Muette – Eric Pessan

Muette

Eric Pessan,
Albin Michel, 2013

Muette, d'Eric Pessan, Ed. Albin Michel

Un roman à fugues

Muette est une fugue. Celle d’une adolescente mal dans sa peau qui fuit ses parents, sa vie monotone, l’absurdité et la cruauté du monde des adultes et celle, sous-jacente, de l’écriture. Un livre en soi est déjà une cristallisation de l’image de la fuite : celle de l’auteur, qui ruse sans cesse pour ne pas écrire, mais qui écrit malgré ses ruses1 ; celle du lecteur pour lequel le livre est un refuge, un abri, une façon d’entrer dans une part du réel qu’il a choisi pour contrecarrer celle que le quotidien lui impose : la vie matérielle ; celle du personnage qui tente d’échapper, tragiquement ou non, au destin, qu’il soit choisi par l’auteur ou pressenti par le lecteur: même Achab, lorsqu’il traque sans relâche sa baleine blanche, est un personnage en cavale, quand le traquer devient le fuir de soi-même.

Muette fuit, donc. Et fuyant, elle traîne, avec et contre elle son passé. Muette est pleine des paroles de ses parents comme un surmoi gonflé et gonflant qui radotent sans cesse les mêmes litanies : Combien Muette fait mal les choses et combien son existence est lourde, gauche, à côté de ce qu’on aurait voulu qu’elle soit :  « Elle nous aura tout fait…« , « elle nous rendra fous » répète à tout-va sa mère. Des voix qui ressassent aussi ces impératifs répétitifs comme autant d’injonctions tournant à vide – telles les expériences répétées sur le chien de Pavlov – et maintenus avec insistance, et soutenus vigoureusement pour contrôler la vie de Muette (comme on le ferait d’une marionnette) : « Tu me promets que tu ne me cacheras rien, je suis ta mère. J’ai le droit de savoir tout ce qui te concerne » allant même jusqu’à la volonté de réécrire ou de nier l’histoire de Muette : « Ne dis pas n’importe quoi, ce sont des accusations graves« . Mais aussi ces phrases lapidaires, ces pierres jetées à la figure qui, amoncelées, forment à elles-seules le grand cairn sur lequel est gravée la morale parentale : « Personne ne fait de cadeau à personne« , « Faut avoir les pieds sur terre« … Toutes ces litanies racontent en définitive l’histoire, par trame successive, de la « vraie vie » de famille, morne, bassement matérielle, indifférente au monde et mensongère à elle-même : une mère trop tôt mère et qui le reproche à demi-mot à son enfant, un père taiseux et colérique, un oncle libidineux, un couple qui se déchire sur fond de surendettements, d’alcool, d’ennui et d’humiliations. Mais il y a aussi, entre deux récriminations, quelques souvenirs touchants qui ressurgissent : la tendresse de l’une, la détresse de l’autre…

Les récits se superposent sans cesse en faisant du réel le palimpseste qu’il est2 : vie réelle, vie rêvée, vie abhorrée, vie filmée (la première fugue est celle qu’elle imagine comme une superproduction cinématographique), vie secrète, vies multiples, vie intérieure, vie sexuelle… C’est cette interaction entre ces vies multiples qui donnent à Muette cette consistance, cette « réalité » qui la rendent sous nos yeux très présente, très vivante. Et la vie ne serait rien sans l’ombre de la mort qui se présente à Muette comme une somme de propositions (même la mort joue avec la transparence des récits possibles), de conclusions possibles à son histoire.

Il ne faut jamais perdre de vue que l’histoire n’est portée à la connaissance du lecteur que sous le prisme de l’unique subjectivité de la narratrice. Ce point est essentiel, il me semble, pour la bonne compréhension du roman : cela explique beaucoup de choses sur la nature parfois caricaturale du récit, pour lequel Eric Pessan a magistralement trouvé une voix en accord avec cette terre intérieure et inconnue que doit être pour lui une adolescente. D’ailleurs Muette affleure la question de la subjectivité lorsque un chevreuil vient la visiter sous sa grange. Se retenant de le caresser pour ne pas faire ce « geste qui ferait de lui l’esclave domestiqué qu’il n’est pas », elle « se demande si les gestes et les mots dont elle a pu souffrir ont été faits sans penser à mal eux aussi. […] Toujours les autres étaient les salauds et elle la victime » (p. 157)

Un peu plus loin cette magnifique interrogation :

« Que sait une mouche du fonctionnement d’une automobile à l’instant où elle s’écrase sur son parebrise ? […] elle ne sait rien de ce qu’elle croit connaître, elle ne voit qu’une version tronquée des choses, elle entraperçoit de vagues reflets mouvants d’une réalité bien plus complexe et trompeuse. » (p. 157)

Personnellement, adolescent, j’ai souvent perçu le monde avec ces sentiments contradictoires que sont l’incompréhension totale des rouages qui le font avancer, l’empathie absolue et profonde de sa trajectoire (le monde a mal et, ce faisant, me fait mal) et son rejet rédhibitoire et de sa responsabilité (le monde ment et triche, ce qui m’arrive est de sa faute). Parfois par superposition, parfois par oscillation d’un état à l’autre. J’ai trouvé donc cette incertitude subjective très justement traitée dans Muette.

L’ombre de Rashōmon

Akira Kurosawa, RashomonRevenons à la réalité subjective : Eric Pessan fait référence dans ses remerciements à Rashōmon, un film d’Akira Kurosawa (1950). Ayant revu le film (ma dernière boulimie des films de Kurosawa datait des années 2000), j’ai trouvé qu’il fournissait une clef à la lecture du roman.3  Ce film de Kurosawa est un des premiers à montrer par l’œil de la caméra, non pas la vérité linéaire de l’action, mais les vérités subjectives et superposées de chacun des personnages : on y découvre une scène de crime par le truchement de cinq témoignages-récits différents (dont celui de la victime et celui de l’assassin). Chaque témoignage rapporté présente une version des faits qui honore avant tout le témoin (et narrateur), qui le met en valeur, qui l’expose sous une lumière flatteuse qui ne dénature pas le profil qu’il veut qu’on perçoive de lui. Le film apporte un regard pessimiste sur l’humanité : peu importe à l’homme la vérité, la morale, le bien : toute réalité est un mensonge esthétique où seule est importante la mise en scène de sa propre image. C’est le selfie avant l’heure, en quelque sorte.

C’est cette lecture qui rend à mon avis le roman plus profond qu’il n’y paraît : ce livre ne raconte pas les « Malheurs de Muette » à la manière d’une Comtesse de Ségur, il les englobe dans une réalité entièrement bornée par la narratrice. Et le lecteur, s’il se laisse parfois embobiné par sa voix de Sirène (après tout c’est l’essence même de la littérature, on ne peut lui reprocher cette empathie naturelle à gober tout ce qu’on lui présente sous les yeux), garde à l’esprit que la situation « psychologique » de Muette n’est peut-être qu’un trompe-l’œil, un mensonge arrangé, un témoignage alla Rashōmon. De cette sensation ambiguë et contradictoire naît un doute, un soupçon perfide. Dans L’Ère du soupçon (1956), Nathalie Sarraute explique que « non seulement [l’auteur et le lecteur] se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l’un de l’autre. » C’est ce jeu de cache-cache, de fuite et de traque que propose le roman depuis plus d’un siècle maintenant. Et Muette n’y échappe pas, ou plutôt si : Muette nous échappe totalement, à nous lecteur et à lui l’auteur, Eric Pessan. Elle échappe à tout : aux gendarmes venus la chercher, à ses parents, à sa propre réalité… Elle nous file entre les doigts de la même manière que Daphné échappe à Apollon4, en changeant complètement d’état, en se substituant à ce que nous croyions défini et définitif : c’est la métamorphose incessante. Celle d’une fille en adolescente, en déjà presque femme émancipée de ce qui veut la contrôler, en renarde ivre de se libérer de sa propre histoire, de ne se laisser enfermer dans une quelconque « morale », ni d’être circonscrite dans une conclusion et un point final définitif.

Ainsi, la renarde, totalement libérée de son auteur et de son lecteur, continue sa fugue et s’éloigne au loin emportant avec elle, telle la baleine blanche, le désir nouveau et insatiable de la posséder vraiment.


En infra...

  1. « La ruse, c’est ce qui contourne, mais comment contourner la ruse ? Question-piège, question pré-texte, et pour chaque fois retarder l’inéluctable moment d’écrire. Chaque mot que je posais n’était pas jalon, mais détour, matière à rêvasser. Pendant ces quinze mois, j’ai rêvassé sur ces mots-méandres, comme, pendant quatre ans, sur le divan, j’ai rêvassé en regardant les moulures et les fissures du plafond. » Penser/Classer, Georges Perec, p,60 []
  2. Ce procédé de superposition des récits sera porté à l’extrême dans Le syndrome de Shéhérazade, livre du même auteur sur lequel je reviendrai. []
  3. Il est étonnant que nombre d’auteurs maintenant fournissent avec leur œuvre une somme de références littéraires, cinématographiques, musicales, etc. ayant participé à sa genèse. Ce qui pourrait sembler n’être qu’une manière d’orienter didactiquement le lecteur n’est en fait qu’une volonté de montrer  l’œuvre par ses fondations, une manière de dire, d’avouer que rien ne naît de rien. L’intertextualité est fournie, non pas comme un mode d’emploi, mais comme une façon de montrer dans quel contexte s’inscrit l’œuvre, l’humeur — car la généalogie d’une œuvre n’est pas que raison — et la réflexion de l’auteur. []
  4. Muette s’achève sur un extrait des Métamorphoses d’Ovide et fait d’une certaine manière, par une collision intertextuelle, glisser son roman dans la grande histoire mythologique []

Ecrire dans les marges