Le premier dieu — Emanuel Carnevali

Le premier dieu
et autres proses

Emanuel Carnevali
Traduit de l’italien et de l’anglais par Jacqueline Lavaud
Éditions La Baconnière

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Ce livre des éditions de la Baconnière, située à Genève, est le premier d’une série de trois ouvrages qui réunira les œuvres complètes d’un écrivain et poète passé inaperçu : Emanuel Carnevali. Ce premier ouvrage rassemble l’autobiographie de Carnevali, Il primo dio, ainsi que ses textes en prose, de nombreuses nouvelles. Trois témoignages clôturent le livre : ceux de William Carlos Williams, Sherwood Anderson et Robert Mc Almon. L’édition en elle-même est très soignée : une couverture en papier translucide imprimé qui laisse entrevoir, dans le fond, une photographie de l’auteur, jeune. Une belle préface d’Emidio Clementi (écrivain et fondateur du groupe Massimo Volume) parachève l’ouvrage.

Dans ma vie, il n’y avait rien eu de véritablement triomphal, ni dans l’ascension, ni dans la chute. L’une et l’autre étaient construites sur des fondations grises, l’une et l’autre étaient sur fond de misère. C’était par ma faute, car j’avais toujours affronté les gens avec une passion excessive, avec trop de violence. Certains s’en effrayaient, d’autres s’en irritaient.

p. 116

Emanuel Carnevali est un auteur italien né à la fin du 19e siècle, en 1897. Son enfance apparaît comme une série de déconvenues, de micro-cataclysmes  : il naît d’un couple déjà déchiré et séparé ; sa mère, morphinomane, meurt quand il n’a que 13 ans ; les rapports avec son père et son frère sont tumultueux ; il est renvoyé de l’internat à cause d’une « amitié trop appuyée » pour un camarade ; à 16 ans, en compagnie de son frère, il fuit l’Italie pour l’Amérique rêvée… Carnevali embrasse l’espoir de conquérir les États-Unis mais dés l’arrivée la désillusion le saisit :  « J’éprouvai une des plus grandes déceptions de ma misérable vie. Ces fameux gratte-ciel n’étaient rien d’autre que d’énormes boîtes se dressant devant nous…» Les déconvenues continuent : les boulots misérables, le froid, la faim qui creuse le ventre, les meublés poussiéreux qui représentent pour lui l’Amérique : le lieu inhabité, ce squatte permanent où le corps et l’esprit ne font que s’écorcher sur les meubles, sur la matérialité du monde…

Je suis à nouveau vagabond. Je loge en meublé. Dans une maison aux chambres meublées. Un domicile pour les sans-domicile, les orphelins, les putes, les maquereaux, les vieilles filles et les vieux garçons pauvres, les homosexuels, les jeunes dactylos qui ne s’en sortent pas, les serveurs et les portiers. Le foyer américain typique : le meublé. […] Dans un meublé on dépose régulièrement les souillures de son corps et de son cerveau — nul  vent ne pénètre pour les disperser –, la chambre est le composé de mes rebuts matériels et spirituels […] La chambre ne sait rien de ce qui est bon en moi. Elle ne peut donc me reconnaître et il m’est impossible d’être un héros ici. Je suis contraint d’être ce fou abject que ses yeux font de moi.

p. 178

Né trop tard pour être romantique et trop tôt pour faire partie de la beat génération ou pour être poète de rock’n’roll, Emanuel Carnevali est le poète qui n’arrive pas/plus à se définir dans un monde qu’il ne reconnait pas, une époque qu’il ne comprend plus, une langue qui n’est pas la sienne (son œuvre est essentiellement écrite en américain). Mû par une rage sans fond, par le désespoir de rester méconnu, Carnevali explore son explosion à travers son œuvre : son incapacité sociale, avec le travail mais aussi avec les amis, ses relations tumultueuses avec les femmes  qu’il préfère laides parce qu’elles ne peuvent pas le décevoir.

Il rentre tout de même dans la sphère littéraire par le biais de la « petite mais prestigieuse revue « Poetry », dirigée par Harriet Monroe » dans laquelle il publie des poèmes, des essais (et qu’il co-dirigera un temps). Il se fâche avec avec William Carlos Williams, ce qui donnera lieu à une joute d’articles croisés. Et puis, la maladie. On pense d’abord à la syphilis mais non, ce serait trop attendu : on lui diagnostique une encéphalite léthargique qui va le poursuivre toute sa vie.

De New-York, Carnevali a rallié Chicago où il rencontre Sarl Sandburg, Sherwood Anderson. Sa maladie l’oblige à se retirer loin de la ville… Il retentera quelques incursions littéraires (il co-dirige la revue Youth) avant de retourner en Italie en 1922, soit seulement huit ans après son arrivée.

De retour en Italie, ses amis américains gardent le contact avec lui et l’encouragent à écrire, l’aident à se soigner… En 1924, ses médecins lui annoncent qu’il n’a plus que trois ans à vivre… ce qui met en émoi ses amis qui commencent à recueillir ses écrits pour les publier en volume. En 1925, paraît à Paris, chez Contact Éditions dirigées par Robert Mc Almon, Hurried man, seul livre publié du vivant de l’auteur.

Il se lie d’amitié avec Ezra Pound qui lui commande des extraits de sa traduction en italien des Illuminations de Rimbaud, il lui traduit également le Cantos VIII. Mais il se brouille avec lui, l’année suivante, lui reprochant son attachement au fascisme…

En 1942, vingt ans après son retour en Italie, Carnevali meurt en s’étouffant avec un bout de pain. Il ne faut pas croire les médecins quand ils lancent des oracles.

Il faudra attendre 1978, 34 ans après sa mort, pour que paraissent enfin la traduction italienne du Premier Dieu, assurée (et sévèrement expurgée) par sa demi-sœur Maria Pia Canevali. Les éditions Arcane 17 publieront la seule traduction française en 1986.

La présente édition a fait un important travail de recherche pour réhabiliter l’œuvre originale (sa demi-sœur avait retiré toutes les allusions haineuses au père et à la religion) et j’avoue que j’ai hâte de lire les volumes suivants pour découvrir sa poésie.

La vie d’Emanuel Carnevali, très brièvement résumée ci-dessus, montre clairement le parcours d’une unsuccess story. Tout semble raté dans cette vie. L’enfance, l’émigration vers la terre promise, les amitiés, la vie amoureuse. Et l’histoire n’aime ni ne retient les échecs, ou alors il faut qu’ils soient suffisamment significatifs pour élever la personne à l’état de mythe. Mais Carnevali le dit : il n’est pas ce héros attendu par son époque. Carnevali n’est pas Shakespeare ni Rimbaud, ce n’est pas Bukowski, ni Miller, ni Kerouac.

Pourtant son écriture acérée, son lyrisme atrabilaire, sa noirceur désabusée montre une Amérique quelque peu différente, loin de l’angélisme matérialiste, une vision apocalyptique où une certaine forme de folie enterrerait toute forme d’art.

Je croyais qu’était venu pour les poètes le temps de la peste, le temps de la fin : la fin des chants, des odes, des poèmes, de toutes les vieilles sottises moisies. Pour les poètes qui, tels des moineaux désespérés, abandonnaient partout leurs excréments. J’étais dégoûté par les cœurs délicats que les poètes ostentent dans la paume de leurs mains, sanguinolents trophées de leur guerre avec la vie, qu’ils trament sur les autoroutes et les raccourcis de l’existence, en criant : « A l’aide, à l’aide ! », la bouche ensanglantée, bien qu’ils sachent parfaitement que nul ne les écoutera. (Qui diable écoute les poètes, sinon d’autres poètes ?) D’un côté gît le grand monde, de l’autre le petit poète, avec ses mots microscopiques ; le roi de la forme, le danseur infatigable.

p. 110

Ce désespoir dans le monde le pousse à réinventer une spiritualité dont il serait le centre absolu, « le Premier Dieu, le Dieu unique ». « Pour être un dieu, un vrai dieu, il fallait se saturer de choses simples : c’était la voie la plus commode pour atteindre la perfection de la divinité. » p. 111

C’est un livre essentiel qui nous rappelle que derrière toutes les success stories de la littérature il y a aussi des échecs terribles et que les raisons de ces déconvenues ne sont pas uniquement le fait d’une absence de talents, de chances… Les appuis dans le milieu ne peuvent accomplir de miracle (nombreux de ses amis, dont Ezra Pound ont défendu son œuvre). Il faut aussi rencontrer ses lecteurs. A l’époque, aucun éditeur (ou presque) n’a voulu parié sur Carnevali. Les éditions La Baconnière tentent maintenant de remédier à cette situation (dans la francophonie). Gageons qu’elles y réussissent !

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La promenade au phare (To the lighthouse) — Virginia Woolf

La promenade au phare
(To the lighthouse)

Virginia Woolf
Traduction de M. Lanoire
Le livre de poche biblio

La promenade au phare -- Virginia Woolf

Les pages dans un courant d’air s’attacheront cette année à recenser ce regard perçant, parfois jaloux et envieux, souvent admiratif et affectueux, que porte l’écrivain à l’égard des peintres, ces autres descripteurs d’autres réalités… Aujourd’hui nous nous glisserons dans ce magnifique roman de Virginia Woolf : To the Lighthouse, publié en 1925, avec deux extraits issus de la dernière partie intitulée Le phare, et plus précisément au chapitre 11 où nous retrouvons Lily Brisco, peintre en proie aux angoisses que génère le processus créateur, alors que Mrs Ramsay n’est plus… Comment, par l’art, par la peinture, par l’écriture concernant Virginia Woolf, rendre présent l’invisible, non pas en le montrant, ce qui reviendrait à montrer du visible, mais en le suggérant, en l’effleurant, en le rendant poreux aux perceptions et aux interprétations… Comment et pourquoi invoquer les temps révolus, les fantômes du passé ? Ce sont toutes ces questions qui traversent le roman, et particulièrement dans ces deux extraits du point de vue du peintre.

Premier extrait (pp. 257-258)

Le vent avait dispersé la traînée de fumée ; il y avait quelque chose de déplaisant dans la façon dont les bateaux se trouvaient placés.

La disproportion qui existait là lui semblait détruire une harmonie dans son propre esprit. Elle éprouvait un obscur sentiment de détresse. Il se confirma lorsqu’elle se tourna vers son tableau. Elle avait gaspillé sa matinée. Pour une raison ou pour une autre, elle ne pouvait pas arriver à équilibrer avec une précision absolue ces deux forces opposées, Mr. Ramsay et sa peinture ; et cet équilibre était pourtant nécessaire. Peut-être y avait-il quelque chose de défectueux dans sa composition ? Était-ce, se demandait-elle, la ligne du mur qui avait besoin d’être brisée, ou bien la masse formée par les arbres qui était trop épaisse ? Elle eut un sourire ironique ; car ne s’était-elle pas imaginé, en commençant, qu’elle avait résolu le problème ?

Quel était donc ce problème ? Il lui fallait s’efforcer de s’emparer de quelque chose qui lui échappait. Cette chose-là lui échappait lorsqu’elle pensait à Mrs. Ramsay ; elle lui échappait maintenant lorsqu’elle pensait à la peinture. Des phrases lui venaient. Des visions lui venaient. Et de beaux tableaux. De belles phrases. Mais ce dont elle voulait s’emparer c’était la discordance qui agit sur les nerfs, la chose elle-même avant qu’on en ait rien tiré. Procurez-vous cela et recommencez par le commencement, se disait-elle avec désespoir en se plantant fermement devant son chevalet. C’était un misérable appareil et bien imparfait, se disait-elle, que cet appareil dont les hommes se servent pour peindre ou pour sentir ; il fait toujours défaut au moment critique ; il faut héroïquement l’obliger à continuer sa tâche. Elle regarda fixement, les sourcils froncés. C’était la haie, évidemment. Mais on n’obtient rien en se faisant trop pressant. On ne fait que s’éblouir en regardant la ligne du mur ou en songeant – elle portait un chapeau gris. Elle était d’une étonnante beauté. Qu’elle vienne si elle doit venir, cette chose-là, se dit-elle. Car il y a des moments où l’on ne peut ni penser ni sentir. Et si l’on ne peut ni penser ni sentir, où se trouve-t-on ?

« The wind had blown the trail of smoke about; there was something displeasing about the placing of the ships.

The disproportion there seemed to upset some harmony in her own mind. She felt an obscure distress. It was confirmed when she turned to her picture. She had been wasting her morning. For whatever reason she could not achieve that razor edge of balance between two opposite forces; Mr Ramsay and the picture; which was necessary. There was something perhaps wrong with the design? Was it, she wondered, that the line of the wall wanted breaking, was it that the mass of the trees was too heavy? She smiled ironically; for had she not thought, when she began, that she had solved her problem?
What was the problem then? She must try to get hold of something tht evaded her. It evaded her when she thought of Mrs Ramsay; it evaded her now when she thought of her picture. Phrases came. Visions came. Beautiful pictures. Beautiful phrases. But what she wished to get hold of was that very jar on the nerves, the thing itself before it has been made anything. Get that and start afresh; get that and start afresh; she said desperately, pitching herself firmly again before her easel. It was a miserable machine, an inefficient machine, she thought, the human apparatus for painting or for feeling; it always broke down at the critical moment; heroically, one must force it on. She stared, frowning. There was the hedge, sure enough. But one got nothing by soliciting urgently. One got only a glare in the eye from looking at the line of the wall, or from thinking—she wore a grey hat. She was astonishingly beautiful. Let it come, she thought, if it will come. For there are moments when one can neither think nor feel. And if one can neither think nor feel, she thought, where is one? »

Deuxième extrait (pp. 268-270)

« Elle avait laissé tomber les fleurs de son panier, songeait Lily, clignant des yeux et se reculant comme pour regarder sa peinture, que cependant elle ne touchait pas. Toutes ses facultés se trouvaient dans un état de transe ; sous une couche superficielle de glace elles se mouvaient avec une extrême rapidité.

Elle laissa tomber les fleurs de son panier ; elle les répandit, les jeta sur l’herbe, puis, à regret et avec hésitation, mais sans questionner ni se plaindre – ne possédait-elle pas à la perfection la faculté d’obéir ? – elle partit elle aussi. Elle descendait les champs, traversait les vallées, blanche, couverte de fleurs – c’est ainsi que Lily aurait voulu la peindre. Les collines étaient austères. Ce n’était que rochers et escarpements. Les vagues se brisaient en bas sur les pierres avec un rauque mugissement. Ils étaient partis, tous les trois. Mrs. Ramsay marchait en tête assez vite, comme si elle se fût attendue à rencontrer quelqu’un au tournant.

Soudain elle aperçut à la fenêtre qu’elle regardait une blancheur produite par une étoffe légère derrière la vitre. Quelqu’un avait donc fini par entrer dans le salon ; quelqu’un était assis dans le fauteuil. « Fasse le Ciel, pria-t-elle, qu’ils restent là bien tranquilles et qu’ils ne se précipitent pas sur moi pour venir me parler ! » Dieu soit loué ! Celui ou celle dont il s’agissait demeura paisiblement à l’intérieur ; il s’était par une heureuse chance installé de telle manière qu’il projetait sur la marche une ombre triangulaire d’une forme singulière. C’était intéressant. Ce pouvait être utile. Lily redevenait peintre. Il faut regarder toujours, sans laisser une seconde se relâcher l’intensité de l’émotion, ni sa détermination de ne pas se laisser abuser, de ne pas se laisser jouer. Il faut tenir son tableau – comme cela – comme dans un étau, et ne le laisser gâter par rien. Tout en trempant avec soin le bout de son pinceau, elle se disait qu’on a besoin de se trouver de plain-pied avec l’expérience commune, de sentir tout simplement que ceci est une chaise et cela une table, tout en sentant en même temps que c’est un miracle et une extase. Le problème pouvait, après tout, être résolu. Ah ! mais qu’était-il donc arrivé ? Une vague de blanc parcourut la vitre de la fenêtre. L’air avait dû faire s’agiter quelque volant de robe. Son cœur bondit, s’empara d’elle et se mit à la torturer.

« Mrs. Ramsay ! Mrs. Ramsay ! » s’écria-t-elle, sentant revenir son ancienne terreur – ce désir, ce désir qu’on ne peut satisfaire. Pouvait-elle lui infliger encore cette souffrance ? Puis, tranquillement, comme si elle l’eût maîtrisée, cette émotion s’incorpora elle aussi à son expérience ordinaire, se mit de plain-pied avec le fauteuil, avec la table. Mrs. Ramsay – cela faisait partie de la parfaite bonté qu’elle avait toujours témoignée à Lily – était assise là, très simplement, dans son fauteuil ; elle faisait aller ses aiguilles, tricotait ses bas rouge sombre, projetait son ombre sur la marche. Elle était assise là.

Et comme si elle eût possédé quelque chose qu’il lui fallait partager, tout en se trouvant dans la quasi-impossibilité d’abandonner son chevalet, tant son esprit était plein de ses pensées et de ses visions, Lily passa devant Mr. Carmichaël et s’en alla jusqu’au bord de la pelouse, son pinceau à la main. Où était donc ce bateau, maintenant ? Où était Mr. Ramsay ? Elle avait besoin de lui. »

« She had let the flowers fall from her basket, Lily thought, screwing up her eyes and standing back as if to look at her picture, which she was not touching, however, with all her faculties in a trance, frozen over superficially but moving underneath with extreme speed.
She let her flowers fall from her basket, scattered and tumbled them on to the grass and, reluctantly and hesitatingly, but without question or complaint—had she not the faculty of obedience to perfection?—went too. Down fields, across valleys, white, flower-strewn—that was how she would have painted it. The hills were austere. It was rocky; it was steep. The waves sounded hoarse on the stones beneath. They went, the three of them together, Mrs Ramsay walking rather fast in front, as if she expected to meet some one round the corner.

Suddenly the window at which she was looking was whitened by some light stuff behind it. At last then somebody had come into the drawing-room; somebody was sitting in the chair. For Heaven’s sake, she prayed, let them sit still there and not come floundering out to talk to her. Mercifully, whoever it was stayed still inside; had settled by some stroke of luck so as to throw an odd-shaped triangular shadow over the step. It altered the composition of the picture a little. It was interesting. It might be useful. Her mood was coming back to her. One must keep on looking without for a second relaxing the intensity of emotion, the determination not to be put off, not to be bamboozled. One must hold the  scene—so—in a vise and let nothing come in and spoil it. One wanted, she thought, dipping her brush deliberately, to be on a level with ordinary experience, to feel simply that’s a chair, that’s a table, and yet at the same time, It’s a miracle, it’s an ecstasy. The problem might be solved after all. Ah, but what had happened? Some wave of white went over the window pane. The air must have stirred some flounce in the room. Her heart leapt at her and seized her and tortured her.

« Mrs Ramsay! Mrs Ramsay! » she cried, feeling the old horror come back—to want and want and not to have. Could she inflict that still? And then, quietly, as if she refrained, that too became part of ordinary experience, was on a level with the chair, with the table. Mrs Ramsay—it was part of her perfect goodness—sat there quite simply, in the chair, flicked her needles to and fro, knitted her reddish-brown stocking, cast her shadow on the step. There she sat.

And as if she had something she must share, yet could hardly leave her easel, so full her mind was of what she was thinking, of what she was seeing, Lily went past Mr Carmichael holding her brush to the edge of the lawn. Where was that boat now? And Mr Ramsay? She wanted him. »

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Le roi du bois — Pierre Michon

Le roi du bois

Pierre Michon
Editions Verdier

Le roi du bois, Pierre Michon, Ed. Verdier

Dans les prochaines pages dans un courant d’air, je m’attacherai à ce regard perçant, parfois jaloux et envieux, souvent admiratif et affectueux, que porte l’écrivain à l’égard des peintres, ces autres descripteurs d’autres réalités… Aujourd’hui nous commenceront par un extrait de Pierre Michon, avec Le roi du bois, qui décrit la vie d’un jeune gardien de porcs avant qu’il ne passe au service du peintre Claude le Lorrain.

« Je les épiais entre les feuilles. Sans hâte ils se campaient, levaient le nez, humaient l’air, d’un grand regard neutre embrassaient les horizons, la fuite des sentiers, les troupeaux ; ils échangeaient quelques mots, hésitaient ou disputaient, soudain faisaient un grand geste et quelque chose avait l’air de bougrement les intéresser là-bas, vers un maigre bois où tombait une maigre cascade, au front d’une orée où le jour et l’ombre se disputaient les feuillages comme à longueur d’été ils le font sans que ce heurt naisse autre chose que du feuillage : ils se montraient donc ceci ou cela et je regardais par là-bas moi aussi, j’écarquillais les yeux pour voir ce qu’il y avait de si étonnant, une belle dormant dans ce bois et pourquoi pas y pissant, ou une vraie Notre-Dame enlevée en plein ciel, mais il n’y avait que des feuilles et de l’eau, du ciel. Je m’époumonais dans mon sifflet, l’extase saugrenue les quittaient un peu, ils sortaient de leurs fontes leurs petites affaires, papiers et mines, se mettaient à l’aise, en tailleur sur leurs bottes ou assis sur un talus, et faisaient interminablement de petits dessins. Mais oui — c’étaient les peintres. »

Le roi du bois, Pierre Michon, pp. 30-31
Éditions Verdier poche, 1996

Claude Gellée, dit le Lorrain (1600 ou 1604/1605 – 1682) Vers 1635 Graphite, sanguine et pierre noire, plume et pinceau et encre brune - 26,4 cm x 35,7 cm - Haarlem, musée Teyler, inv. L 44 - Acquis par la Fondation Teyler en 1790. © Haarlem, Teylers Museum

Claude Gellée, dit le Lorrain (1600 ou 1604/1605 – 1682)
Graphite, sanguine et pierre noire, plume et pinceau et encre brune – 26,4 cm x 35,7 cm – Haarlem, musée Teyler, inv. L 44 – Acquis par la Fondation Teyler en 1790.
© Haarlem, Teylers Museum

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des coquelicots — Samantha Barendson

des coquelicots

Samantha Barendson
pré # carré 71 / Hervé Bougel
Couverture par Aline Coton

Amapolas / Des coquelicots, Samantha Barendson - Couverture réalisée à la main par Aline Coton

Ce court recueil, des coquelicots de Samantha Barendson partage avec la fleur bien d’autres similitudes que sa magnifique couverture rouge illustrée par Aline Coton.

« Il a dit
Je ne sais pas partir
Et j’ai attendu
Qu’il reste »

Le rouge de la passion envahit le poème, absorbé par la capillarité de la page, aussi lentement et sûrement que la chaleur envahit le corps sous l’action du plaisir. C’est une passion dévorante qui promet l’exil, le voyage vers « la mer du Nord » , c’est une passion argentine dans les rues de Buenos Aires, où le rouge des coquelicots se mêle au rouge « d’un danseur de tango », du rouge à l’émoi, du trouble érotique jusqu’au sang  :

« Il a ouvert une grenade
Les grains un à un
Comme du maïs carmin
Dans sa bouche coquelicot
Que j’ai mordu jusqu’au sang
»

Au rouge de la fleur s’ajoutent le bleu de la mer et le blond du sable (ou des blés) et ces couleurs vibrantes donnent au poème une composition picturale découpée par plan chromatique :

« Nous regardons la mer
Assis dos à la dune
Il suffirait d’un pas
Pour m’emmener en voyage »

Samantha Barendson explore les symboliques multiples du coquelicot, jusqu’en son aspect morphique (le coquelicot, fleur de la famille des pavots, est un des attribut de Morphée, qui lui donne le pouvoir de léthargie) :

« Et lorsque tu t’endors […]
Je m’endors rescapée
Teintée de sable clair
Ton mât
La mer »

Mais comme le coquelicot commence à se faner aussitôt qu’il est cueilli, la passion proportionne son intensité à sa fugacité et finit par partir, par ne pas rester… « Qu’il parte » sont d’ailleurs les derniers mots du recueil et sonne comme une injonction fataliste, une prière libératrice qui tombe comme un couperet et affirme le renoncement face à ce qui ne sait « pas rester ». C’est pourtant ce qu’avait annoncé l’ouverture du poème (cf. la première citation ci-dessus). On ne croit jamais les oracles, on feint toujours d’ignorer la fin et c’est le destin qu’on défie… Oui ! il y a un peu de la tragédie grecques dans ces coquelicots…

En explorant les étymologies linguistiques du coquelicot, j’ai été surpris d’apprendre que le nom en français est un dérivé direct de l’onomatopée du coq dont la crête évoque la couleur de fleur. La langue française a l’art parfois de faire des coqs à l’âne en transformant en un nom aux consonances poétiques un mot désignant quelque chose beaucoup plus prosaïque.

En turc, par contre, coquelicot se dit gelincik, et signifie petite mariée… dans mon imaginaire, cette étymologie est comme un rubis ajoutant la dernière touche à ce très beau poème.

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Des vols et des cendres — Marie-Christine Grimard (#vasesco)

Ce mois-ci, dans le cadre des Vases communicants, j’ai grand plaisir d’accueillir dans mon labyrinthe Marie-Christine Grimard. Nous nous sommes échangés une photo et chacun a écrit sur l’image de l’autre. J’ai offert à Marie-Christine une photo prise sur le bord de la fenêtre de mon bureau d’un bourdon, quelque peu fatigué, sans doute même sur ses derniers instants. Dans son texte, Dernier vol, elle a réussi à rendre l’émotion de cet instant…
Marie-Christine m’a proposé en échange la photo d’« Une grue prise sur une plage de l’Atlantique en Vendée un jour où j’étais seule sur la plage et qui prenait tout son temps pour débusquer des crabes dans les rochers. » J’étais parti sur un texte long, un peu à la manière de Vaches de Frédéric Boyer, mais finalement, au dernier moment, j’ai changé de proposition en écrivant un calligramme sur la grue. Vous trouverez mon texte sur le blog de Marie-Christine.
Pour découvrir et comprendre le principe des vases communicants, je vous invite à lire le « Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre » sur
www.liminaire.fr.
Ici la liste complète des vases communicants.

Dernier Vol

Cette journée n’en finit plus.

Ce fut la plus longue de ma courte vie, la plus importante aussi.
J’ai accompli mon destin, ce pour quoi l’on m’avait fait éclore.
Nous étions dix et j’ai gagné la course vers le soleil d’or.
Il fallait voler à la verticale, de plus en plus vite, jusqu’à ce que nos ailes se brisent. Il fallait La rejoindre au plus près du soleil et se fondre en elle pour que le miracle s’accomplisse.
J’ai réussi. Je fus le plus fort, le plus vigoureux, le plus résistant, le plus rapide.
J’ai donné toutes mes forces dans la bataille et toute la ruche se souviendra de mon courage.
Mais mes ailes n’ont pas résisté, je les ai entendu se déchirer dans une plainte de soie. Puis je suis tombé sur le rebord de ce balcon.

Abeille au départ -- Sébastien de Cornuaud-Marcheteau
J’ai gagné le droit de me reposer un peu dans le soleil couchant.
Je sais que ce soir est le dernier où je verrai la lumière enflammer l’horizon.
C’était court finalement, quelques semaines, juste le temps qu’il fallait pour aimer cet endroit, pour goûter aux trésors sucrés de cette prairie.
J’aurais aimé aller visiter le pays qui s’étire au delà des blés, là-bas derrière la forêt. J’ai senti des parfums inconnus apportés par la brise du matin en suivant les papillons des pins.
Mais je crois que je n’aurai pas le temps.
Qui sait, dans une saison lointaine, si les fées de la prairie me donnent une seconde chance, je reviendrai peut-être goûter leurs blés dorés…

Marie-Christine Grimard

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