Le Ciel brûle — Marina Tsvetaïeva

Le Ciel brûle
suivi de Tentative de jalousie

Marina Tsvetaïeva
Éditions Gallimard

Le ciel brûle, Marina Tsvétaïéva

 

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Les nuits sans celui qu’on aime – et les nuits
Avec celui qu’on n’aime pas, et les grandes étoiles
Au-dessus de la tête en feu et les mains
Qui se tendent vers Celui –
Qui n’est pas – qui ne sera jamais,
Qui ne peut être – et celui qui le doit…
Et l’enfant qui pleure le héros
Et le héros qui pleure l’enfant,
Et les grandes montagnes de pierre
Sur la poitrine de celui qui doit – en bas…

Je sais tout ce qui fut, tout ce qui sera,
Je connais ce mystère sourd-muet
Que dans la langue menteuse et noire
Des humains – on appelle la vie.

Marina Tsvetaïeva

Ecrire en marge

Paul et Virginie — Bernardin de Saint-Pierre

Paul et Virginie

Bernardin de Saint-Pierre
GF-Flammarion

Paul et Virginie

On a mis auprès de Virginie, au pied des mêmes roseaux, son ami Paul, et autour d’eux leurs tendres mères et leurs fidèles serviteurs. On n’a point élevé de marbres sur leurs humbles tertres, ni gravé d’inscriptions à leurs vertus; mais leur mémoire est restée ineffaçable dans le cœur de ceux qu’ils ont obligés. Leurs ombres n’ont pas besoin de l’éclat qu’ils ont fui pendant leur vie; mais si elles s’intéressent encore à ce qui se passe sur la terre, sans doute elles aiment à errer sous les toits de chaume qu’habite la vertu laborieuse, à consoler la pauvreté mécontente de son sort, à nourrir dans les jeunes amants une flamme durable, le goût des biens naturels, l’amour du travail, et la crainte des richesses.

Paul et Virginie franchissant le torrentLa voix du peuple, qui se tait sur les monuments élevés à la gloire des rois, a donné à quelques parties de cette île des noms qui éterniseront la perte de Virginie. On voit près de l’île d’Ambre, au milieu des écueils, un lieu appelé LA PASSE DU SAINT-GERAN, du nom de ce vaisseau qui y périt en la ramenant d’Europe. L’extrémité de cette longue pointe de terre que vous apercevez à trois lieues d’ici, à demi couverte des flots de la mer, que le Saint-Géran ne put doubler la veille de l’ouragan pour entrer dans le port, s’appelle LE CAP MALHEUREUX; et voici devant nous, au bout de ce vallon, la baie du tombeau, où Virginie fut trouvée ensevelie dans le sable; comme si la mer eût voulu rapporter son corps à sa famille, et rendre les derniers devoirs à sa pudeur sur les mêmes rivages qu’elle avait honorés de son innocence.

Jeunes gens si tendrement unis! mères infortunées! chère famille! ces bois qui vous donnaient leurs ombrages, ces fontaines qui coulaient pour vous, ces coteaux où vous reposiez ensemble, déplorent encore votre perte. Nul depuis vous n’a osé cultiver cette terre désolée, ni relever ces humbles cabanes. Vos chèvres sont devenues sauvages ; vos vergers sont détruits ; vos oiseaux sont enfuis, et on n’entend plus que les cris des éperviers qui volent en rond au haut de ce bassin de rochers. Pour moi, depuis que je ne vous vois plus, je suis comme un ami qui n’a plus d’amis, comme un père qui a perdu ses enfants, comme un voyageur qui erre sur la terre, où je suis resté seul.

En disant ces mots ce bon vieillard s’éloigna en versant des larmes, et les miennes avaient coulé plus d’une fois pendant ce funeste récit.

p. 174

 

Encore une de ces lectures accablantes qui fit le malheur d’Emma…

 

Ecrire en marge

Feue la salamandre — poèmes

« Mal à la cendre, mal à la cendre… »
Telle est la voix, qui en écho
Se perd – de miné­raux en miné­raux –
De la sala­mandre, la sala­mandre…

« Quel tison navrant saura m’atteindre,
Moi qui n’ai que cendres pour tis­ser ma peau ? »

 


Antre

Être de l’antre,
La paroi à gravir
Est parsemée d’appuis
Confortables,
D’abris séducteurs.

Traque l’inconfort.

Ces pierres d’achoppement
Ne servent qu’à t’hisser
Là où la roche plane et lisse
N’offre plus que le vertige
De l’escalade.

Œuvre sans filet,
La clef par dessus
La voûte.

* * *
*

 

Hier encore,
Encore hier
Le temps se croise,
Se décroisent les rumeurs
Du jour : le tumulte sifflote
Un air tranquille.

Bruits du temps d’antan.
Le monde est peuplé de fossiles
Mais seuls les os se souviennent.

* * *
*

 Le rêve du puisatier

Sur son sein, repose la goutte d’eau
Frémissante qui, cherchant un chemin – trop long
Pour être parcouru en un ruissellement
– Fraction de seconde où l’eau se serpente
Un rêve impalpable : S sans eau, le long du corps,
Qu’irriguent, la nuit, ses veines en dessous,
– L’écorce défait ses voiles de velours –
D’une pluie fine comme d’un courant d’air
La source des larmes et le cillement humide ?
En un ruissellement s’arrête.
Sur cette margelle joue
La scène
Du destin au repos,
Au fond du puits
Un cœur bat
quand
même.

 

 

 * * *
*

 

Répons

Qui peut répondre
Le blanc ourdit le blanc
Avec lequel il ne sait que dire
Sans paroles,  sans légende
Un feu a gravi les marches
De mes marges la braise
Obscure scrute le i ocellé
– Chrysalide de papier velours –
D’un ici ou d’un ailleurs

Qui peut répondre
Réponse du berger
Au vide qui l’entoure
Sur les franges les étincelles
Dans un crépitement à demi éteint
Redessine contre le tain usé du miroir
La voix blanche et opaque
Du Sphinx
— Ecce  homo —
Le blanc ourdit le blanc
D’un ci-gît.

 

Agglomérat

Sciure et sang
Fraîchement mariés
De ces épousailles sans lendemain
Mariage consumé
Iront rejoindre,
Portés par un vent…

– Mais était-ce bien un vent
Ce souffle passé par là ? –

De quelques pages,
En quelque livre
– Brisure de la ligne
Où sont inscrites les cendres
De ce qui n’eut lieu, un jour.

En quelque livre ou ailleurs,
La mort ravissante,
L’auto-fragmentaire.

 


* * *
*

 

Quand les yeux sont clos

Les sillons rêches et droits sont encore
A découvrir.
Dans la matrice inarticulée
Dans l’immobilité de la terre
Un bout d’ardoise s’effrite
Tombée du toit de l’automne

Trop d’équilibre soutenu par la pierre

Objet qui se vétuste

Un jour

A l’origine est ombre

La pluie a dû laver

Indélébile

Ici cette cendre sèche
En équilibre malade sur un fil

Sur le sol
Une cosse esquisse un râle
Ses coutures se délacent
Un grain veut aspirer à
(Inspirer)

L’aveuglante lumière

L’air lourd de l’été

Qui porte en son être le soufre poreux
De la naissance

* * *
*

 

Cette ombre inquiétude guète…

Ploiera-t-elle au frôlement de ce qui l’approche ?
Peurs inouïes
Enfouies dans la terreur silence, lâche, lâche
Un peu
Lâche un peu ce lest lent à remonter d’en bas,
Hors d’atteinte
Hors le hors
La langue blessée
Ou la luette interdite.

Pliera-t-elle au commencement du jour ?
Lorsque page et page, lit
Et porte, ce qui ne finit qu’un instant
Sont exil – retrait du trait – extrait
Attraction, pénible gravité.
A tâtons le guet se permet.
A-t-on légué sperme et
Œuf
Aux solitudes entées
Aux parfums de la nuit ?

Liera-t-elle encore le souffre au lait,
La main à l’acier, le gré au refus ?
Garde, garde de cette épée en amont
Du fil le tranchant de ta lecture
Ligature
Les lettres
La limite du corps
Le commun
Ou l’inutile
Le mors.

Lira-t-elle au disparu dans la chute
« Le désespoir apprend du désespéré
Le mot de l’insoumis
A rebours. »
Enseigne à l’orée de sa disparition,
La limite où s’efface
Le nivellement
D’une perte
Vive.

Ira-t-elle nourrir l’opacité du bosquet ?
Exégèse végétale
La fibre abrite encore une autre fibre
Tandis que la sève
Trace
Le chemin de sa dissolution
Trace
Le secret bourgeonnement
De son nom.

Râtelle-t-elle au large de la mer ?
Limons, limons le berceau
De notre enfance
Limaille de nos jeux : je vole,
Tu pistes, nous
brouillons
Nos verbes
Restes sans mémoire
Jetés – les dés – en pâture
Aux patelles.

A-t-elle… ?
– Peut-être…
Si guète encore cette ombre inquiétude.

* * *
*

 

Au bout de cette plume,
L’ange noir,
Ange de cachalot
Dans la mer blanche du hasard.

Avant d’être ange,
Je fus géomètre d’incendie :
Lors, j’agençais la danse des flammes
Pour en faire des nuées
De pages blanches
– Papier ligneux sans ligne,
Tout étant déjà rayé
d’avance – ;

Avant d’être ange,
Je fus témoin de paroles intarissables,
Sourcier et buveur
De cette eau – le long filet,
Ses mots dedans, sa voix après –
Témoin de mon nom inhabitable,
Foyer du verbe sentencieux,
L’eau est vive d’être morte.

Avant d’être ange,
L’eau est vive d’être morte.

.Mon noM.
– Symétrie parfaite –
Architecture spéculaire
De ma demeure où je sommeille
– le miroir a a ri ô rimel –,
Le nom dans l’interstice
Échappe au tain qui le regarde.

– Angel legnA –
Legna est le bois
qu’on brûle
Et dont je fis
Des pages blanches
– Papier ligneux sans ligne,
Tout étant déjà rayée
d’avance –

Avant d’être ange
J’ai allumé le feu
Qui fit de moi ce que je suis
Ange flamme, ange page.
Sur moi, les lignes je les écris
– Rayant d’avance

Ce qui invisible est d’habitude –.

* * *
*


 

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