sens qu’il dit une chose simple et tellement évidente qu’on l’oublie, la prenant pour acquise) et finalement de sagesse a été lu par mon meilleur ami Mathias à l’occasion du mariage de son frère.))

Auteur anonyme

Titillatio-laetitia-gaudium :
Plaisir-joie-bonheur/épanouissement/satisfaction

On trouve dans le texte latin de l’Éthique (part. III, prop. 11, sc. 1, et prop. 18, sc. 2) la gradation descendante suivante : gaudium, laetitia et titillatio. Ce dernier vocable, que Spinoza assimile à l’hilaritas (avec le sens d’allégresse), correspond chez Descartes au « chatouillement des sens », dont il dit qu’il « est suivi de si près par la joie […] que la plupart des hommes ne les distinguent point » (Passions de l’âme, § 94). Or, les Allemands, pour lesquels, selon le Wörterbuch de Ritter, die Lust désigne non le simple sentiment de plaisir, mais plutôt celui de joie, traduisent aussi par ce mot de Lust la laetitia spinoziste, tandis qu’ils rendent le mot, plus fort, de gaudium par Freude.

L'Escarpolette - Fragonard

De leur côté, les Français traduisent généralement laetitia par le mot cartésien de «  joie » et titillatio par « plaisir » et, plus précisément, « plaisir local » ou « chatouillement ». Mais il leur est alors plus difficile de rendre gaudium : C. Appuhn opte pour « épanouissement » et R. Misrahi pour « contentement », de même que R. Caillois et B. Pautrat, tandis que P. Macherey, qui y voit une « passion joyeuse », préfère « satisfaction ». Le problème pour les traducteurs allemands, qui ont pu rendre de façon satisfaisante laetitia/gaudium par Lust/Freude est donc de traduire le terme inférieur de la gradation, titillatio, tandis qu’en français, si l’on estime avoir traduit correctement titillatio par « plaisir » et laetitia par « joie », on semble manquer de ressources pour gaudium ((C’est moi qui souligne)).

Charles Baladier, Robert 2003, infra 5

Laetitia

CIRCONSCRIRE Pour réduire son malheur, le sujet met son espoir dans une méthode de contrôle qui lui permettrait de circonscrire les plaisirs que lui donne la relation amoureuse : d’une part, garder ces plaisirs, en profiter pleinement, et, d’autre part, mettre dans une parenthèse d’impensé les larges zones dépressives qui séparent ces plaisirs : « oublier » l’être aimé en dehors des plaisirs qu’il donne.

1. Cicéron, puis Leibniz, opposent gaudium et laetitia. Gaudium, c’est le « plaisir que l’âme ressent lorsqu’elle considère la possession d’un bien présent ou futur comme assurée; et nous sommes en possession d’un tel bien lorsqu’il est de telle sorte en notre pouvoir que nous en pouvons jouir quand nous voulons ». Laetitia est un plaisir allègre, « un état où le plaisir prédomine en nous » (au milieu d’autres sensations, parfois contradictoires).
Gaudium est ce dont je rêve: jouir d’une possession viagère. Mais ne pouvant accéder à Gaudium, dont je suis séparé par mille traverses, je songe à me rabattre sur Laetitia : si je pouvais obtenir de moi-même de m’en tenir aux plaisirs allègres que l’autre me donne, sans les contaminer, les mortifier par l’angoisse qui leur sert de joint ? Si je pouvais avoir, de la relation amoureuse, une vue anthologique ? Si je comprenais, dans un premier temps, qu’un grand souci n’exclut pas des moments de pur plaisir (tel l’Aumônier de Mère Courage expliquant que « la guerre n’exclut pas la paix ») et si je parvenais, dans un second temps, à oublier systématiquement les zones d’alarme qui séparent ces moments de plaisir ? Si je pouvais être étourdi, inconséquent ?

2. Ce projet est fou, car l’Imaginaire est précisément défini par sa coalescence (sa colle), ou encore : son pouvoir de déteinte : rien, de l’image, ne peut être oublié; une mémoire exténuante empêche de sortir à volonté de l’amour, bref d’y habiter sagement, raisonnablement. Je peux bien imaginer des procédés pour obtenir la circonscription de mes plaisirs (convertir la rareté de fréquentation en luxe de la relation, à la manière épicurienne; ou encore, considérer l’autre comme perdu, et dès lors goûter, à chaque fois qu’il revient, le soulagement d’une résurrection), c’est peine perdue : la poisse amoureuse est indissoluble (l’amour n’est ni dialectique ni réformiste).

(Version triste de la circonscription des plaisirs : ma vie est une ruine : des choses restent en place, d’autres sont dissoutes, effondrées : c’est le délabrement.)

Roland Barthes, « Fragments d’un discours amoureux« , p.61, Éditions du Seuil

 


 Voici quelques réflexions inspirées de la lecture de ces trois textes tournant autour des trois concepts énoncés : titillatio, laetitia et gaudum.

Titillatio

Titillatio : c’est le babil du plaisir en quelque sorte, c’est s’offrir du plaisir pour se sentir bien, se faire « chatouiller les sens » : ici on peut classer un grand nombre d’activités humaines, depuis le plaisir de la table, aux activités sportives ou de détente en passant par les plaisirs d’exultation du corps… Le titillatio peut évidemment, à mon avis, se prolonger en laetitia, quand le plaisir des sens sublime quelque chose en nous et nous révèle quelque chose de nous ou de l’univers. Par exemple j’écoute un morceau de musique, celui-ci me procure du plaisir auditif car la mélodie est séduisante, le tempo entre en résonance avec mon corps, cela influe sur plusieurs parties de mon cerveau et développe un bien être corporel et émotionnel (titillatio). Mais en fait le phénomène s’avère être plus complexe, car en fait ce morceau je l’ai écouté à telle occasion heureuse (phénomène analogique) et mon corps écoutant ce morceau se remémore une joie passée (laetitia) ou encore les paroles de la chanson correspondent et/ou répondent à une problématique qui m’est actuelle, j’y perçois un sens profond qui nourrit mes interrogations (phénomène sémantique). Etc.

Laetitia

Laetitia : ici on aborde le domaine de la joie, c’est le plaisir allègre, « un état où le plaisir prédomine en nous ». Cet état peut être provoqué par le titillatio, c’est-à-dire par une somme de plaisirs des sens qui en quelque sorte se transcendent eux-mêmes. La joie c’est quand le plaisir prend sens, s’articule autour d’un réseau de significations, quand il dépasse le stade du babil justement et que ce n’est plus le plaisir pour le plaisir. J’apprends une bonne nouvelle qui vient contredire une inquiétude que j’avais (et qui provoquait un stress, une contrariété de mes sens), la joie me submerge et me libère. Si laetitia procède souvent comme extérieur à nous cela peut être aussi une quête volontaire : il s’agit alors d’aller à la rencontre justement ce que peut nous signifier le monde, de ce qui touche nos sens et non d’attendre que cela arrive, par miracle ou par hasard. En occident, notre éducation judéo-chrétienne nous incline à percevoir la joie (et au-delà le bonheur, le gaudum) comme quelque chose provenant de quelque-chose de supérieur : laetitia désigne alors l’allégresse (Auditui meo dabis gaudium et laetitiam, donne moi à entendre des chants de joie et de plénitude, lit-on dans le Misere d’Allegri, Ps. 51), la liesse, la foi et la joie religieuse transcendée par la communion avec Dieu (la prière). En orient, la joie est plus immanente, elle provient davantage de l’harmonie que le sujet adopte au monde. La joie se fait plus intérieure, elle se recherche par d’autres biais, par la méditation, par la recherche d’une énergie intérieure (le Qi). Cette joie pour ma part je la perçois dans les Haïkus ou les estampes dans lesquels l’homme est rarement le centre vitale mais un élément parmi d’autres et qui forment un tout. Cette quête compte parmi un des cheminements créatifs de l’artiste.

Gaudium

Gaudium, dont Baladier nous révèle que les traducteurs français ont toujours peiné à traduire, je le traduis pour ma part par bonheur mais il faut alors entendre ce mot dans son sens le plus absolu, comme un épanouissement ultime, une plénitude, une paix intérieure suprême, le nirv?na bouddhiste pour reprendre un élément de la culture orientale. Évidemment ce gaudium reste un idéal à atteindre, un état permanent inatteignable, c’est ce à quoi je rêve sans même savoir le contenu de mon rêve, une « possession viagère » nous dit autrement Barthes. Souvent quand on répond à la question : qu’est-ce qui vous rendrait heureux, on répond sur le plan tittilatio / laetitia mais rarement sur celui du gaudium. Parce que, dans le fond, on ne sait pas trop ce qui nous rendrait vraiment heureux. Une partie de l’éducation donne des objectifs de « bonheur » :  trouver compagne ou compagnon, fonder une famille (perpétuation de l’espèce), avoir un emploi (avoir une fonction, une utilité), accumuler des biens (matérialisme), aider et aimer les autres (fonction philanthropique), etc. Mais cela ne répond qu’à des desseins sociaux (d’une utilité sociale), voire moraux. Mais une fois adulte, on se rend bien compte que tous ces objectifs étaient somme toute assez chimériques et que le bonheur n’est pas atteint avec ceux-ci.

L’individu se pose-t-il vraiment la question de ce qui le mettrait dans cet état de gaudium ? Barthes nous dit que, ne pouvant accéder à gaudium (dans son discours sur l’amour, il faut entendre alors la plénitude amoureuse, le bonheur amoureux), l’individu se retranche dans les « plaisirs allègres que l’autre me donne ». Parce qu’en dehors sans doute d’un travail énorme sur soi, ne sachant pas la manière et le sens de ce qui me rendrait heureux, je cumule les joies et les plaisirs pour tâcher de me donner le simulacre de ce bonheur que je recherche tant sans savoir ce que c’est.

Poser la question de la vanité de la quête du bonheur c’est sans doute accepter de collectionner les titillatio et les laetitia sans espoir d’un état permanent, c’est renoncer au gaudium. Et si… et si.. gaudium c’était tout petit, peut-être alors que nous raterions l’essentiel pour ne pas avoir ouvert les yeux assez grands, peut-être que par crainte de devoir escalader une montagne, nous n’aurions jamais fait le premier pas vers la vallée paisible du bonheur ?

Le cas de l’amour

La jouissance du corps (titillatio) varie énormément en fonction de la tension émotionnelle, sentimentale, cognitive qui unit l’amant à l’aimé : du simple plaisir coïtal (biologique en somme, quelque chose répond à un stimulus) à l’exultation fusionnelle (amoureux, quelque-chose ici à trouver quelque-chose là, c’est une rencontre, une réunion de quelque-chose qui semblait séparé : voir le discours d’Aristophane dans le Banquet de Platon magnifiquement raconté dans la vidéo ci-dessous). Don Juan collectionne les conquêtes, il en retire un certain nombre de plaisirs des sens (et sans doute une satisfaction toute mâle à montrer aux prétendants l’efficacité de ses hormones), mais n’est-ce pas l’absence de laetitia, de joie qui le conduit à répéter la même chose sans parvenir à trouver ce quelque-chose qui l’apaise, qui le satisfasse vraiment au point de perdre tout besoin de collection ? Le Gaudium en amour, si l’on suit l’histoire d’Aristophane voudrait que l’on fusionne, comme dans un état antérieur, avec l’être aimé…


2 Comments Le bonheur, c’est tout petit — trois vues sur le bonheur

  1. Inca-nue

    Décidément ce labyrinthe révèle milles trésors… Un ptit Poucet qui dépose ici ou là une pierre, une plume, des lutins dans un coin qui n’ont font des clins d’oeil…

    J’ai toujours pensé que la poésie, la magie réside dans le regard qu’on porte aux choses. Il nous suffit parfois d’ouvrir un peu plus les yeux ou de se déplacer de quelques centimètres pour attraper des bouffées de bonheur.C’est si simple qu’il nous échappe, bien souvent. « Ah si c’était si simple, ça saurait! », eh bien justement on ne le sait pas assez. On cherche à ce qu’il arrive d’un coup, de l’extérieur, quand on ne s’y attend pas. Mais Lui n’attend pas, il Est.
    Le bonheur…est-ce le contentement face à la vie? Avec tout ce qu’elle offre, le rire comme les peines, les joies comme les angoisses, toutes les tribulations qui font de nous des êtres Vivants.
    L’idée du bonheur est une quête vaine. Le bonheur lui-même n’est pas à chercher.
    Le texte de ton ami n’est peut-être pas « naïf » mais clairvoyant.

  2. Sébastien

    Content que tu y trouves des trésors, eh oui ! les petits poucets déposent des choses aussi bien dans les labyrinthes que dans les forêts… 🙂

    Quand je parlais de la naïveté du texte c’est surtout pour la forme (on pourrait y voir une poésie un peu enfantine), et aussi parce que tout semble clair et évident, et pourtant pour y arriver à ce déplacement du regard sur les choses simples, il faut déplacer des volcans… Le contenu est sans nul doute à méditer… tu as raison.

    J’en donne ma propre lecture (tout personnelle bien entendu, je ne quitte pas la sphère subjective de mon labyrinthe comme énoncé en entête de celui-ci) de ces trois textes.

Ecrire dans les marges

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