Les Cahiers de Malte Laurids Brigge — R.M. Rilke

Durant quelques temps encore je vais pouvoir écrire tout cela et en témoigner. Mais le jour viendra où ma main me sera distante, et quand je lui ordonnerai d’écrire, elle tracera des mots que je n’aurais pas consentis. Le temps de l’autre explication va venir, où les mots se dénoueront, où à chaque signification se défera comme un nuage et s’abattra comme de la pluie. Malgré ma peur je suis pourtant pareil à quelqu’un qui se tient devant de grandes choses, et je me souviens que, autrefois, je sentais en moi des lueurs semblables lorsque j’allais écrire. Mais cette fois je serai écrit. Je suis l’impression qui va se transposer. Il ne s’en faudrait plus que de si peu, et je pourrais, ah ! tout comprendre, acquiescer à tout. Mais ce pas, je ne puis le faire ; je suis tombé et ne puis plus me relever, parce que je suis brisé. Jusqu’ici j’ai cru que je pourrais voir venir un secours. Voici devant moi, de ma propre écriture, ce que j’ai prié, soir par soir. Des livres où je l’ai trouvé, j’ai transcris cela, pour que cela me fût tout proche, pour que cela fût issu de ma main, comme jailli de moi-même. Et maintenant, je veux la copier encore une fois ici, devant ma table, à genoux, je veux l’écrire, car ainsi je le tiens en moi plus longtemps qu’à le lire, et chaque mot prend de la durée et a le temps de ralentir.

Mécontent de tous et mécontent de moi-même, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chanté, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde ; et vous, Seigneur mon Dieu ! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouve à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, qui je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.

« C’étaient des gens de néant, des gens sans noms abaissés plus bas que terre. Voici que je suis pour eux un objet de risée et le sujet de leur chanson…
« Ils ont rompu mon sentier et pour augmenter mon affliction ils n’ont besoin du secours de personne…
« Maintenant mon âme se fond en moi…
« Des frayeurs la poursuivent comme un vent, ma délivrance est passée comme un nuée, la nuit me perce l’os et mes veines ne prennent point de repos.
Mon vêtement a changé de couleur par la violence de mon mal ; il se colle à mon corps et m’enserre comme l’ouverture de ma robe…
« Le jours d’affliction m’ont surpris, je ressemble à la poussière et à la cendre…
« Ma harpe n’est plus qu’une plainte et le son de ma flûte, un sanglot. »

Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge,
Points Seuil, p. 52 (traduction de Maurice Betz)

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