L’Étoffe de l’univers, poèmes
Andrée Chedid
Éditions Flammarion, 2010
L’étoffe de l’Univers : ce résidu ultime des analyses toujours plus poussées de la Science… Je n’ai point développé avec elle, pour savoir le décrire dignement, ce contact direct, familier, qui, entre l’homme qui a lu et celui qui a expérimenté, fait toute la différence.
P. Teilhard de Chardin, Le phénomène humain
Épitaphe d’une conscience
L’étoffe de l’univers est le dernier recueil de poèmes publié de son vivant ((Si le recueil est paru en 2010, les poèmes, pour la plupart datés, semblent s’échelonner entre février 2004 et octobre 2006)) d’Andrée Chedid, disparue en février 2011. Une œuvre voulue comme l’épitaphe d’une conscience qui va disparaître, qui se sent cheminant vers cette mort prochaine mais qui disparaît également comme seule la mémoire peut le faire avec ceux qui sont touchés par la maladie d’Alzheimer… par paliers progressifs, par à-coups insidieux… Une œuvre écrite comme un testament, comme quelque-chose qui témoigne simultanément du ça a existé et du ça disparaît.
novembre 2005
MOURIR IV
J’en ai assez de mourir
Jour après jour
Et de laisser les journées
Filer entre mes mains
J’en ai assez de périr
Jour après jour
Et de perdre dans l’oubli
Tous mes lendemainsLa sève des souvenirs
Ne m’habite plus
Le silence s’installe
Nos mains unies
Se sont tues
Dans l’herbe
La mémoire m’a quittée
Et le jour s’enveloppe
De ficelles
Qui m’emmaillotent
Et me laissent sur la rive
AbandonnéeP. 117
S’il est d’usage de considérer souvent, comme Hugo, et je trouve à tort, le poète comme un phare jetant « sa flamme // Sur l’éternelle vérité » afin de chasser du monde cette pesante obscurité du monde qui l’opacifie, Andrée Chedid serait cette poétesse qui nous offrirait, dans un dernier tour de projecteur au comble d’un romantisme désuet, cette ultime et circulaire « illumination » du vaste océan qui l’entoure, avant que ne se perde définitivement la clarté vacillante du fanal. Mais ce n’est pas si… simple. Andrée Chedid est de ces poètes qui cultivent l’élégance de la simplicité en refusant les raccourcis simplistes.
Pour comprendre ce recueil, il faut sans doute en saisir l’épaisseur de son titre : L’étoffe de l’univers. Le titre, à bien des égards, ouvre le regard que l’on peut porter sur le recueil. Le titre tire son origine d’une expression conceptuelle de Pierre Teilhard de Chardin ((Je renvoie à deux lectures pour tenter de comprendre le concept d’Étoffe de l’Univers :
- Le phénomène humain, de P. Teilhard de Chardin, dont le 1er chapitre est consacré à l’étoffe de l’univers (édition pdf édité par l’université du Québec dans la collection : “ Les classiques des sciences sociales ”
- Pierre Roquefort // L’étoffe de l’univers
)), à qui un poème éponyme est dédié.
Pour le dire vite, ce concept, chez Teilhard, est une tentative scientifique et théologique de réconcilier l’Esprit et la Matière comme un tout constitutif de l’Univers. Le recueil alors peut se lire comme le journal d’un esprit réconcilié au monde, l’univers et la conscience de l’univers (et non pas l’âme) symbiotiquement réunis au terme de la journée, que l’on nomme le crépuscule. Dans Ma terre retrouvée :
J’avais perdu ma terre
En un jour de vacarme
En un jour de chagrin et de larmes[…] J’ai retrouvé ma terre
Je m’y promène sans abri
Un livre comme un entrecroisement de fils
L’étoffe de l’univers peut aussi s’entendre d’une manière plus symbolique, celle du textile, un entrecroisement de fils, des « ficelles qui […] emmaillotent » l’entortillement des destins sur la trame de la vie. Le poète serait en quelque sorte cette Parque qui tire les fils de l’écheveau pour ressentir physiquement les destins glisser entre ses mains. On trouve dans les poèmes d’Andrée Chedid ce regard défilant sur ce fleuve, décrit par Héraclite, que l’on nomme le temps. Mais on ne sait plus très bien à la lecture si le fleuve n’est pas immobile et si ce ne sont pas les yeux qui lui donnent l’impression de mouvement, comme un long mouvement de travelling…
Ainsi Andrée Chedid commence son recueil par des prolégomènes qui constituent une narration revenant sur le temps et le lieu de l’enfance, sur la nécessité d’être paresseux pour accéder à l’état poétique (« Eloge de la cancritude« ), sur les débuts de sa vie, son mariage, ses enfants, et se termine sur sa terrible maladie contre laquelle elle lutte de toutes ses forces :
Je m’accrochais à des riens, un bruit léger à peine audible, une part de lumière. Je conservais chaque miette de bonheur, j’avalais tout.
p.25
La suite du recueil est un voyage, du moi vers l’autre, du retour à la terre retrouvée, du vivre au mourir. Ces poèmes sont comme des monades ((Au sens Husserlien du terme : « la monade caractérise le rapport intersubjectif. Le mot « monade », ici, désigne la conscience individuelle, l’individualité en tant qu’elle représente à la fois un point de vue unique, original sur le monde et une totalité close, impénétrable aux autres consciences individuelles ou individualités. » Wikipédia)) nomades. Chaque poème est une prise de parole d’une conscience individuelle — proclamée poète, Andrée Chedid y tient — (en cela, Andrée Chedid n’est pas ce phare universel hugolien éclairant les secrets du monde, sa lumière à elle n’illumine pas les choses mais « ouvre des brèches // Et des passerelles » entre elles pour qu’elles s’illuminent les unes les autres) et errant sur les éléments essentiels et constitutifs de l’univers. Cette parole témoigne de son appétit du monde, de ce bonheur encore intact — malgré l’effacement dans le néant — de manger des « miettes de bonheur ».
La fin du recueil, le post-scriptum, est étonnante. Chaque poème écrit est prolongé dans cette partie par une citation commentée, une réflexion qui apporte un nouvel éclairage : on y trouve, entre autres, des mots de Saint Augustin, Heidegger, William Blake, Rilke ou encore René Char.
Évidemment, ce recueil de poèmes — formellement d’une simplicité dépouillée, pleine d’une naïveté d’enfant (à ce titre, je trouve que le regard d’Andrée n’est pas éloigné de celui de Duras, à la fin de sa vie) — m’a énormément touché et ému en ce qu’il incarne, en ce qu’il représente pour moi l’état intérieur et la parole retenue de ma mère aux dernières années de sa vie… ((La difficulté à écrire cet article qui ne me satisfait pas témoigne de cette émotion encore vive))
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Pour finir ce billet, car j’aime avant tout écouter le grain de la voix des poètes, je vous invite à (ré-)écouter Bonoboo, paroles d’Andrée et chant de Mathieu.
PS : Un grand merci à Cali Rezo pour son aimable autorisation d’utiliser son illustration des Trois Parques.
Cet article me touche énormément, par la justesse et la sensibilité qu’il dégage. Je n’ai lu qu’un recueil d’Andrée Chedid et un de ses romans, vous me donnez envie de me précipiter à sa découverte – la mention de Duras, mais pas seulement : la vérité qui se dégage de vos mots et de ceux de l’auteur.
Merci !
Content qu’il vous ait touché ! Et pourtant il a été très difficile pour moi de rédiger ces quelques mots dont je n’étais pas satisfait… Parler de poésie est un exercice que je trouve toujours périlleux (je repense toujours à la phrase de Barbara : « Ne pas parler de poésie en écrasant les fleurs sauvages »). Mais l’exercice est très profitable pour garder du recueil une idée plus juste de ce qu’on a ressenti en le lisant…
Je comprends mieux l’écheveau, en effet. Très belle lecture, Sébastien, et les évocations de T. de Chardin et toutes les images que cette poésie soulève sont puissantes. J’ai très envie de le découvrir cet ensemble. Intuitivement, cela me renvoie à quelques autres lectures, Hélène Cadou par exemple (dans l’apparente simplicité) et Sàndor Weöres, qui a beaucoup écrit notamment dans son recueil ‘tapis de chiffon’ (que j’ai en partie traduit) sur cette trame tissée traversante que nos vies composent.