De l’art d’annoter Don Quichotte…

Fictions

Jorge Luis Borges
Traduit par Nestor Ibarra,
Paul Verdevoye, Roger Caillois
Folio Gallimard, 1994

Fictions, J.L. Borges

 

A la réflexion, je pense qu’il est légitime de voir dans le Quichotte « final » une sorte de palimpseste, dans lequel doivent transparaître les traces – ténues mais non indéchiffrables – de l’écriture « préalable » de notre ami. Malheureusement, seul un second Pierre Ménard, en inversant le travail de son prédécesseur, pourraient exhumer ces villes de Troie…

« Penser, analyser, inventer (m’écrivit-il aussi) ne sont pas des actes anormaux, ils constituent la respiration normale de l’intelligence. Glorifier l’accomplissement occasionnel de cette fonction, thésauriser des pensées anciennes appartenant à autrui, se rappeler avec une stupeur incrédule que le doctor universalis a pensé, c’est confesser notre langueur ou notre barbarie. Tout homme doit être capable de toutes les idées et je suppose qu’il le sera dans le futur. »

Ménard (peut-être sans le vouloir) a enrichi l’art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle : la technique de l’anachronisme délibéré et des attributions erronées. Cette technique, aux applications infinies, nous invite à parcourir l’Odyssée comme si elle était postérieure à l’Enéide et le livre Le Jardin du centaure, de Mme Henri Bachelier, comme s’il était de Mme Henri Bachelier. Cette technique peuple d’aventures les livres les plus paisibles. Attribuer l’Imitation de Jésus-Christ à Louis-Ferdinand Céline ou à James Joyce, n’est-ce pas renouveler suffisamment les minces conseils de cet ouvrage ?

J.L. Borges, « Pierre Ménard auteur du ‘Quichotte' » in Fictions

Ah ! le fantasme du palimpseste total, celui où, enfin débarrassé de tout scrupule littéraire, on rêve enfin de tuer l’idole – ce minotaure fossilisé, inexpugnable et indélébile – qui hante notre labyrinthe. On s’imagine en usurper la place… Et puis, ouvrant les yeux, on le croise au hasard d’un couloir. On n’en finit jamais avec l’idole : elle est gravée sur les murs. On se sent soulagé, presque heureux, et puis on ferme à nouveau les yeux…

Certains n’en rêvent pas, ils le font. Pas malins, ils s’habillent de leur vrais noms, on les appelle alors vulgairement des plagiaires.

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