L’été — Albert Camus

Noces
suivi de L’été

Albert Camus,
Gallimard, 1954

L'été, Albert Camus, Gallimard, 1954

« N’être rien ! » Pendant des millénaires, ce grand cri a soulevé des millions d’hommes en révolte contre le désir et la douleur. Ses échos sont venus mourir jusqu’ici, à travers les siècles et les océans, sur la mer la plus vieille du monde. Ils rebondissent encore sourdement contre les falaises compactes d’Oran. Tout le monde, dans ce pays, suit, sans le savoir, ce conseil. Bien entendu, c’est à peu près en vain. Le néant ne s’atteint pas plus que l’absolu. Mais puisque nous recevons, comme autant de grâces, les signes éternels que nous apportent les roses ou la souffrance humaine, ne rejetons pas non plus les rares invitations au sommeil que nous dispense la terre. Les unes ont autant de vérité que les autres.

Voilà, peut-être, le fil d’Ariane de cette ville somnambule et frénétique. On y apprend les vertus, toutes provisoires, d’un certain ennui. Pour être épargné, il faut dire « oui » au Minotaure. C’est une vieille et féconde sagesse. Au-dessus de la mer, silencieuse au pied des falaises rouges, il suffit de se tenir dans un juste équilibre, à mi-distance des deux caps massifs qui, à droite et à gauche, baignent dans l’eau claire. Dans le halètement d’un garde-côte, qui rampe sur l’eau du large, baigné de lumière radieuse, on entend distinctement alors l’appel étouffé de forces inhumaines et étincelantes : c’est l’adieu du Minotaure.

Il est midi, le jour lui-même est en balance. Son rite accompli, le voyageur reçoit le prix de sa délivrance : la petite pierre, sèche et douce comme un asphodèle, qu’il ramasse sur la falaise. Pour l’initié, le monde n’est pas plus lourd à porter que cette pierre. La tâche d’Atlas est facile, il suffit de choisir son heure. On comprend alors que pour une heure, un mois, un an, ces rivages peuvent se prêter à la liberté. Ils accueillent pêle-mêle, et sans les regarder, le moine, le fonctionnaire ou le conquérant. Il y a des jours où j’attendais de rencontrer, dans les rues d’Oran, Descartes ou César Borgia. Cela n’est pas arrivé. Mais un autre sera peut-être plus heureux. Une grande action, une grande œuvre, la méditation virile demandaient autrefois la solitude des sables ou du couvent. On y menait les veillées d’armes de l’esprit. Où les célébrerait-on mieux maintenant que dans le vide d’une grande ville installée pour longtemps dans la beauté sans esprit ?

Voici la petite pierre, douce comme un asphodèle. Elle est au commencement de tout. Les fleurs, les larmes (si on y tient), les départs et les luttes sont pour demain. Au milieu de la journée, quand le ciel ouvre ses fontaines de lumière dans l’espace immense et sonore, tous les caps de la côte ont l’air d’une flottille en partance. Ces lourds galions de roc et de lumière tremblent sur leurs quilles, comme s’ils se préparaient à cingler vers des îles de soleil. Ô matins d’Oranie ! Du haut des plateaux, les hirondelles plongent dans d’immenses cuves où l’air bouillonne. La côte entière est prête au départ, un frémissement d’aventure la parcourt. Demain, peut-être, nous partirons ensemble.

L’été, Albert Camus, Gallimard, 1954
Fin du 1er chapitre intitulé : Le minotaure ou la halte d’Oran

Ecrire en marge

La fin d’Astérion — Jorge Luis Borges

 

Thésée tuant le minotaure

[…] Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance. J’entends leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l’un après l’autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs cadavres m’aident à distinguer des autres telle ou telle galerie. J’ignore qui ils sont. Mais je sais que l’un d’eux, au moment de mourir, annonça qu’un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe et qu’à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit de ses pas. Pourvu qu’il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes. Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d’homme ? Ou Sera-t-il comme moi ?

Le soleil du matin resplendissait sur l’épée de bronze, où il n’y avait déjà plus trace de sang.
« Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s’est à peine défendu. »

La demeure d’Astérion, Jorge Luis Borges, in L’Aleph

Détail (médaillon) : Thésée et le Minotaure

Ecrire en marge

De l’art d’annoter Don Quichotte…

Fictions

Jorge Luis Borges
Traduit par Nestor Ibarra,
Paul Verdevoye, Roger Caillois
Folio Gallimard, 1994

Fictions, J.L. Borges

 

A la réflexion, je pense qu’il est légitime de voir dans le Quichotte « final » une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces – ténues mais non indéchiffrables – de l’écriture « préalable » de notre ami. Malheureusement, seul un second Pierre Ménard, en inversant le travail de son prédécesseur, pourraient exhumer ces villes de Troie…

« Penser, analyser, inventer (m’écrivit-il aussi) ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l’intelligence. Glorifier l’accomplissement occasionnel de cette fonction, thésauriser des pensées anciennes appartenant à autrui, se rappeler avec une stupeur incrédule que le doctor universalis a pensé, c’est confesser notre langueur ou notre barbarie. Tout homme doit être capable de toutes les idées et je suppose qu’il le sera dans le futur. »

Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées. Cette technique, aux applications infinies, nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Enéide et le livre Le Jardin du centaure, de Mme Henri Bachelier, comme s’il était de Mme Henri Bachelier. Cette technique peuple d’aventures les livres les plus paisibles. Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils de cet ouvrage ?

J.L. Borges, « Pierre Ménard auteur du ‘Quichotte' » in Fictions

Ah ! le fantasme du palimpseste total, celui où, enfin débarrassé de tout scrupule littéraire, on rêve enfin de tuer l’idole – ce minotaure fossilisé, inexpugnable et indélébile – qui hante notre labyrinthe. On s’imagine en usurper la place… Et puis, ouvrant les yeux, on le croise au hasard d’un couloir. On n’en finit jamais avec l’idole : elle est gravée sur les murs. On se sent soulagé, presque heureux, et puis on ferme à nouveau les yeux…

Certains n’en rêvent pas, ils le font. Pas malins, ils s’habillent de leur vrais noms, on les appelle alors vulgairement des plagiaires.

Ecrire en marge