« Après les vaches, à qui le tour ? On a rougi et baissé les yeux. On a pensé à nos millénaires de malfaçon.
J’aurais voulu qu’elles sachent qu’elles devaient rester là où elles-mêmes se doutaient qu’elles mourraient, où elles-mêmes se doutaient un peu qu’elles ne pourraient pas rester quand la canicule a frappé la terre des vaches.
J’aurais voulu qu’elles se souviennent.
Jamais vache n’a bu la couleur du sang frais. Mais a toujours su quel genre d’arbre c’était. Un châtaignier par exemple.
La mémoire des vaches n’a pas de profondeur. Elle est plate et douce et répétitive comme un très vieux chant. Elle contient des choses inoubliables et semblables à jamais.
Une vache a facilement le mal d’un pays qui n’existe pas. Elle fait un doux repas dans les fougères mais la nuit est immense. Un pas de plus et les plaies s’ouvrent.
Sachant qu’une vache qui pourrait faire des folies est celle aussi qui jamais ne fait aucune folie. »Vaches, Frédéric Boyer, P.OL, 2008
Guillaume Toumanian
Photos prise en mars dernier dans les Deux-Sèvres par un dimanche ensoleillé
Ayant vu, au début du printemps, l’exposition de Guillaume Toumanian, il semblerait que sa peinture m’ait donné des envie d’images en mouvement, de vitesse prise sur le vif, dans une sorte de contradiction qui, intellectuellement, paraît complètement irréelle (ou pour le moins absente du champ de l’expérience du réel telle qu’on se la figure) mais qui, à la réflexion, est une sensation familière, une perception déjà ressentie. L’homme se déplace. De plus en plus vite. En auto, en train, en avion… Mais sa perception rétinienne, elle, ne s’accroît pas proportionnellement. A vrai dire nous avons la rétine à la mesure de nos pieds, de nos pas. Entre le 24 et le 45. Nous pourrions faire des films à 1000 images/seconde que nous n’y verrions que du feu. Peut-être même ressentirions nous un malaise face à un trop plein d’images, une saturation d’informations indigestes. Peut-être que l’homo-numericus de 22e siècle connaîtra une mutation de son organe visuel dans ce sens, mais pour le moment la vitesse croissante nous conduit à percevoir le monde dans une grande distorsion, une élasticité inquiétante, comme si le monde coulait. Pas comme un navire, non mais comme coule la peinture en surplus. La coulure est une larme qui s’échappe de la toile et qui s’affranchit de son peintre. C’est d’ailleurs ce pleur que je n’ai pas pu fixer véritablement sur les capteurs numériques du Canon qu’on m’avait prêté. Le monde fond, se dilue, vibre mais ne pleure pas.
De la peinture de Guillaume Toumanian se dégage toujours quelque chose d’aqueux, une liquidité de la perception : ce qui contraste énormément avec les moyens mis en œuvre, car la matière est importante sur la toile, elle en revigore les aspérités du paysage qu’elle embrasse, elle lacère et troue la toile, elle en projette des ombres… J’éprouve un sentiment contradictoire en présence de ses œuvres, quelque chose qui me fait penser à Bachelard et à sa théorie sur les eaux dormantes. Les eaux dormantes, selon lui, peuvent être perçues comme apaisantes (en réminiscence du liquide fœtale) ou absolument angoissantes, mortifères. Les eaux dormantes, c’est le dernier lit d’Ophélie : un lit de morte endormie, un tombeau naturel sublimé où la mort s’enveloppe d’une esthétique ambivalente par laquelle le sentiment de terreur qu’inspire naturellement la mort inexorable (qui suit son cours comme l’eau de la rivière) est contrebalancé par l’apaisement de l’endormissement, mais aussi par le sentiment d’avoir retrouvé une place harmonieuse au sein de la nature. Les peintures de Guillaume ont, je trouve, une troublante capacité à ophéliser la perception du monde, à lui donner un côté spectrale, mi-présent, mi-rêvé, à ralentir à l’extrême la fulgurance du monde en marche. Ses peintures sont hypnotiques : on les contemple comme si on sortait juste du sommeil et qu’on ne sait pas très bien ce qui vient de heurter de plein fouet notre rétine, si ce n’est cette sensation de vitesse qui fait marcher notre monde et qui ne parvient pas à se fixer raisonnablement au fond des yeux.
Je vous laisse en compagnie du peintre, interviewé et filmé par Justine Adenis avant son exposition à la Médiathèque du Bois fleuri.
Atelier de Guillaume Toumanian from Justine Adenis on Vimeo.
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Ecrire en margeHirondelle ou martinet ? – Serge Cazenave-Sarkis
Hirondelle ou martinet
Serge Cazenave-Sarkis
Éditions de l’Abat-Jour
Souscriptions et précommandes sur Ulule
Hirondelle ou martinet ? Tel un Sphinx gardant jalousement – un brin de cruauté mal dissimulé dans son œil vicieux – l’entrée du dernier recueil de nouvelles de Serge Cazenave-Sarkis, ce titre, dans sa pose narquoise, ne nous accorde dans sa forme interrogative qu’une maigre alternative. Ici pas d’énigme, pas de mot de passe secret. C’est le principe même de la question fermée : la bourse ou la vie ? La corde ou le flingue ? Hirondelle ou martinet ? Question fermée pour dire la fermeture, l’étroitesse rétrécissante du monde Cazeneuvien. Un rétrécissement – de la vie, de l’espace, de la société – que n’aurait pas dédaigné un autre grand amateur de romans noirs, Boris Vian. Une fermeture qui s’accorde parfaitement avec la luminosité ambiante. Plus noir que noir, comme le nouvel Omo, sauf que ça ne lave rien ! Car dans ce recueil, nos yeux, graduellement soumis à une noirceur croissante, trouvent encore le noir trop saturé de couleurs et de lumières, et quand la lumière nous parvient malgré tout, nous en suspectons immédiatement l’origine : incendie criminel, déflagration d’arme à feu ou aube de la dernière heure ?
Nul n’entre ici s’il recherche l’amour, la paix, la douceur de vivre… Tel devrait être l’avertissement au lecteur inscrit en blanc sur noir sur le frontispice de ce livre. En trois mot, comme en mille, ça va saigner ! Les humeurs vont jaillir des corps, les âmes se déliter, devenir délétères, les masques tomber d’eux-mêmes… Si certaines nouvelles vont flirter avec le cauchemar absolu comme dans la nouvelle « Le Gonze » (dans lequel le narrateur m’a fait penser à un tableau de Bacon peint au sabre plutôt qu’au couteau) beaucoup vont jouer sur un humour très noir et très incisif, un regard perçant et sans complaisance sur l’inhumanité, l’obscène. Un humour noir a 13°, ce qui pour un vin de table tape plutôt fort… Gare au réveil douloureux ! Ce cynisme âpre, ou âcre (ça dépend) distille un sentiment ambivalent : Ça rape ou ça dérape car « il suffit de peu de chose pour que tout bascule d’un côté comme de l’autre » (Des dents, des dents !). Car il n’y a rien qui rattrape le rien dans ces nouvelles, tout semble engoncé dans une médiocrité, une mollesse vile, une bassesse incomparable. Ce pourrait être les comices du village, version Freaks revisité par Hitchcock. Les hommes, les femmes, les maris, les épouses, les maîtresse, les vieux, les adolescents, les enfants sont saisis au vif, dans leur aigreur, leur viscéralité, leurs pulsions les plus crasses. Et quant aux animaux… c’est pire ! Oiseaux, chat, chien, singes, tout y passe ! Reste une question en suspend : n’y a-t-il rien qui nous rachètera sur cette fichue planète ?
Serge Cazenave-Sarkis, certes, ne réinvente pas la nouvelle mais il en exploite habilement les artifices et les artéfacts, surprenant le lecteur par ici, le choquant par ailleurs. Le poursuivant sans relâche de son style tranchant, il l’accule dans les retranchements de la narration : la lecture s’en fait haletante, comme si nous mêmes étions poursuivis par je ne sais quel détraqué, l’auteur en personne, qui sait ?
Parfois, rencontrant les unes glauques et hallucinantes des tabloïds comme le Nouveau Détective, je me suis toujours demandé où ils allaient chercher tous ces faits divers. Maintenant, je sais : ils lisent Hirondelle ou Martinet ?
Hirondelle ou martinet ? est également un projet porté par une maison d’édition, L’abat-jour : le livre est disponible en version numérique mais il est également proposé en souscription dans une version papier. Pour voir le jour il faut que le projet atteigne les 100 souscriptions : alors, à votre tour, laissez-vous tenter par ce recueil noir et corrosif !
Poursuivre le cauchemar
- Un extrait
- Sur frenchpeterpan
- Sur le souffle numérique
- Sur le Pandémonium sur lequel figure également un entretien avec Serge Cazenave-Sarkis
Ecrire en marge
L’apiculture selon Samuel Beckett — Martin Page
C’est au cours des Escales du Livre à Bordeaux, en flânant du regard sur les étals bondés de livre, que ce titre, L’apiculture selon Samuel Beckett, m’est apparu. Des abeilles, Samuel Beckett. La conjonction des deux a bourdonné entre mes oreilles en mêlant des désirs d’ordinaire opposés : le miel, l’apiculture, le monde minuscule et organisé des insectes d’un côté, le théâtre, la littérature, le monde majuscule et organisé des auteurs d’un autre côté. La sobre 4e de couverture et l’étiquette apposée à côté de la pile de livres indiquant qu’une rencontre entre Martin Page et Marie Nimier aurait lieu quelques heures plus tard finirent d’aiguillonner mon désir de lecteur d’en connaître davantage sur ce livre. Par bonheur, j’étais venu très tôt pour profiter pleinement du Salon. Il me restait quelques heures avant la rencontre : le temps d’avancer ma lecture en mangeant distraitement un sandwich…
Le résumé est simple : de la même manière qu’un glissement de terrain permet de révéler au monde des fondations archéologiques enfouies, un incendie, à la suite duquel les archives de Samuel Beckett sont déplacées, révèle aux lecteurs que nous sommes, une archive oubliée, un journal inédit tenu par un étudiant d’anthropologie. L’introduction, signée d’un professeur de l’Université de Reading, tient à désamorcer l’effet que pourrait provoquer un tel journal en mettant en garde le lecteur : malgré quelques mentions de faits avérés, ce texte est le fruit d’un « esprit facétieux (ou dérangé) » et doit être lu comme « une œuvre de fiction à propos de faits réels« . Le narrateur écrit dans ce journal pour « ne rien oublier de cette expérience » : être durant quatre mois l’assistant-archiviste-complice de Samuel Beckett. Ensemble ils vont d’abord classer les archives de l’auteur pour les envoyer à diverses universités, puis le labeur étant vite achevé ils vont entreprendre de fabriquer et de fournir des archives de toutes pièces. S’ensuit une épopée truculente en ville à la recherche de sens qui pourraient enrichir l’œuvre. Qu’il récolte son miel ou qu’il suive de loin la mise en scène d’En attendant Godot dans une prison en Suède, Beckett, par les yeux de son assistant, devient proprement humain, à tendance originale et farfelue, à contre-pied des clichés austères en noir et blanc attribués par la presse officielle. Inattendu. Comme devrait l’être tout écrivain dans la tête du lecteur.
J’ai dit : ‘Alors vous êtes du côté de Proust contre Sainte-Beuve’.
‘Je ne suis du côté de personne, a-t-il répondu. Il ne faut pas choisir. Proust s’est élevé contre Sainte-Beuve, il s’est affirmé ainsi, il s’est créé. C’est de la mauvaise foi bien sûr. Mais il nous a appris un chose importante : il faut se méfier des apparences’.L’apiculture selon Samuel Beckett,, p. 22
Œuvre sous influence
Martin Page cerne, avec une grande légèreté, la question de l’image de l’auteur : qu’elle soit construite par lui-même ou à ses dépends, l’icône de l’auteur influence-t-elle sur la perception de l’œuvre par le lecteur ? « Il faut rendre vivant ceux qu’on essaye de transformer en statue. Pour converser avec eux, pour s’approprier leurs livres. Les rendre proches. » m’écrit-il dans un court échange. La question est cruciale en épistémologie : les instruments que l’observateur utilise pour mesurer le réel n’influencent-ils pas, de leur présence seule, l’objet qu’il examine au point d’en offrir une image déformée – et donc faussée dans ses résultats ? La question est largement débattue en littérature depuis longtemps. Sans trouver de réponses réellement satisfaisantes ((Pour approfondir synthétiquement cette question je conseille de lire par exemple Théorie de la littérature : qu’est-ce qu’un auteur ? d’Antoine Compagnon)) : Proust contre Sainte-Beuve, Barthes contre Picard ou Lanson ; de l’intention de l’auteur comme moyen herméneutique d’appréhender l’œuvre à la disparition claire et simple de l’auteur, les théories méta-critiques se succèdent sans parvenir à fixer la relation triangulaire qui unit l’auteur et son texte, le texte et son lecteur. Si le mode de communication d’un auteur se définit in absentia (il n’écrit pas pour quelqu’un en particulier mais de manière différée pour un hypothétique lecteur, qu’il ne trouvera peut-être même pas), le lecteur, lui de son côté, identifie – plus ou moins fortement d’ailleurs – un locuteur, un conteur, une voix qui lui parle « en dedans de lui ». Il l’identifie tellement qu’il lui arrive de confondre auteur et narrateur, tant et plus qu’il finit parfois – quand ce qu’il lit lui remémore une expérience vécue, un souvenir lointain – par s’identifier entièrement à cet auteur. Le lecteur – mais plus généralement l’amateur de fictions – est un être fusionnel : avec l’histoire dont il réclame un haut pouvoir d’immersion et une intrigue censée le « cueillir », le surprendre, le faire vibrer, l’étonner, le faire réfléchir, avec les personnages pour lesquels il éprouve de l’admiration, du dégoût, de l’indifférence, avec les décors qui doivent l’entourer, l’extirper de son quotidien ou au contraire lui évoquer des lieux aimés qu’il a connus, et parfois – cas d’une extrême radicalité – avec l’auteur dont il croit connaître, par les secrets révélés de son écriture mais aussi parce que le lecteur, se sentant connecté, éprouve le besoin d’en savoir davantage sur cet auteur qu’il chérit… Dés lors, l’aura de l’auteur – son comportement, son histoire, mais aussi ce qu’en disent ou écrivent les « spécialistes » de l’auteur : les éditeurs, les universitaires, les journalistes, les héritiers (je pense à Joyce, à Nietzsche), les biographes – influence pour une grande part la voix perçue à travers le texte, son « autorité ».
Cette influence je l’ai vécue, en tant que lecteur, avec Marguerite Duras. Sa voix, la manière qu’elle avait de ponctuer ses phrases de silences, de répondre à côté des questions, mais à côté y répondant quand même, ses provocations verbales et péremptoires (« Sartre n’a pas écrit« ), sa stature, son visage, ses lunettes, sa façon de s’habiller, tous ces détails que j’engrangeais, que je classais inconsciemment, non pas nécessairement pour éclairer l’œuvre de sens nouveaux mais pour l’habiller, pour la décorer, pour l’incarner, la rendre familière. Pour me l’approprier pleinement. Et je me revois, rue Saint Benoît, quelques mois avant sa mort, déambulant sur le trottoir, tachant de trouver dans l’air que je respirais le parfum des histoires ayant eu pour décor cette petite rue, sur son trottoir je cherchais à marcher dans les pas du « groupe de la rue Saint-Benoît » (qui, précise Blanchot, est une invention a posteriori, jamais les amis réunis au numéro 5 de la rue Saint-Benoît ne sont jamais appelés en tant que tel ((cf. Wikipédia, source : Bernard Alazet, Christiane Blot-Labarrère et André Labarrère (dir.), Marguerite Duras, Cahiers de L’Herne, 2005, p. 37)) ), espérant enfin, derrière les rideaux à carreaux, apercevoir peut-être l’ombre de Duras. Peut-être même échangerions-nous un signe, un acte de reconnaissance entre lecteur et écrivain… On peut y voir une forme de fétichisme, de fanatisme peut-être (comme ces admirateurs hystériques de Jean-Sol Partre de l’Écume des Jours, comme ces lecteurs de Proust qui font le pèlerinage à Combray). De la fascination pour la voix en dedans de moi lisant ses livres, sans aucun doute. Qui connaît un tant soit peu la vie et le caractère de Duras n’est pas dupe de la mise en scène (de la communication dirait-on maintenant, ce qui en dit long sur la mutation de ce mot depuis Claude Levi-Strauss et Roman Jakobson), plus ou moins inconsciente, vis-à-vis de son œuvre : la construction d’une mythologique personnelle déteignant complètement et de manière crescendo, avec les années, sur l’œuvre ; réciproquement des livres qui alimentent, qui contredisent, qui développent une mythologie de l’auteur, devenue à la fin de sa vie le personnage le plus fictionnel jamais sorti d’un de ses livres.
Œuvre et auteur comme deux miroirs en vis-à-vis, développant à l’infini, un ensemble fragmentaire, constitutif et dialoguant.
Mais je me pose une question. Qu’en sera-t-il quand l’ombre de Marguerite Duras sera moins dense aux yeux des futures générations, quand sa personnalité ne sera plus qu’une image d’Épinal vite résumée dans un manuel scolaire ou sur Wikipédia (« Il construisait une image d’Épinal du ‘Samuel Beckett écrivain’. C’était une manière de jouer avec le système. » p.45), quand elle ne sera définitivement plus là pour soutenir ce rapport ambigu à l’œuvre ? Le lecteur, sans doute, redécouvrira l’œuvre sous la seule puissance des projecteurs de son écriture.
Martin Page donne un début de réponse :
On devra oublier Beckett pour le redécouvrir et le lire comme il devrait être lu, sans la pollution de la renommée et de la réputation qui l’entoure aujourd’hui. Tout artiste est kidnappé. C’est lui rendre sa liberté que de l’oublier régulièrement, pour poser des yeux neufs sur son œuvre.
p. 47
Rendre sa liberté à l’auteur
Retrouver le sillon originel de l’œuvre détachée des connaissances et des préjugés acquis sur l’auteur, voilà un chemin tracé pour le lecteur. Lire Beckett en oubliant l’image austère véhiculée par les fantasmes de quelques photographes dépressifs, par son pessimisme supposé et complaisamment exacerbé par quelques critiques suicidaires, par son « théâtre de l’absurde », cette formule qui veut lapidairement enfermer en trois pierres l’œuvre d’une vie. Non ! Lire Beckett avec les mots du livre et comme seule biographie, celle du lecteur en dialogue avec le texte : « Étudier ma vie, c’est un moyen de ne pas voir ce qui se joue dans la leur et que mes livres tentent de révéler. » (p.22) ou encore « Ce qui compte, c’est la biographie de ceux qui lisent mes livres, plus que la mienne » (p.21)
Œuvre et lecteur comme deux miroirs en vis-à-vis, développant à l’infini, un ensemble fragmentaire, constitutif et dialoguant, dans l’absence libératrice de l’Auteur.
La liberté, dans la citation ci-dessus, est un élément essentiel dans la relation auteur-œuvre-lecteur : même si Beckett est outré qu’un journaliste compare sa célébrité à une prison (en respect pour ceux qui le sont réellement, avec la matérialité des murs qui les enserrent, incomparable aux « prisons mentales » que nous créons artificiellement), il reconnait qu’une partie de sa liberté a été enlevée dés lors qu’il est devenu célèbre : « Maintenant qu’on le considérait comme un grand artiste, il était trop tard [pour être un auteur excentrique]. Il avait créé son personnage. Personne ne prendrait au sérieux sa fantaisie. » C’est Martin Page qui le fait parler ici, mais cette phrase résonne étrangement avec la citation de Beckett en incipit du roman :
« D’abord j’étais prisonnier des autres. Alors je les ai quittés. Puis j’étais prisonnier de moi. C’était pire. Alors je me suis quitté. »
Samuel Beckett, Eleutheria
A laquelle se rajoute, celle, magnifique, de Nietzsche :
« Notre cœur se trouve là où sont les ruches de notre connaissance. Nous sommes toujours en route vers elles, nous qui sommes nés ailés et collecteurs de miel de l’esprit, nous n’avons qu’une seule et unique chose à cœur – rapporter quelque chose chez nous. »
Nietzsche, Généalogie de la morale.
Phrase qui, à elle seule, donne envie d’habiller tous les auteurs en apiculteurs coiffés d’un voile de tulle – on leur doit bien cela – et les lecteurs en butineuses abeilles…
Ce livre est simple et beau comme son histoire : Martin Page joue avec son Beckett-personnage avec beaucoup de tendresse et d’amusement…
Je tacherai de m’en souvenir en relisant pour la énième fois Fin de partie ou L’innommable…
Ecrire en marge