Celui qui garde ses rêves — Mah Chong-gi

Celui qui garde ses rêves,

Mah Chong-gi
Ed. Bruno Doucey, 2014

Celui qui garde ses rêve, Mah Chong-gi, Editions Bruno Doucey

Celui qui garde ses rêves est le parcours, sous forme d’anthologie et premières traductions, d’une œuvre intense, celle de Mah Chong-gi, entièrement tournée vers sa langue natale (le poète est exilé aux États-Unis depuis 1966 pour avoir participé à des manifestations contestataires et publie ses poèmes en coréen), une langue devenue seule patrie de repli, seul terrain d’exploration, une langue pour « retourner sain et sauf dans [s]on pays ». ((Toutes les citations qui suivent sont extraites d’un article intitulé « Je parle de ma poésie » et présent dans la dernière partie du recueil, p.115-117))

C’est un poète et un médecin qui écrit. Un poète pour lequel avoir un métier en prise avec la réalité est une nécessité autre que substantielle. Une éthique de la création qu’il veut authentique, « synonyme de l’étreinte et du partage« . Une poésie qui ne doit pas « partir d’une manœuvre conceptuelle qu’on opère enfermé dans une petite chambre obscure en méprisant la simple et vraie vie« . « Je ne peux me fier entièrement, écrit-il, à la littérature qui ne parle qu’un langage abstrait. Je pense que la métaphore des lieux réels traversés d’expériences est la matière même qui crée la poésie vivante. » Un double métier de guérisseur centré sur la vie, celle des hommes et celle de la langue. Si comme sa compatriote Moon Chung-hee, le style de Mah Chong-gi peut parfois être « étroitement lié aux choses quotidienne« , la nature prend une place beaucoup plus conséquente. Nature comme lieu unique des hommes, comme pays d’origine et de destination, comme centre vital et dénominateur commun de notre humanité : « [..] je comprends que nous sommes tous des gens natifs du même pays|  tant que nous sommes ainsi reliés les uns aux autres par l’eau »


Une longue rivière de ce monde

1

« Au cou­cher subit du soleil quand l’ombre de la mon­tagne en des­cen­dant
se met à cou­vrir la large rivière assom­brie
le cours de la vieille rivière devient plus étroit et
son nom et sa natio­na­lité s’estompent eux aussi.

Pre­nant place au bord de la rivière de natio­na­lité confuse
et ras­sem­blant mes der­niers jours où je me per­dais sou­vent
je veille toute une nuit écou­tant le bruit de l’eau qui remue.
Alors ton corps et le mien de natio­na­li­tés confuses
baignent dans les eaux de cette rivière inson­dables,
ah, je com­prends que nous sommes tous des gens natifs du même pays
tant que nous sommes ainsi reliés les uns aux autres par l’eau.

Enfin l’aube pénètre écartant la nuit lourde.
D’innombrables yeux d’eau qui scintillent,
les eaux de la rivière en se mêlant se frottent le corps.
Ah, cette lumière d’eau, la lumière que j’ai vue quelque part dans ma jeunesse,
nous qui allons ainsi tous ensemble dans la même direction,
je comprends que même perdus, nous restons debout en une seule compagnie. »

2

« J’ai passé quelques jours tout seul au bord d’une longue rivière. Il n’y avait ni TV, ni radio, ni littérature, ni beaux-arts, ni musique. Tout ce qui existait là était vivant. La musique vivait entre l’eau et le rocher, sur les lèvres d’une autre rosée rencontrant une rosée d’herbe vivaient les beaux-arts. La poésie vivait sur les antennes d’un insecte tâtant le sol. Le roman vivait dans le long voyage tranquille de cet insecte.

Tout ce qui existait là bougeait. L’eau, des feuilles d’arbre, des nuages, des oiseaux et de petits animaux bougeaient sans cesse et l’eau de pluie, les cris des insectes nocturnes, la lumière du jour et le clair de lune de la nuit et la lumière d’eau de la rivière et l’ombre de toutes ces choses bougeaient. Ce monde qui bougeait autour de moi faisait mouvoir mon corps en me repoussant. Tout mon corps exposé, je me mis à respirer en imitant la respiration des feuillages épais des arbres.

Enfin, j’ai pu savoir que même ma chair, étant vivante, respirait. Le corps qui respirait, dés qu’il se fut échappé des ordres compliqués de ma tête inquiète, se mit à être à l’aise. Mes épaules devenaient légères ; mes yeux devenant vifs, je pouvais voir des fruits d’arbre se cacher dans la toile d’araignée ainsi que le chant d’amour que créent les insectes en agitant leurs ailes. J’ai enfin compris que toutes les choses du monde bougeaient en une seule chose.

Toutes les choses du monde n’en formaient qu’une. Elles ne pouvaient être différentes. Alors je me suis décidé à rejeter la différence entre le grand et le petit. Je me suis décidé à rejeter la différence entre le visible et l’invisible, entre vivre et mourir. C’était une décision difficile pour moi-même. Quelques jours après, alors que je disais au-revoir à la rivière en quittant le rivage désert, elle s’est approchée de moi sans mot dire pour mettre quelques rivières claires et longues dans mon cœur. Alors je suis devenu rivière. »

Rivière de mon enfance, de toutes les enfances (photo personnelle)

 

Étoile, une joie qui n’est pas encore finie

« Longtemps je n’ai pas aimé les étoiles. Sans doute, vivant très éloigné de mon pays, je n’aimais pas avoir de la peine en les regardant se monter et se cacher si loin de notre réel. Je n’aimais pas ces étoiles qui semblaient esseulées. Cependant, l’été dernier, sur la chaîne de hautes montagnes du Nord, les étoiles que j’ai rencontrées en pleine nuit étaient lumineuses, énormes et magnifiques. Les étoiles dormaient paisiblement dans la Voie lactée toute proche comme si on pouvait y plonger les mains, et leurs souffles m’étaient tendres.

Autrefois, levant las tête, on pouvait regarder les étoiles du ciel ; on pouvait parler avec les étoiles n’importe où. Mais de nos jours, où le temps passe vite, on ne croit plus aux étoiles et on tourne le dos à l’espérance ((Ce mot espérance est repris plus loin dans le poème Puisque l’espérance que l’on voit n’est plus de l’espérance… Cette espérance, cet espace auquel on tourne le dos résonance a trouvé une résonance particulière des mots lus aujourd’hui de  Jean-Marc Sourdillon : « Voilà pourquoi, si je voulais dégager une sorte de raison d’être à la poésie, ce serait celle-ci : créer un espace où essayer l’espérance. Pardon pour ce « grand » mot. Il faudrait le reprendre aux politiques ou aux dogmatiques religieux qui nous l’ont confisqué. Et lui redonner un sens. Celui-ci, par exemple, que l’on trouve chez María Zambrano : « Il y a une espérance qui n’attend rien, qui s’alimente de sa propre incertitude : l’espérance créatrice ; celle qui extrait du vide, de l’adversité, de l’opposition sa propre force sans pour autant s’opposer à rien, sans s’enrôler dans aucune sorte de guerre. Elle est l’espérance qui crée, suspendue au-dessus de la réalité sans l’ignorer, celle qui fait surgir la réalité non encore réalisée, la parole non dite : l’espérance révélatrice. » » — Jean-Marc Sourdillon, entretien publié par Recours au poème)). Cet été, pendant quelques jours, en regardant toute la nuit le champs des étoiles bienveillantes et merveilleuses, j’ai vu soudain le visage de mon père défunt et celui de mon frère mort et nous avons été heureux d’échanger des nouvelles.

Ô être cher !
Je vous appelle par-dessus toutes les dissonances du monde.
Vous ne devez ni souffrir ni vous attrister.
Y aurait-il quelque part une vie qui ne soit pas éphémère ?Pour moi aussi, ces dernières années sont venues avec beaucoup de peines.
Je vous regarde en m’appuyant sur ces peines et sur mon corps épuisé
Ô étoiles, ô regret affligeant qui n’est pas encore fini,
vous devez atteindre une joie qui demeure dans un lieu difficile à rejoindre
Votre accord est un cadeau de Dieu.
Je ferme la porte, éteins la lumière
et touche, moi aussi, votre étoile. »

Celui qui garde ses rêves,
Mah Chong-gi, Ed. Bruno Doucey, p. 50-56

2 Comments Celui qui garde ses rêves — Mah Chong-gi

  1. demostheme

    « Quelques jours après, alors que je disais au-revoir à la rivière en quit­tant le rivage désert, elle s’est appro­chée de moi sans mot dire pour mettre quelques rivières claires et longues dans mon cœur. Alors je suis devenu rivière »

    Alors oui. On peut traduire la poésie.
    Mais qui ne rêverait pas de saisir la sensibilité de Mah Chong-gi à travers ses propres mots ?

    Alors, il faut dire combien les nôtres, mots, sont lourds, gris, comme des pierres, lancées dans un courant fluide de pensée, qui tenteraient de l’atteindre…

    Alors je m’accroche aux H2O des comètes, de leurs voyages immémoriaux,
    A l’argent et or d’une Gironde capricieuse, qui revient de la mer, depuis Talmont
    A chacun ses voyages et ses rivières…

  2. Sébastien

    Cher Demostheme,
    Oui je suis d’accord avec toi, on rêverait d’entendre et de saisir les mots coréens pour entendre dans sa langue d’origine le roulement des galets, le vent dans les saules argentés, le clapotis de l’eau sur la berge, le tressautement d’une perche… Et sauf à apprendre — et apprendre n’y suffirait pas, la langue il faut la vivre de l’intérieur pour arriver à saisir chaque nuance, chaque sous-entendu d’un poème — chaque langue de chaque poème, on n’y arriverait pas parvient sans l’aide de ce passeur de rivière qu’est le traducteur.

    Merci pour cette évocation de la Gironde par laquelle j’entends couler le fleuve…

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