La géométrie de l’Univers selon Borges

La ligne est composée d’un nombre infini de points ; le plan, d’un nombre infini de lignes ; le volume, d’un nombre infini de plans ; l’hyper-volume, d’un nombre infini de volumes… Non, décidément, ce n’est pas là, more geometrico, la meilleure façon de commencer mon récit. C’est devenu une convention aujourd’hui d’affirmer de tout conte fantastique qu’il est véridique ; le mien, pourtant, est véridique.

Le livre de sable, J.-L. Borges,  Folio Gallimard

L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales, avec au centre de vastes puits d’aération bordés par des balustrades basses. De chacun de ces hexagones on aperçoit les étages inférieurs et supérieurs, interminablement. La distribution des galeries est invariable. […] Les hommes en tirent conclusion que la Bibliothèque n’est pas infinie; si elle l’était réellement, à quoi bon cette duplication illusoire ?

La bibliothèque de Babel in Fictions, J.-L. Borges, Folio Gallimard

 

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Nuages (I) — J.-L. Borges

Tempête sur les côtes de Belle-Ile, Théodore Gudin (1802-1880)

Pas une chose au monde qui ne soit
Nuage. Nuages, les cathédrales,
pierre imposante et bibliques verrières,
qu’aplanira le temps. Nuage l’Odyssée,
mouvante, comme la mer, neuve
toujours quand nous l’ouvrons. Le reflet
de ta face est un autre, déjà, dans le miroir
et le jour, un labyrinthe impalpable.
Nous sommes ceux qui partent. Le nuage
nombreux qui s’efface au couchant
est notre nuage. Telle rose
en devient une autre, indéfiniment.
Tu es nuage, tu es mer, tu es oubli.
Tu es aussi ce que tu as perdu.

Nuages (I), Jorge Luis Borges, Les Conjurés,
traduction par Claude Esteban,
dans Œuvres complètes, op. cit., p. 941.

Poème que j’ai découvert dans la toujours excellente anthologie permanente de la poésie, j’ai nommé Poezibao.

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La fin d’Astérion — Jorge Luis Borges

 

Thésée tuant le minotaure

[…] Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance. J’entends leurs pas et leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à leur rencontre. Ils tombent l’un après l’autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs cadavres m’aident à distinguer des autres telle ou telle galerie. J’ignore qui ils sont. Mais je sais que l’un d’eux, au moment de mourir, annonça qu’un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon rédempteur existe et qu’à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit de ses pas. Pourvu qu’il me conduise dans un lieu où il y aura moins de galeries et moins de portes. Comment sera mon rédempteur ? Je me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un taureau à tête d’homme ? Ou Sera-t-il comme moi ?

Le soleil du matin resplendissait sur l’épée de bronze, où il n’y avait déjà plus trace de sang.
« Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s’est à peine défendu. »

La demeure d’Astérion, Jorge Luis Borges, in L’Aleph

Détail (médaillon) : Thésée et le Minotaure

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Un labyrinthe

Les Anges, du moins ceux qui veulent se considérer comme tels, ne provoquent plus la curiosité des Servants. Leurs secrets, s’ils existent, n’intéressent personne. Sans doute ont-ils des raisons d’agir ainsi et peut-être ne demanderaient-ils pas mieux que de les exposer devant tous, afin de s’en débarrasser d’une manière moins brutale. Toutefois, l’occasion ne leur est jamais donnée de le faire. Leur rôle semble se borner à rejoindre le haut de la falaise, choisir un point de départ et sauter.

   Dans le scénario, aucune place n’est laissée pour une tirade improvisée, une péripétie inattendue, un numéro d’acteur, si remarquable soit-il. Prisonniers de leur sentier, que l’on croirait tracé exprès pour eux, les Anges avancent au rythme lent des montagnards, en secouant parfois la tête à cause de la chaleur et des moustiques.

   Le silence, à peine troublé par les stridulations des insectes, la nudité sévère du décor, la fatigue engendrée par la marche contribuent, chacun à leur manière, à plonger le voyageur dans un état second et l’enferment dans l’étau de ses propres pensées. Si chaque sentier ne pointait pas vers le but avec obstination, il serait facile de se perdre.

   Le labyrinthe des voies qui mènent au sommet est le principal sujet de méditation des Anges, celui qu’ils abandonnent avec le plus de regrets, retardant parfois des semaines entières l’instant de l’envol afin de se donner le temps d’en comprendre l’essence et de se situer par rapport à lui.

   La plupart d’entre eux choisissent d’incarner, de façon souvent ambiguë, le Minotaure ou Thésée. D »autres, plus rares, se sentent une âme d’architecte et s’insurgent contre ce dédale conçu pour qu’il soit impossible de s’y perdre. Jusqu’à présent, aucun de ceux qui l’ont traversé n’a réussi à embrasser la réalité globale du labyrinthe, d’en devenir à la fois la serrure et la clé. Un tel événement est d’ailleurs improbable et passerait sans doute inaperçu.

   Après avoir franchi le dernier col, les sentiers convergent vers le bord de la falaise, en se jetant les uns dans les autres comme des ruisseaux erratiques aux lits mal définis. Le flot des Anges grossit à chaque confluence et la voie s’élargit. Les premières dalles, disjointes, apparaissent à quelques mètres à peine de l’aire d’envol, trop tard pour faciliter la progression des marcheurs. Une fois au bord du vide, l’attitude des Anges change du tout au tout. Il n’est pas faux de dire que l’histoire elle-même recommence sous une autre forme.

in Etoiles mortes, Jean-Claude Dunyach

 Labyrinthe, Ekwerkwe

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