Celui qui garde ses rêves — Mah Chong-gi

Celui qui garde ses rêves,

Mah Chong-gi
Ed. Bruno Doucey, 2014

Celui qui garde ses rêve, Mah Chong-gi, Editions Bruno Doucey

Celui qui garde ses rêves est le parcours, sous forme d’anthologie et premières traductions, d’une œuvre intense, celle de Mah Chong-gi, entièrement tournée vers sa langue natale (le poète est exilé aux États-Unis depuis 1966 pour avoir participé à des manifestations contestataires et publie ses poèmes en coréen), une langue devenue seule patrie de repli, seul terrain d’exploration, une langue pour « retourner sain et sauf dans [s]on pays ». ((Toutes les citations qui suivent sont extraites d’un article intitulé « Je parle de ma poésie » et présent dans la dernière partie du recueil, p.115-117))

C’est un poète et un médecin qui écrit. Un poète pour lequel avoir un métier en prise avec la réalité est une nécessité autre que substantielle. Une éthique de la création qu’il veut authentique, « synonyme de l’étreinte et du partage« . Une poésie qui ne doit pas « partir d’une manœuvre conceptuelle qu’on opère enfermé dans une petite chambre obscure en méprisant la simple et vraie vie« . « Je ne peux me fier entièrement, écrit-il, à la littérature qui ne parle qu’un langage abstrait. Je pense que la métaphore des lieux réels traversés d’expériences est la matière même qui crée la poésie vivante. » Un double métier de guérisseur centré sur la vie, celle des hommes et celle de la langue. Si comme sa compatriote Moon Chung-hee, le style de Mah Chong-gi peut parfois être « étroitement lié aux choses quotidienne« , la nature prend une place beaucoup plus conséquente. Nature comme lieu unique des hommes, comme pays d’origine et de destination, comme centre vital et dénominateur commun de notre humanité : « [..] je comprends que nous sommes tous des gens natifs du même pays|  tant que nous sommes ainsi reliés les uns aux autres par l’eau »


Une longue rivière de ce monde

1

« Au cou­cher subit du soleil quand l’ombre de la mon­tagne en des­cen­dant
se met à cou­vrir la large rivière assom­brie
le cours de la vieille rivière devient plus étroit et
son nom et sa natio­na­lité s’estompent eux aussi.

Pre­nant place au bord de la rivière de natio­na­lité confuse
et ras­sem­blant mes der­niers jours où je me per­dais sou­vent
je veille toute une nuit écou­tant le bruit de l’eau qui remue.
Alors ton corps et le mien de natio­na­li­tés confuses
baignent dans les eaux de cette rivière inson­dables,
ah, je com­prends que nous sommes tous des gens natifs du même pays
tant que nous sommes ainsi reliés les uns aux autres par l’eau.

Enfin l’aube pénètre écartant la nuit lourde.
D’innombrables yeux d’eau qui scintillent,
les eaux de la rivière en se mêlant se frottent le corps.
Ah, cette lumière d’eau, la lumière que j’ai vue quelque part dans ma jeunesse,
nous qui allons ainsi tous ensemble dans la même direction,
je comprends que même perdus, nous restons debout en une seule compagnie. »

2

« J’ai passé quelques jours tout seul au bord d’une longue rivière. Il n’y avait ni TV, ni radio, ni littérature, ni beaux-arts, ni musique. Tout ce qui existait là était vivant. La musique vivait entre l’eau et le rocher, sur les lèvres d’une autre rosée rencontrant une rosée d’herbe vivaient les beaux-arts. La poésie vivait sur les antennes d’un insecte tâtant le sol. Le roman vivait dans le long voyage tranquille de cet insecte.

Tout ce qui existait là bougeait. L’eau, des feuilles d’arbre, des nuages, des oiseaux et de petits animaux bougeaient sans cesse et l’eau de pluie, les cris des insectes nocturnes, la lumière du jour et le clair de lune de la nuit et la lumière d’eau de la rivière et l’ombre de toutes ces choses bougeaient. Ce monde qui bougeait autour de moi faisait mouvoir mon corps en me repoussant. Tout mon corps exposé, je me mis à respirer en imitant la respiration des feuillages épais des arbres.

Enfin, j’ai pu savoir que même ma chair, étant vivante, respirait. Le corps qui respirait, dés qu’il se fut échappé des ordres compliqués de ma tête inquiète, se mit à être à l’aise. Mes épaules devenaient légères ; mes yeux devenant vifs, je pouvais voir des fruits d’arbre se cacher dans la toile d’araignée ainsi que le chant d’amour que créent les insectes en agitant leurs ailes. J’ai enfin compris que toutes les choses du monde bougeaient en une seule chose.

Toutes les choses du monde n’en formaient qu’une. Elles ne pouvaient être différentes. Alors je me suis décidé à rejeter la différence entre le grand et le petit. Je me suis décidé à rejeter la différence entre le visible et l’invisible, entre vivre et mourir. C’était une décision difficile pour moi-même. Quelques jours après, alors que je disais au-revoir à la rivière en quittant le rivage désert, elle s’est approchée de moi sans mot dire pour mettre quelques rivières claires et longues dans mon cœur. Alors je suis devenu rivière. »

Rivière de mon enfance, de toutes les enfances (photo personnelle)

 

Étoile, une joie qui n’est pas encore finie

« Longtemps je n’ai pas aimé les étoiles. Sans doute, vivant très éloigné de mon pays, je n’aimais pas avoir de la peine en les regardant se monter et se cacher si loin de notre réel. Je n’aimais pas ces étoiles qui semblaient esseulées. Cependant, l’été dernier, sur la chaîne de hautes montagnes du Nord, les étoiles que j’ai rencontrées en pleine nuit étaient lumineuses, énormes et magnifiques. Les étoiles dormaient paisiblement dans la Voie lactée toute proche comme si on pouvait y plonger les mains, et leurs souffles m’étaient tendres.

Autrefois, levant las tête, on pouvait regarder les étoiles du ciel ; on pouvait parler avec les étoiles n’importe où. Mais de nos jours, où le temps passe vite, on ne croit plus aux étoiles et on tourne le dos à l’espérance ((Ce mot espérance est repris plus loin dans le poème Puisque l’espérance que l’on voit n’est plus de l’espérance… Cette espérance, cet espace auquel on tourne le dos résonance a trouvé une résonance particulière des mots lus aujourd’hui de  Jean-Marc Sourdillon : « Voilà pourquoi, si je voulais dégager une sorte de raison d’être à la poésie, ce serait celle-ci : créer un espace où essayer l’espérance. Pardon pour ce « grand » mot. Il faudrait le reprendre aux politiques ou aux dogmatiques religieux qui nous l’ont confisqué. Et lui redonner un sens. Celui-ci, par exemple, que l’on trouve chez María Zambrano : « Il y a une espérance qui n’attend rien, qui s’alimente de sa propre incertitude : l’espérance créatrice ; celle qui extrait du vide, de l’adversité, de l’opposition sa propre force sans pour autant s’opposer à rien, sans s’enrôler dans aucune sorte de guerre. Elle est l’espérance qui crée, suspendue au-dessus de la réalité sans l’ignorer, celle qui fait surgir la réalité non encore réalisée, la parole non dite : l’espérance révélatrice. » » — Jean-Marc Sourdillon, entretien publié par Recours au poème)). Cet été, pendant quelques jours, en regardant toute la nuit le champs des étoiles bienveillantes et merveilleuses, j’ai vu soudain le visage de mon père défunt et celui de mon frère mort et nous avons été heureux d’échanger des nouvelles.

Ô être cher !
Je vous appelle par-dessus toutes les dissonances du monde.
Vous ne devez ni souffrir ni vous attrister.
Y aurait-il quelque part une vie qui ne soit pas éphémère ?Pour moi aussi, ces dernières années sont venues avec beaucoup de peines.
Je vous regarde en m’appuyant sur ces peines et sur mon corps épuisé
Ô étoiles, ô regret affligeant qui n’est pas encore fini,
vous devez atteindre une joie qui demeure dans un lieu difficile à rejoindre
Votre accord est un cadeau de Dieu.
Je ferme la porte, éteins la lumière
et touche, moi aussi, votre étoile. »

Celui qui garde ses rêves,
Mah Chong-gi, Ed. Bruno Doucey, p. 50-56

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Hirondelles

Empreinte de héron, (c) Photo Jean-Luc Chapin http://www.jeanluc-chapin.fr/

Empreinte de héron, (c) Photo Jean-Luc Chapin (que je remercie pour me permettre de reproduire gracieusement cette photographie) www.jeanluc-chapin.fr

Hirondelles

A Jean-Luc Chapin

​​Cet hiver
​A la surface de la terre maculée de ciel,
il y avait cette ronde d’hirondelle​s
cette parade d’ombres nuptiales
incarnant la descente des songes
quand le corps inspiré
par la lourdeur des draps
se réveille au terme d’un sursaut
sans advenir

Tressaillir est un lieu
où l’on sent le poids de la perte
le cœur est un vivant piqué
qui ne refait jamais surface
dans le ciel déserté de terre

Des merles juchés au sommet
de la nudité des arbres
somnolaient en veillant
la chute infinie des rêves
qui ne réveillent pas

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Pourquoi le saut des baleines — Nicolas Cavaillès

Pourquoi le saut des baleines

Nicolas Cavaillès
Éditions du sonneur, 2015

pourquoi le saut des baleines, Nicolas Cavaillès, Editions du Sonneur

Je suis tombé sur ce livre (et son auteur, que je connaissais pour avoir vu son nom dans le Black Herald – plus que pour le Prix Goncourt de la nouvelle 2014 avec la Vie de monsieur Leguat, que je n’ai pas lu et qui a l’air passionnant) un peu par hasard. L’envie de faire, moi aussi, ma rentrée littéraire et de m’asseoir dans une librairie comme sur un banc d’école m’a poussé, un soir après le travail, au milieu des rayons de la Machine à Lire. Le nom de l’auteur qui m’intriguait, un sujet, les baleines et plus particulièrement le mystère de leur saut, qui me séduisait et la présence de Claude Chambard animant cette soirée y étaient également pour quelque chose.

Nous ignorons pourquoi les baleines et autres cétacés effectuent parfois ces sauts stupéfiants au-dessus des mers et des océans, mais les hypothèses ne manquent pas, elles se renforcent même du seul fait que la question n’a pas été tranchée. On dit qu’elles bondissent dans les airs pour déglutir, se débarrasser de leurs parasites, communiquer, séduire en vue d’un accouplement, pêcher en gobant, chasser en catapultant, fuir des prédateurs sous-marins comme l’espadon ou le requin, s’étirer, s’amuser, en imposer, ou encore ponctuer un message, une attitude. Aucune de ces explications ne convainc : fâcheusement partielles ou intolérablement saugrenues, toutes ont été contestées. Comme c’est le cas face aux grandes interrogations métaphysiques, elles semblent toutes buter contre l’étroitesse du cerveau et de l’imagination qui les échafaudent. La question serait-elle insoluble ? […] Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir en son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais en un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multi-millénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde ? (p. 9-10)

Claude Chambard et Nicolas Cavaillès à la Machine à Lire (Bordeaux) le 2 septembre 2015

Claude Chambard et Nicolas Cavaillès à la Machine à Lire (Bordeaux) le 2 septembre 2015

« Essai cétologique autant que fantaisie littéraire » est-il indiqué en 4e de couverture et il est vrai qu’une fois entre les mains, ce petit livre violet des éditions du Sonneur m’a donné l’illusion que j’allais me plonger dans un ouvrage quelque peu scientifique ou pour le moins technique. La couverture unie et brillante participe de cette illusion : on ne trouvera nulle image d’Épinal montrant le dos (ou plutôt le ventre) rond d’une baleine en train de sauter au milieu de l’écume blanche et folle ; juste un bandeau signalant que le livre a reçu cette année le Prix des Gens de Mer.

Si ce livre est soutenu par la lecture d’une multitude d’ouvrages spécialisés, Nicolas Cavaillès n’en fait pas un étalage savant de naturaliste verbeux. Bien au contraire, s’il énonce une à une les théories plus ou moins scientifiques pour expliquer ces sauts, c’est en quelque sorte pour mieux les oblitérer.

Car en effet, une fois passée l’énonciation de la problématique du livre (cf. la citation au-dessus), une fois passées en revue la classification des cétacés et les différentes typologies de sauts (qui va de l’érection céphalique flanchée de la baleine franche au saut carpé-flanché intégral vrillé du mégaptère en passant par le simple marsouinage des dauphins), l’auteur s’attache à énumérer les différentes explications de ce saut de la baleine (et il faut lire absolument celle s’attachant à la poussée d’Archimède que j’ai trouvé très drôle) pour les tourner aussitôt en dérision. Toutes procèdent finalement d’une approche anthropocentrique (pour s’amuser ou communiquer selon certains, pour séduire et se reproduire dans une posture totalement inédite du Kâmasûtra (là, c’est moi qui pousse l’ironie), etc.) ou pragmatique (pour chasser les parasites, pour pêcher, etc.). Aucune n’envisage qu’elles le fassent sans intention et sans plaisir (l’auteur insiste sur la violence de la claque qu’elles s’infligent, violence décuplée par le son énorme, audible à plusieurs kilomètres à la ronde quand elle-même a par ailleurs un appareil auditif très développé). Et c’est là le parti pris de l’auteur :

Le dernier chapitre, intitulé Kamtchatka, pose en beauté ((Claude Chambard, et je suis d’accord avec lui, a comparé ce dernier chapitre comme une tentative de l’auteur d’exécuter, jusque dans l’écriture, de ressentir le saut magistral du cétacé en se substituant subjectivement à elle)) la conclusion de ce livre, qui donne à réfléchir :

Nous ne saurons jamais pourquoi les baleines bondissent, ni même pourquoi nous nous le demandons. Ce maudit pourquoi se nourrit de tout, et ne recrache rien : dans le fond, on ne sait jamais pourquoi rien du tout. (p. 61)

Et c’est alors que le livre s’éclaire d’une aura nouvelle. Qui fait soudain comprendre pourquoi il n’y avait pas de point d’interrogation dans le titre. L’objet du livre n’est pas tant une approche cartésienne d’un problème donné, avec son lot d’argumentation et de contre-argumentation, de thèses et d’antithèses qu’une synthèse viendrait trancher ex abrupto (et l’auteur avoue s’être heurté, sur cette vision, à des incompréhensions de la part des scientifiques), qu’une critique de cette approche d’appréhension du monde. Pourquoi le saut des baleines est donc un magnifique plaidoyer pour rester à la surface des choses. Non pas un hymne à la superficialité, mais un appel à se maintenir dans la beauté de cet affleurement d’une réalité qui, in fine, nous échappe et à accepter simplement la part de mystère en demeurant à quia dans le monde.

Tout est-il explicable et soluble dans l’eau ? Et si tout peut l’être, tout mérite-t-il d’être expliqué et disséqué ? Quelle part de mystère, de liberté, de poésie nous restera-t-il quand tout sera réduit en équations et algorithmes ? quelle part de souveraineté, d’autodétermination, de destin nous sera-t-il concédé si tout, conceptuellement, se résout à des échanges de molécules (je me rappelle de l’effroi ressenti devant une émission qui résumait le désir amoureux à une prédation du meilleur bagage génétique), à des interactions électriques, à des séquences d’ADN ? Que devient l’inutile, le futile, l’absurde dans tout cela ? « Salio quia absurdum : tout le monde a droit au non-sens, le philosophe comme le poète, le cachalot comme le mystique ; ils font tous les mêmes bonds abscons. » (p. 47)

Plus on classe, plus on inventorie, plus on dépiaute, plus on contrôle les choses, plus elles deviennent fades, et plus on échoue à les approcher et à les entendre, comme c’est le cas des jubartes balisées dans l’Atlantique Nord ou dans le Pacifique Sud, auxquelles les cétologues décernent au gré de leur ambitions scientifiques et démagogiques de petits noms pour le moins discutables […] qu’elles jugeraient elles-mêmes sans doute bien insipides si par malheur elles pouvaient les comparer à la beauté de leur chant. Tel Orphée se retournant vers Eurydice, l’humain perd ce dont il s’enquiert, il dénature ce qu’il veut connaître. Heureux celui qui contemple un ciel étoilé sans y distinguer de constellations prédéfinies, heureux celui qui traverse un paysage que ne défraîchissent aucune abstraction linguistique ni culturelle, aucun nom ni aucune anecdote historique, heureux et sage celui qui vogue sur une mer anonyme. (p. 20)

Si le capitaine Achab poursuit sans cesse sa baleine blanche dans sa mortelle quête métaphysique, Nicolas Cavaillès, à rebours, et dans un geste poétique, créateur, la relâche, la libère, le cœur léger, dans les abysses ténébreux encore vierges de tout esprit humain. Certaines quêtes ne se réalisent qu’en abandonnant l’objet de son désir et en capitulant face aux obsessions qui en sont la cause originelle.

Ce livre, je le place volontiers, dans ma bibliothèque, à côté de Vaches de Frédéric Boyer ((Et aussi parce que ce livre est dédié à Guennadi Gor, poète et romancier de SF soviétique, dont un de ses livres les plus connus s’intitule La vache, Éditions Noir sur Blanc, 2004)) : ils portent tous deux un regard très différent sur l’animal, mais chacun tente, à sa manière, de bouleverser la fable animalière : il ne s’agit plus de donner à l’homme des traits d’animaux pour en caricaturer le caractère (Esope, La Fontaine) ou inversement de donner à l’animal des traits d’humanité propres à nous permettre de nous identifier à lui (et le cinéma regorge de toute sorte d’animaux ne craignant pas le ridicule d’imiter des humains) mais de les prendre pour ce qu’ils sont : des animaux offerts au regard d’autres animaux, dont nous sommes.


Post Scriptum

L’ironie m’a conduit à m’interroger sur le pourquoi du pourquoi de ce livre. Aussi si vous souhaitez profiter de la beauté des sauts de ce livre, je vous incite fortement à oublier tous  les « parce que… » que je viens d’écrire. Prenez une bouffée d’oxygène et lisez ce livre d’un seul bond, un saut carpé-flanché intégral vrillé par exemple, dans une totale et souveraine liberté.

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La poésie n’existe pas — Le peintre vu par Eugenio Montale

La poésie n’existe pas

Eugenio Montale
traduit de l’italien par Patrice Dyerval Angelini

Arcades Gallimard

La poésie n'existe pas, Eugenio Montale, Arcades Gallimard

Les pages dans un courant d’air s’attacheront cette année à recenser ce regard perçant, parfois jaloux et envieux, souvent admiratif et affectueux, que porte l’écrivain à l’égard des peintres, ces autres descripteurs d’autres réalités…
Ce petit livre, La poésie n’existe pas, au titre étrangement paradoxal pour ce poète nobelisé en 75 (mais il faut lire le premier conte pour en savourer le titre),  rassemble neuf textes, publiés entre 1946 et 1951,  dont sept satires caustiques, par lesquelles, nous dit le traducteur, l’auteur se montre avant tout un esprit libre car esprit clair : […] on reconnaitra sans peine des situations, des problèmes, des caractères et des travers toujours actuels, traités par le biais des caricatures où se déploie la finesse malicieuse... Eugenio Montale se moque, non sans une certaine tendresse, des peintres de son temps qui sont aussi les peintres de toujours. Sa moquerie des peintres est aussi, par un jeu ironique, moquerie du méta-discours tenu à propos des peintres. Ainsi peintres et critiques (le texte L’intellectuel en dresse également un portrait peu flatteur), modernes et conservateurs sont renvoyés dos à dos dans un costume de pompier à leur mesure. Je laisse à chacun d’en juger avec cette conclusion abrupte et péremptoire : « Le peintre est victime d’une erreur : il est né trop tard, ou trop tôt. Heureux ceux qui ont peint « les croûtes du dix-septième siècle » ! Ils mourront eux aussi, mais pendant quelques siècles ils auront réussi à surnager. »

Deux extraits :

« Le peintre voudrait peindre une belle prairie vert émeraude, une vache broutant des coquelicots, deux meules de paille sur le fond, et en haut du ciel bleu voilé de boucles de nuages. Il le voudrait mais ne peut le faire. Il a souvent essayé mais une voix intérieure lui a dit : halte-là, arrête-toi.  » Non possumus ! »

Le peintre a été informé de ce que le but de son art n’est pas de peindre la réalité mais les tempêtes de son crâne, sa vision du monde, sa Weltanschauung. Or son crâne ne renferme rien de semblable. Alors qu’il est né pour ne pas penser, on lui a fait croire qu’il doit au contraire donner forme et couleur à l’Idée.

En pratique, l’Idée n’est nullement une idée mais consiste à suivre une certaine formule qu’on estime neuve, moderne ou « progressive » par rapport aux autres. Qui a dit cela ? Pas le peintre. Le peintre n’a rien dit. Cependant il a délégué tout jugement sur son art à une clique de gens supposés compétents dont il doit accepter les leçons et le jugement. Le peintre peint par délégation, peint la pensée des autres. » (p. 43-44)

[…]

« Le peintre a trois voies : stylisation modérée du réel, réalisme figuratif ou photographique, et peinture abstraite. Il juge opportun de les explorer toutes les trois, en divisant son activité en étapes ou « périodes ». Il espère ainsi que l’une au moins de ses trois périodes lui procurera la faveur de ceux qui fabriquent l’opinion publique.

Le peintre découvre avec stupeur que son coiffeur, son tailleur, son concierge peignent mieux que lui. Ce sont des « peintres du dimanche », les seuls qui possèdent une technique authentique, à une époque qui a détruit la technique académique transmissible. Il tente de les imiter mais n’aboutit qu’à un pompiérisme du dimanche. C’est comme si une corneille s’efforçait d’imiter le rossignol. » (p. 46-47)

"Une Séance du jury de peinture" par Henri Gervex, 1885

« Une Séance du jury de peinture » par Henri Gervex, 1885

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Mark Rothko : Rêver de ne pas être — Stéphane Lambert

Mark Rothko
Rêver de ne pas être

Stéphane Lambert
Editions Arléa

Mark Rothk - Rêver de ne pas être

Les pages dans un courant d’air s’attacheront cette année à recenser ce regard perçant, parfois jaloux et envieux, souvent admiratif et affectueux, que porte l’écrivain à l’égard des peintres, ces autres descripteurs d’autres réalités… Stéphane Lambert est un écrivain fasciné par le travail, la destinée des peintres. A ce jour j’ai lu trois livres de lui : Nicolas de Staël, le vertige et la foi (éditions Arléa), L’Adieu au paysage : Les Nymphéas de Claude Monet (Editions de la différence) et Mark Rothko – Rêver de ne pas être  (Arléa). Ce dernier, recommandé par un ami, est extraordinaire. Le narrateur part sur les traces de Rothko. Son errance le conduira en Lettonie, aux Etats-Unis à Houston mais aussi à Londres… Reste que l’errance la plus marquante demeure celle qui le conduit à l’intérieur des oeuvres de Rothko, dans ces lieux indicibles où naît l’émotion la plus vive. D’un côté, il y aurait Houston (Texas). […] De l’autre côté, Daugavpils. Anciennement Dvinsk. […] Entre ces deux poins qui séparent un océan et plusieurs révolutions, la sensation d’un écartèlement. Douze jours de mer. Et d’autres de terre. Le tout absorbé par les yeux d’un enfant. Frappé par l’évidence : Rothko a inventé un pays imaginaire logé dans la ligne de failles… Je reproduis ici un court chapitre intitulé De l’effacement du lieu au lieu de l’effacement qui est une intense réflexion sur le lieu de l’écrit et le lieu du peint et l’étrange relation qui unit ces deux pratiques.

L’effacement soit la façon de resplendir
Philippe Jaccottet

Souvent, la trouble impression d’être déjà mort et de marcher dans les pas d’une autre vie que la sienne. J’écris dans le noir. Je suis si peu sûr d’exister. Si quelque chose me pousse à écrire, c’est la folie de vouloir préciser la teneur de ces mots. Très souvent (toujours) l’écriture repose présomptueusement sur un détail qui aurait échappé à l’entendement général, qui serait à la source d’un malentendu — et qui justifierait que l’écrivain s’y noie. Écrire ce serait l’utopie de parvenir à la fin des choses par le truchement des mots. Tout est dit dans la peinture de Rothko. La fin a été atteinte. Il n’y a rien à ajouter. Mais que faire alors, pour celui qui écrit, de cela qu’il a ressenti devant les œuvres de Rothko. Ce ne sont pas ses peintures que je veux reproduire, ce sont mes émotions devant elles.

Ce ne sont pas des peintures, j’ai construit un lieu. Ainsi parliez-vous de vos œuvres avant même qu’un lieu ne les abrite. Il y aurait tant à dire sur l’entreprise d’effacement dans laquelle vous avez engagé votre peinture dès son prélude figuratif.

Mais la portée de votre peinture semble imprenable. Citadelle perdue dans les limbes, dont le rayonnement nous parviendrait sans que l’on puisse en situer l’origine, ni en définir la surface de propagation. Et il faut de suite reconnaître notre impuissance à englober la dimension de votre œuvre dans l’étroitesse de la pensée. Alors, allons au charbon, sur le terrain de l’exposition. »

p. 75-76

Mark Rothko, No. 14, 1960, 1960; oil on canvas, 114 1/2 in. x 105 5/8 in. (290.83 cm x 268.29 cm); Collection SFMOMA, Helen Crocker Russell Fund purchase; © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko / Artists Rights Society (ARS), New York  Source: http://www.sfmoma.org/explore/collection/artwork/22031#ixzz3i4mxjT1D San Francisco Museum of Modern Art

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