L’apiculture selon Samuel Beckett — Martin Page

 

L’apiculture selon Samuel Beckett

Martin Page,
Éditions de l’Olivier, 2013

 

L'apiculture selon Samuel Beckett

C’est au cours des Escales du Livre à Bordeaux, en flânant du regard sur les étals bondés de livre, que ce titre, L’apiculture selon Samuel Beckett, m’est apparu. Des abeilles, Samuel Beckett. La conjonction des deux a bourdonné entre mes oreilles en mêlant des désirs d’ordinaire opposés : le miel, l’apiculture, le monde minuscule et organisé des insectes d’un côté, le théâtre, la littérature, le monde majuscule et organisé des auteurs d’un autre côté. La sobre 4e de couverture et l’étiquette apposée à côté de la pile de livres indiquant qu’une rencontre entre Martin Page et Marie Nimier aurait lieu quelques heures plus tard finirent d’aiguillonner mon désir de lecteur d’en connaître davantage sur ce livre. Par bonheur, j’étais venu très tôt pour profiter pleinement du Salon. Il me restait quelques heures avant la rencontre : le temps d’avancer ma lecture en mangeant distraitement un sandwich…

Le résumé est simple : de la même manière qu’un glissement de terrain permet de révéler au monde des fondations archéologiques enfouies, un incendie, à la suite duquel les archives de Samuel Beckett sont déplacées, révèle aux lecteurs que nous sommes, une archive oubliée, un journal inédit tenu par un étudiant d’anthropologie. L’introduction, signée d’un professeur de l’Université de Reading, tient à désamorcer l’effet que pourrait provoquer un tel journal en mettant en garde le lecteur : malgré quelques mentions de faits avérés, ce texte est le fruit d’un « esprit facétieux (ou dérangé) » et doit être lu comme « une œuvre de fiction à propos de faits réels« . Le narrateur écrit dans ce journal pour « ne rien oublier de cette expérience » : être durant quatre mois l’assistant-archiviste-complice de Samuel Beckett. Ensemble ils vont d’abord classer les archives de l’auteur pour les envoyer à diverses universités, puis le labeur étant vite achevé ils vont entreprendre de fabriquer et de fournir des archives de toutes pièces. S’ensuit une épopée truculente en ville à la recherche de sens qui pourraient enrichir l’œuvre. Qu’il récolte son miel ou qu’il suive de loin la mise en scène d’En attendant Godot dans une prison en Suède, Beckett, par les yeux de son assistant, devient proprement humain, à tendance originale et farfelue, à contre-pied des clichés austères en noir et blanc attribués par la presse officielle. Inattendu. Comme devrait l’être tout écrivain dans la tête du lecteur.

J’ai dit : ‘Alors vous êtes du côté de Proust contre Sainte-Beuve’.
‘Je ne suis du côté de personne, a-t-il répondu. Il ne faut pas choisir. Proust s’est élevé contre Sainte-Beuve, il s’est affirmé ainsi, il s’est créé. C’est de la mauvaise foi bien sûr. Mais il nous a appris un chose importante : il faut se méfier des apparences’.

L’apiculture selon Samuel Beckett,, p. 22

Œuvre sous influence

Martin Page cerne, avec une grande légèreté, la question de l’image de l’auteur : qu’elle soit construite par lui-même ou à ses dépends, l’icône de l’auteur influence-t-elle sur la perception de l’œuvre par le lecteur ? « Il faut rendre vivant ceux qu’on essaye de transformer en statue. Pour converser avec eux, pour s’approprier leurs livres. Les rendre proches. » m’écrit-il dans un court échange. La question est cruciale en épistémologie : les instruments que l’observateur utilise pour mesurer le réel n’influencent-ils pas, de leur présence seule, l’objet qu’il examine au point d’en offrir une image déformée – et donc faussée dans ses résultats ? La question est largement débattue en littérature depuis longtemps. Sans trouver de réponses réellement satisfaisantes ((Pour approfondir synthétiquement cette question je conseille de lire par exemple Théorie de la littérature : qu’est-ce qu’un auteur ? d’Antoine Compagnon)) : Proust contre Sainte-Beuve, Barthes contre Picard ou Lanson ; de l’intention de l’auteur comme moyen herméneutique d’appréhender l’œuvre à la disparition claire et simple de l’auteur, les théories méta-critiques se succèdent sans parvenir à fixer la relation triangulaire qui unit l’auteur et son texte, le texte et son lecteur. Si le mode de communication d’un auteur se définit in absentia (il n’écrit pas pour quelqu’un en particulier mais de manière différée pour un hypothétique lecteur, qu’il ne trouvera peut-être même pas), le lecteur, lui de son côté, identifie – plus ou moins fortement d’ailleurs – un locuteur, un conteur, une voix qui lui parle « en dedans de lui ». Il l’identifie tellement qu’il lui arrive de confondre auteur et narrateur, tant et plus qu’il finit parfois – quand ce qu’il lit lui remémore une expérience vécue, un souvenir lointain – par s’identifier entièrement à cet auteur. Le lecteur – mais plus généralement l’amateur de fictions – est un être fusionnel : avec l’histoire dont il réclame un haut pouvoir d’immersion et une intrigue censée le « cueillir », le surprendre, le faire vibrer, l’étonner, le faire réfléchir, avec les personnages pour lesquels il éprouve de l’admiration, du dégoût, de l’indifférence, avec les décors qui doivent l’entourer, l’extirper de son quotidien ou au contraire lui évoquer des lieux aimés qu’il a connus, et parfois – cas d’une extrême radicalité – avec l’auteur dont il croit connaître, par les secrets révélés de son écriture mais aussi parce que le lecteur, se sentant connecté, éprouve le besoin d’en savoir davantage sur cet auteur qu’il chérit… Dés lors, l’aura de l’auteur – son comportement, son histoire, mais aussi ce qu’en disent ou écrivent les « spécialistes » de l’auteur : les éditeurs, les universitaires, les journalistes, les héritiers (je pense à Joyce, à Nietzsche), les biographes – influence pour une grande part la voix perçue à travers le texte, son « autorité ».

Cette influence je l’ai vécue, en tant que lecteur, avec Marguerite Duras. Sa voix, la manière qu’elle avait de ponctuer ses phrases de silences, de répondre à côté des questions, mais à côté y répondant quand même, ses provocations verbales et péremptoires (« Sartre n’a pas écrit« ), sa stature, son visage, ses lunettes, sa façon de s’habiller, tous ces détails que j’engrangeais, que je classais inconsciemment, non pas nécessairement pour éclairer l’œuvre de sens nouveaux mais pour l’habiller, pour la décorer, pour l’incarner, la rendre familière. Pour me l’approprier pleinement. Et je me revois, rue Saint Benoît, quelques mois avant sa mort, déambulant sur le trottoir, tachant de trouver dans l’air que je respirais le parfum des histoires ayant eu pour décor cette petite rue, sur son trottoir je cherchais à marcher dans les pas du « groupe de la rue Saint-Benoît » (qui, précise Blanchot, est une invention a posteriori, jamais les amis réunis au numéro 5 de la rue Saint-Benoît ne sont jamais appelés en tant que tel ((cf. Wikipédia, source : Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère et André Labarrère (dir.), Marguerite Duras, Cahiers de L’Herne, 2005, p. 37)) ), espérant enfin, derrière les rideaux à carreaux, apercevoir peut-être l’ombre de Duras. Peut-être même échangerions-nous un signe, un acte de reconnaissance entre lecteur et écrivain… On peut y voir une forme de fétichisme, de fanatisme peut-être (comme ces admirateurs hystériques de Jean-Sol Partre de l’Écume des Jours, comme ces lecteurs de Proust qui font le pèlerinage à Combray). De la fascination pour la voix en dedans de moi lisant ses livres, sans aucun doute. Qui connaît un tant soit peu la vie et le caractère de Duras n’est pas dupe de la mise en scène (de la communication dirait-on maintenant, ce qui en dit long sur la mutation de ce mot depuis Claude Levi-Strauss et Roman Jakobson), plus ou moins inconsciente, vis-à-vis de son œuvre : la construction d’une mythologique personnelle déteignant complètement et de manière crescendo, avec les années, sur l’œuvre ; réciproquement des livres qui alimentent, qui contredisent, qui développent une mythologie de l’auteur, devenue à la fin de sa vie le personnage le plus fictionnel jamais sorti d’un de ses livres.

Œuvre et auteur comme deux miroirs en vis-à-vis, développant à l’infini, un ensemble fragmentaire, constitutif et dialoguant.

Mais je me pose une question. Qu’en sera-t-il quand l’ombre de Marguerite Duras sera moins dense aux yeux des futures générations, quand sa personnalité ne sera plus qu’une image d’Épinal vite résumée dans un manuel scolaire ou sur Wikipédia (« Il construisait une image d’Épinal du ‘Samuel Beckett écrivain’. C’était une manière de jouer avec le système. » p.45), quand elle ne sera définitivement plus là pour soutenir ce rapport ambigu à l’œuvre ? Le lecteur, sans doute, redécouvrira l’œuvre sous la seule puissance des projecteurs de son écriture.

 Martin Page donne un début de réponse  :

On devra oublier Beckett  pour le redécouvrir et  le lire comme il devrait être lu, sans la pollution de la renommée et de la réputation qui l’entoure aujourd’hui. Tout artiste est kidnappé. C’est lui rendre  sa liberté que de l’oublier régulièrement, pour poser des yeux neufs sur son œuvre.

p. 47

Rendre  sa liberté à l’auteur

Retrouver le sillon originel de l’œuvre détachée des connaissances et des préjugés acquis sur l’auteur, voilà un chemin tracé pour le lecteur. Lire Beckett en oubliant l’image austère véhiculée par les fantasmes de quelques photographes dépressifs, par son pessimisme supposé et complaisamment exacerbé par quelques critiques suicidaires, par son « théâtre de l’absurde », cette formule qui veut lapidairement enfermer en trois pierres l’œuvre d’une vie. Non ! Lire Beckett avec les mots du livre et comme seule biographie, celle du lecteur en dialogue avec le texte : « Étudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler. » (p.22) ou encore « Ce qui compte, c’est la biographie de ceux qui lisent mes livres, plus que la mienne » (p.21)

Samuel BeckettŒuvre et lecteur comme deux miroirs en vis-à-vis, développant à l’infini, un ensemble fragmentaire, constitutif et dialoguant, dans l’absence libératrice de l’Auteur.

La liberté, dans la citation ci-dessus, est un élément essentiel dans la relation auteur-œuvre-lecteur : même si Beckett est outré qu’un journaliste compare sa célébrité à une prison (en respect pour ceux qui le sont réellement, avec la matérialité des murs qui les enserrent, incomparable aux « prisons mentales » que nous créons artificiellement), il reconnait qu’une partie de sa liberté a été enlevée dés lors qu’il est devenu célèbre : « Maintenant qu’on le considérait comme un grand artiste, il était trop tard [pour être un auteur excentrique]. Il avait créé son personnage. Personne ne prendrait au sérieux sa fantaisie. » C’est Martin Page qui le fait parler ici, mais cette phrase résonne étrangement avec la citation de Beckett en incipit du roman :

« D’abord j’étais prisonnier des autres. Alors je les ai quittés. Puis j’étais prisonnier de moi. C’était pire. Alors je me suis quitté. »

Samuel Beckett, Eleutheria

 A laquelle se rajoute, celle, magnifique, de Nietzsche :

« Notre cœur se trouve là où sont les ruches de notre connaissance. Nous sommes toujours en route vers elles, nous qui sommes nés ailés et collecteurs de miel de l’esprit, nous n’avons qu’une seule et unique chose à cœur – rapporter quelque chose chez nous. »

Nietzsche, Généalogie de la morale.

Phrase qui, à elle seule, donne envie d’habiller tous les auteurs en apiculteurs coiffés d’un voile de tulle – on leur doit bien cela – et les lecteurs en butineuses abeilles…

Ce livre est simple et beau comme son histoire : Martin Page joue avec son Beckett-personnage avec beaucoup de tendresse et d’amusement…

Je tacherai de m’en souvenir en relisant pour la énième fois Fin de partie ou L’innommable

Ecrire dans les marges

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