La poésie n’existe pas
Eugenio Montale
traduit de l’italien par Patrice Dyerval Angelini
Arcades Gallimard
Deux extraits :
« Le peintre voudrait peindre une belle prairie vert émeraude, une vache broutant des coquelicots, deux meules de paille sur le fond, et en haut du ciel bleu voilé de boucles de nuages. Il le voudrait mais ne peut le faire. Il a souvent essayé mais une voix intérieure lui a dit : halte-là, arrête-toi. » Non possumus ! »
Le peintre a été informé de ce que le but de son art n’est pas de peindre la réalité mais les tempêtes de son crâne, sa vision du monde, sa Weltanschauung. Or son crâne ne renferme rien de semblable. Alors qu’il est né pour ne pas penser, on lui a fait croire qu’il doit au contraire donner forme et couleur à l’Idée.
En pratique, l’Idée n’est nullement une idée mais consiste à suivre une certaine formule qu’on estime neuve, moderne ou « progressive » par rapport aux autres. Qui a dit cela ? Pas le peintre. Le peintre n’a rien dit. Cependant il a délégué tout jugement sur son art à une clique de gens supposés compétents dont il doit accepter les leçons et le jugement. Le peintre peint par délégation, peint la pensée des autres. » (p. 43-44)
[…]
« Le peintre a trois voies : stylisation modérée du réel, réalisme figuratif ou photographique, et peinture abstraite. Il juge opportun de les explorer toutes les trois, en divisant son activité en étapes ou « périodes ». Il espère ainsi que l’une au moins de ses trois périodes lui procurera la faveur de ceux qui fabriquent l’opinion publique.
Le peintre découvre avec stupeur que son coiffeur, son tailleur, son concierge peignent mieux que lui. Ce sont des « peintres du dimanche », les seuls qui possèdent une technique authentique, à une époque qui a détruit la technique académique transmissible. Il tente de les imiter mais n’aboutit qu’à un pompiérisme du dimanche. C’est comme si une corneille s’efforçait d’imiter le rossignol. » (p. 46-47)