Un labyrinthe

Les Anges, du moins ceux qui veulent se considérer comme tels, ne provoquent plus la curiosité des Servants. Leurs secrets, s’ils existent, n’intéressent personne. Sans doute ont-ils des raisons d’agir ainsi et peut-être ne demanderaient-ils pas mieux que de les exposer devant tous, afin de s’en débarrasser d’une manière moins brutale. Toutefois, l’occasion ne leur est jamais donnée de le faire. Leur rôle semble se borner à rejoindre le haut de la falaise, choisir un point de départ et sauter.

   Dans le scénario, aucune place n’est laissée pour une tirade improvisée, une péripétie inattendue, un numéro d’acteur, si remarquable soit-il. Prisonniers de leur sentier, que l’on croirait tracé exprès pour eux, les Anges avancent au rythme lent des montagnards, en secouant parfois la tête à cause de la chaleur et des moustiques.

   Le silence, à peine troublé par les stridulations des insectes, la nudité sévère du décor, la fatigue engendrée par la marche contribuent, chacun à leur manière, à plonger le voyageur dans un état second et l’enferment dans l’étau de ses propres pensées. Si chaque sentier ne pointait pas vers le but avec obstination, il serait facile de se perdre.

   Le labyrinthe des voies qui mènent au sommet est le principal sujet de méditation des Anges, celui qu’ils abandonnent avec le plus de regrets, retardant parfois des semaines entières l’instant de l’envol afin de se donner le temps d’en comprendre l’essence et de se situer par rapport à lui.

   La plupart d’entre eux choisissent d’incarner, de façon souvent ambiguë, le Minotaure ou Thésée. D »autres, plus rares, se sentent une âme d’architecte et s’insurgent contre ce dédale conçu pour qu’il soit impossible de s’y perdre. Jusqu’à présent, aucun de ceux qui l’ont traversé n’a réussi à embrasser la réalité globale du labyrinthe, d’en devenir à la fois la serrure et la clé. Un tel événement est d’ailleurs improbable et passerait sans doute inaperçu.

   Après avoir franchi le dernier col, les sentiers convergent vers le bord de la falaise, en se jetant les uns dans les autres comme des ruisseaux erratiques aux lits mal définis. Le flot des Anges grossit à chaque confluence et la voie s’élargit. Les premières dalles, disjointes, apparaissent à quelques mètres à peine de l’aire d’envol, trop tard pour faciliter la progression des marcheurs. Une fois au bord du vide, l’attitude des Anges change du tout au tout. Il n’est pas faux de dire que l’histoire elle-même recommence sous une autre forme.

in Etoiles mortes, Jean-Claude Dunyach

 Labyrinthe, Ekwerkwe

Ecrire en marge

Sur la lecture — Marcel Proust

 Je laissais les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, et je montais en courant dans le labyrinthe jusqu’à telle charmille où je m’asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le plant d’asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains jours, les chevaux faisaient monter l’eau en tournant, la porte blanche qui était la « fin du parc » en haut, et au-delà, les champs de bleuets et de coquelicots. Dans cette charmille, le silence était profond, le risque d’être découvert presque nul, la sécurité rendue plus douce par les cris éloignés qui, d’en bas, m’appelaient en vain, quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus, cherchant partout, puis s’en retournaient, n’ayant pas trouvé ; alors plus aucun bruit ; seul de temps en temps le son d’or des cloches qui au loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu, aurait pu m’avertir de l’heure qui passait ; mais, surpris par sa douceur et troublé par le silence plus profond, vidé des derniers sons, qui le suivait, je n’étais jamais sûr du nombre des coups. Ce n’était pas les cloches tonnantes qu’on entendait en rentrant dans le village – quand on approchait de l’église qui, de près, avait repris sa taille haute et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d’ardoise ponctué de corbeaux – faire voler le son en éclats sur la place « pour les biens de la terre ». Elles n’arrivaient au bout du parc que faibles et douces et ne s’adressant pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les villages, aux paysans isolés dans leur champ, elles ne me forçaient nullement à lever la tête, elles passaient près de moi, portant l’heure aux pays lointains, sans me voir, sans me connaître et sans me déranger.

Et quelquefois à la maison, dans mon lit, longtemps après le dîner, les dernières heures de la soirée abritaient aussi ma lecture, mais cela, seulement les jours où j’étais arrivé aux derniers chapitres d’un livre, où il n’y avait plus beaucoup à lire pour arriver à la fin. Alors, risquant d’être puni si j’étais découvert et l’insomnie qui, le livre fini, se prolongerait peut-être toute la nuit, dès que mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie ; tandis que, dans la rue toute proche, entre la maison de l’armurier et la poste, baignées de silence, il y avait plein d’étoiles au ciel sombre et pourtant bleu, et qu’à gauche, sur la ruelle exhaussée où commençait en tournant son ascension surélevée, on sentait veiller, monstrueuse et noire, l’abside de l’église dont les sculptures la nuit ne dormaient pas, l’église villageoise et pourtant historique, séjour magique du Bon Dieu, de la brioche bénite, des saints multicolores et des dames des châteaux voisins qui, les jours de fête, faisant, quand elles traversaient le marché, piailler les poules et regarder les commères, venaient à la messe « dans leurs attelages », non sans acheter au retour, chez le pâtissier de la place, juste après avoir quitté l’ombre du porche où les fidèles en poussant la porte à tambour semaient les rubis errants de la nef, quelques-uns de ces gâteaux en forme de tours, protégés du soleil par un store, – « manqués », « Saint-Honorés » et « génoises », – dont l’odeur oisive et sucrée est restée mêlée pour moi aux cloches de la grand’messe et à la gaieté des dimanches.

Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans bruit, s’arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps déchaînés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d’autres mouvements à diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les yeux encore fixés à quelque point qu’on aurait vainement cherché dans la chambre ou dehors, car il n’était situé qu’à une distance d’âme, une de ces distances qui ne se mesurent pas par mètres et par lieues, comme les autres, et qu’il est d’ailleurs impossible de confondre avec elles quand on regarde les yeux « lointains » de ceux qui pensent « à autre chose ». Alors, quoi ? ce livre, ce n’était que cela ? Ces êtres à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu’aux gens de la vie, n’osant pas toujours avouer à quel point on les aimait, et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient l’air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une indifférence affectée ou un ennui feint ; ces gens pour qui on avait haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus rien d’eux.

Sur la lecture, Marcel Proust, Actes Sud

Katie -- Lewis

Ecrire en marge

De l’art d’annoter Don Quichotte…

Fictions

Jorge Luis Borges
Traduit par Nestor Ibarra,
Paul Verdevoye, Roger Caillois
Folio Gallimard, 1994

Fictions, J.L. Borges

 

A la réflexion, je pense qu’il est légitime de voir dans le Quichotte « final » une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces – ténues mais non indéchiffrables – de l’écriture « préalable » de notre ami. Malheureusement, seul un second Pierre Ménard, en inversant le travail de son prédécesseur, pourraient exhumer ces villes de Troie…

« Penser, analyser, inventer (m’écrivit-il aussi) ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l’intelligence. Glorifier l’accomplissement occasionnel de cette fonction, thésauriser des pensées anciennes appartenant à autrui, se rappeler avec une stupeur incrédule que le doctor universalis a pensé, c’est confesser notre langueur ou notre barbarie. Tout homme doit être capable de toutes les idées et je suppose qu’il le sera dans le futur. »

Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées. Cette technique, aux applications infinies, nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Enéide et le livre Le Jardin du centaure, de Mme Henri Bachelier, comme s’il était de Mme Henri Bachelier. Cette technique peuple d’aventures les livres les plus paisibles. Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils de cet ouvrage ?

J.L. Borges, « Pierre Ménard auteur du ‘Quichotte' » in Fictions

Ah ! le fantasme du palimpseste total, celui où, enfin débarrassé de tout scrupule littéraire, on rêve enfin de tuer l’idole – ce minotaure fossilisé, inexpugnable et indélébile – qui hante notre labyrinthe. On s’imagine en usurper la place… Et puis, ouvrant les yeux, on le croise au hasard d’un couloir. On n’en finit jamais avec l’idole : elle est gravée sur les murs. On se sent soulagé, presque heureux, et puis on ferme à nouveau les yeux…

Certains n’en rêvent pas, ils le font. Pas malins, ils s’habillent de leur vrais noms, on les appelle alors vulgairement des plagiaires.

Ecrire en marge