Des mots sur la toile

Le couvercle était attaché au coffre par deux petites charnières et un petit fermoir en cuivre ou en laiton. Mes doigts finirent leur course sur ce dernier et actionnèrent le mécanisme commandant l’ouverture. « Tire la chevillette, la bobinette cherra. »

Je souris. Comme par magie, le couvercle se souleva de lui-même, mu par d’invisibles ressorts sans doute. Je l’ouvris en grand, deux équerres pivotantes se dépliaient pour maintenir le couvercle à la verticale. Mon cœur battait à la chamade, mes yeux luisaient d’une cupidité enfantine. Je crois bien que je fus déçu. Sans aucun doute m’attendais-je à découvrir quelques trésors fabuleux comme ceux que l’on découvre, les yeux ébahis, dans les romans de Verne, de Stevenson, de Poe ou encore ceux sortis droit de ces contes mauresques où le sésame n’est pas qu’une simple graine. Le coffret, cette boîte était vide. Enfin, vide ! Pas tout à fait. A l’intérieur, posé à ras, comme un second couvercle, je découvris un plateau en bois très fin et très léger. Sur ce plateau, il y avait de minuscules parois, qui ne devaient excéder quelques millimètres de hauteur, entrecroisées en un immense quadrillage composé de minuscules carrés de quelques millimètres de largeur. Je ne pus m’empêcher de faire le parallèle avec ce meuble que j’avais vu accroché au-dessus de l’établi. Sauf qu’ici, on n’eût même pas mis un seul clou dans l’un de ces compartiments. Je m’approchai, collant le nez sur la plaque, plissant les yeux pour tenter de percer ce mystère qui se refusait à moi. La lumière de la fenêtre projetait de minuscules ombres et, avec les yeux mi-clos, on aurait pu imaginer se promener dans les couloirs sinueux d’un immense labyrinthe.

Au centre de l’édifice, j’aperçus deux trous espacés de peu. J’en devinai tout de suite l’usage, et, passant le pouce et l’index dans les orifices, je soulevai délicatement la plaque du dessus. Sentant sous mes doigts plusieurs épaisseurs, je m’appliquai à n’en prendre qu’une en jouant avec la pression de la pulpe. Je fus surpris car la plaque était beaucoup plus lourde qu’il n’en paraissait.

Je posai la plaque à côté du coffret et replongeai le nez dans l’édifice. Pareil. Exactement pareil, juste un degré en dessous. Des cases et des cases vides, vacantes, pas même une trace qui eût pu faire croire qu’elles avaient pu être un jour habitées.

Soudain j’entendis des pas dans l’escalier. Les bruits sourds et lourds sur l’escalier de bois ne laissaient aucun doute subsister : c’était mon grand-père qui montait. Deux fois pris la main dans le sac, j’allais dérouiller, c’était certain.

Je voulus tout ranger précipitamment, prenant sans ménagement la planche et la jetant dans le coffret. Évidemment, la précipitation ne va pas de mise avec une construction de cette précision. Je tentai vainement de la faire rentrer à l’intérieur, comme la pièce d’un puzzle qui serait disjointe, je tentai toutes les positions, tournant le carré dans tous les sens… J’entendis les pas s’arrêter derrière la porte. Je fermai les yeux, comme le font tous les jeunes enfants pour se cacher. Ne pas voir c’est n’être pas pris.

La porte grinça en s’ouvrant complètement. Mon grand-père prononça mon nom. Hugo. Sans crier, ni même hausser le son de sa voix. Un ton plutôt démonstratif, comme si, me montrant du doigt, il associait le son qui désigne mon prénom.

J’écarquillai les yeux. Pas d’éclat de voix, pas de main sur le collet.

– « Oui GrandPa ?

– Je vois que tu as découvert le plus grand trésor de cette maison.

– Le plus grand trésor… mais GrandPa, la boîte, elle est vide !

– Comment ça, vide ? dit-il en s’approchant de moi. Elle n’est pas vide, tu le vois bien, il y a toutes ces petites cases…

– Ben oui ! Mais y a rien dedans… Elles sont toutes vides. Quelqu’un a volé tous les trésors qu’il y avait dans les cases.

– Ahhh ! Ça c’est que tes yeux voient… Je vais te dire un autre secret. »

Je tressaillis en entendant cette dernière phrase. Mais grand-père s’approcha tout près de moi, passa son bras autour de mon cou tout en me montrant le coffret. Il m’expliqua alors son secret fonctionnement. Ce coffret renfermait tous les mots du monde. Dès qu’un mot nouveau trainait, dans la rue, dans le journal, sur le visage d’un ami, sur le rebord d’une fenêtre, sur la feuille d’un arbre, il s’empressait de l’attraper et de le mettre à la bouche. Il le savourait longuement, lentement, comme si ce mot était un petit carré de chocolat. Il le retournait amoureusement avec la langue, il le collait au palais, le caressait de la luette, le faisait rouler dans les joues, donnait de petits coups de dents pour s’assurer de sa consistance. Puis, quand il l’avait goûté suffisamment longtemps, sous toutes ces coutures, pour en garder le souvenir ancré dans ses papilles, il venait ici et déposait le mot dans une case vide de ce musée infini. Il entreposait là tous les mots qu’il trouvait, même ceux dont le goût était répugnant, ou fort, ou épicé. Il m’expliqua, tout en soulevant avec délicatesse les étages de cet étrange musée, comment les mots étaient classés et répertoriés à l’intérieur. Ici, les verbes, là les noms communs, à ce degré les noms propres, là les articles, les pronoms… J’ouvrais grand les yeux pour tenter de faire la distinction entre les étages de ce curieux appartement.

Mon grand-père prit alors deux panneaux qu’il posa devant moi. Il m’apprit qu’ici étaient rassemblés quelques milliers d’adjectifs. Il m’expliqua en détail leur nomenclature, les règles qui les agitaient. Il m’affirma que parmi les mots qu’il découvrait, les adjectifs étaient les plus précieux.

– « C’est l’or de la langue, la couleur des phrases, la fragrance de la poésie, la nuance de nos vies, dit-il pour conclure.

– Mais pourquoi tu les gardes ici, GrandPa, les mots ?

– Pourquoi ? Attends, je vais te montrer…

Mon grand-père posa un étage d’adjectifs à côté de lui, il prit une feuille de papier, son stylo à plume et commença à former des arabesques. Il s’arrêta, leva le nez, semblant réfléchir un instant, il fit mine de tremper alors son crayon dans une des cases remplies d’adjectifs et sa plume reprit sa course sur le papier.

Ce musée improbable est la plus incroyable muse qu’il m’ait été donnée de voir. Mon grand-père s’en servait tout les jours pour ses tableaux et ses poèmes pour en extraire les nuances de la vie, l’infinie richesse de la langue. Je réalise maintenant que celui qui enduisait, à mon grand effroi, sa toile de colle de peau de lapin était celui-là même qui jouait au quotidien à recycler la vie et les mots, et qu’entre ces deux activités, s’il l’une paraissait plus cruelle que l’autre, il n’y avait guère de différence.

Ces mots que je viens d’écrire, je les dépoussière à ce jour. Le coffret, GrandPa me l’a légué. Il est là, ouvert, à côté de moi.

P.S. : Maintenant je comprends mieux pourquoi ma grand-mère mettait tant d’application à nettoyer ce musée gigantesque.

– F I N –

5 Comments Des mots sur la toile

  1. InFolio

    dans notre envie d’illustrer certains textes, je me suis sentie inspirée pour le tien. Heureuse de constater que les photos que j’ai ajouté te plaisent.

  2. Sébastien

    Oui je t’ai trouvé très inspiré avec les photos. J’aime beaucoup cette mystérieuse montée des marches… Qu’y a-t-il au-delà de cette attirante arche de lumière ? Mystère. Ca colle bien avec le sujet de la nouvelle (même si on voit que GrandMa n’a pas fait le ménage sur ces marches :))

  3. Ekwerkwe

    Justement, je trouve que l’intérêt est dans le rapprochement, plus que dans l’illustration pure. Moi aussi j’aime beaucoup cet escalier, qui mène à une lumineuse révélation.
    ^^

  4. InFolio

    Je venais à la recherche de tous les matins du monde, je retrouve des souvenirs universels.
    Et en prime, un site transformé. J’aime beaucoup cette nouvelle présentation.
    Mais même si je n’ai pas trouvé les matins, j’ai relu avec plaisir ce texte.

    Bises à toi.

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