Ecrire en margeÉcrire, maintenant, uniquement pour faire savoir qu’un jour j’ai cessé d’exister ; que tout, au dessus et autour de moi, est devenu bleu, immense étendue vide pour l’envol de l’aigle dont les ailes puissantes, en battant, répètent à l’infini les gestes de l’adieu au monde.
Oui, uniquement pour confirmer que j’ai cessé d’exister le jour où l’oiseau rapace a occupé seul l’espace de ma vie et du livre, pour régner en maître et dévorer ce qui, une fois encore, cherchait, en moi à naître et que je tentait d’exprimer.
Inutile est le livre quand le mot est sans espérance.
Edmond Jabès, Le livre de l’Hospitalité, Gallimard, 1991 – p. 9
plus tard, encore — Michaël Glück
Imaginez que vous êtes dans la rue, à déambuler sans trop savoir où vous allez, la pensée errante, le désir vague des jours où rien ne se passe… Et soudain, quelqu’un – un crieur de rue, un saltimbanque, un bonimenteur ? – interpelle et demande à qui veut l’entendre qu’il enverra un livre écrit par un poète. Comme ça ! pour le plaisir de lire un poète. Pas d’encyclopédie à acquérir en échange, pas de souscription obligatoire, pas de transaction. Juste pour le plaisir de découvrir un poète et les éditions pré#carré.
« Que c’est bon ! Et je suis assis et j’ai un poète. Quel destin ! Ils sont peut-être trois cents dans cette salle, qui lisent à présent ; mais il est impossible que chacun d’eux ait un poète. (Dieu sait ce qu’ils peuvent bien lire !) Il n’existe pas trois cent poètes. Vous voyez mon destin : Moi, peut-être le plus misérable de ces liseurs, moi, un étranger, j’ai un poète. »
Rainer Maria Rilke, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, p. 40
Trad. Maurice Betz, Points Seuil
Bien sûr cela ne s’est pas passé exactement comme cela mais c’est un peu tout comme. J’ai écrit mon adresse postale dans une bouteille et lancé le tout dans l’océan numérique. La réponse ne tarda pas venir : les courants étaient favorables malgré une météo capricieuse. De la « poésie cousue main » ai-je précisé au facteur pendant qu’il me tendait l’enveloppe, du Dior ou du Channel, mais avec des mots dessus. Je pensais attirer vers le pli un quelconque regard admiratif mais pensez donc ! mon facteur doit livrer trois cents poètes par jour, il en a vu d’autres… Je remercie au passage Hervé Bourgel, l’éditeur audacieux qui lance des pépites de langages aux orpailleurs curieux.
Michaël Glück est un auteur foisonnant et fertile. Un coup d’œil rapide à la bibliographie de Poezibao (en 2007) permet de voir l’étendue de sa création : poésie, traductions, pièces de théâtre, livres à quatre mains, livrets, articles… Avec des titres qui m’ont paru évocateurs et mystérieux : La ville est mosaïque, aux Editions Cadex (que nous avons déjà croisées ici) ; en collaboration avec Annie Fabre, La sente étroite du Bout-du-Monde, Éditions de l’Amourier (une variation autour de L’étroit chemin du fond de Bashô dont je reparlerai bientôt ici), etc. Des titres qui m’ont fait sourire par la résonance ludique qu’ils entretenaient (involontairement) avec le nom de l’éditeur, comme Obstination des heures (édité par Le temps volé) ou Labyrinthes de la mémoires (par la revue Estuaire). Un auteur que je vais approfondir car ce poème, Plus tard, encore, m’a vraiment intrigué. Il faut dire ici que ce petit recueil s’articule avec deux autres parus précédemment aux même éditions : Goutte d’encre sous la langue (lire ici une notule de Julie sur De Litteris) et Dans quelques poèmes plus tard. Je les lirai à rebrousse temps, pour revenir à la source du poème, pour parcourir à rebours le chemin qui a permis d’aboutir à Plus tard, encore.
Seize poèmes construisent patiemment, dans l’entrecroisement des pronoms (« Chaque pronom | épiphanie d’un peuple« , 13), l’avènement d’un monde-poème, qui comme le livre petit et carré qui le délivre, « tient | dans la main« , un monde porté par « le souffle des livres brûlés » (16), poèmes-mondes nés sur le bout des lèvres. Lire ce recueil revient à se demander : si au commencement était le verbe, il a bien fallu l’articuler un jour, des lèvres l’ont murmuré, un corps, quelque chose, quelqu’un l’a imaginé, conçu dans son ventre, l’a porté avant que de l’engendrer, de le mettre à bas, à jour, avant que d’en accoucher. Le verbe alors est sorti d’une bouche, de lèvres, d’un sexe : « et dit l’amour dit le sexe | murmure au bord des lèvres | dit la langue toujours | est l’ourlet du poème » (6).
Le poème émet l’hypothèse que « le mot femme | s’est écrit dans la chair | dans la matière matrice des jours » (3). Femme comme premier mot ou comme première énonciatrice – où les deux confondues – comme première seconde du mot prononcé, du mot écrit « sur chaque grain | du sable des heures« . Le texte est fluide et met en place une mélodie qui se répète en infinies variations qui veulent perdre le lecteur dans « les labyrinthes du chant » (5). Il y a le poème, la femme, les bombes et il y a un nous… Le texte n’est pas sans une certaine violence (« je ne t’égorge pas | pour parler en ton nom | dit-elle« , 13), un ton ostinato qui, dans la recherche répétée de l’origine et du devenir du verbe, dit aussi l’agacement, le désarroi :
à qui demande quel
est l’avenir de la poésie
je dis mon désarroi,
mon ignorance
je dis aussi la certitude qu’
il n’y a pas d’avenir
sans la poésie(11)
Il y a des phrases magnifiques (comme ce « chant de groseille | pressées contre les lèvres) qu’on a envie de retenir par cœur et qui crèvent la blancheur de ces petites pages carrées qu’on aurait pu penser – à tord – sans prétention. La force de Malte Laurids Brigge est justement de n’avoir aucun préjugé sur le livre qui contient un poète, mais de profiter pleinement de ce bonheur unique et absolument impartageable d’être avec lui quand les autres sont peut-être seuls (mais il ne tient qu’à eux de…).
Une œuvre miniature comme je les aime, qu’on prend plaisir à relire, et relire encore. C’est aussi pour cela que j’aime les livres comme des petites boîtes : en abolissant le temps de la lecture (ou tout du moins en n’en faisant pas une contrainte) ils permettent la relecture, l’entretien infini avec l’œuvre – l’espace du livre ouvert alors se creuse pour devenir gigantesque.
Pour finir, écoutons Michaël Glück parler de la poésie et lire ses propres textes.
D’autres sentiers
- Goutte d’encre sous la langue
- Une lecture de Quelques poèmes plus tard
- Sur remue.net
- La page facebook de pré#carré
- Pour vous abonner comme moi à pré#carré (25€ / an pour 4 numéro) :
Une adresse : pré#carré – 52 quai Perrière – 38000 Grenoble
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Silencieuse
Celle qui mangeait le riz froid, Moon Chung-hee
Celle qui mangeait le riz froid
Moon Chung-hee
Éditions Bruno Doucey
Traduit du coréen par Kim Hyun-ja
Préface de Michel Collot
[…] De nos jours avec tous les engins électroménagers de la cuisine
une minute sur le bouton suffit pour avoir le riz chaud
On n’a guère l’occasion de manger le riz froid
mais aujourd’hui je mange seule le riz froid
[…]
aujourd’hui relevant mon corps malade je mange le riz froid
D’après une légende le Ciel n’ayant pu envoyer un dieu dans chaque foyer
y aurait envoyé une mère pour le remplacer
Alors je la rencontre dans le riz froid que je mange seule
Aujourd’hui
je deviens le riz froid du mondep. 83
Beaucoup de choses ont déjà été dites ces derniers mois depuis la publication, par les éditions Bruno Doucey, en septembre 2012 de Celle qui mangeait le riz froid de la poétesse coréenne Moon Chung-hee. La promotion du livre (deux articles parus dans Europe et Po&sie ainsi qu’une émission : Pas la peine de crier de Marie Richeux sur France culture) a permis de faire sortir de l’ombre, pour le public francophone, une poétesse largement reconnue dans son pays et le monde entier. Moon Chung-hee est née en 1947 à Boseong en Corée du Sud, exactement entre la fin de l’occupation du Japon et le début de la guerre fratricide qui divisera le pays en deux. Elle fait également partie de la première génération à réécrire en coréen (la langue coréenne fut interdite pendant les trente ans d’occupation japonaise). Autre élément important, son père, grand propriétaire terrien et rationaliste lui offre une solide éducation bien qu’elle soit une fille (c’est l’auteur qui le précise) : études qu’elle vivra aussi comme une déchirure (« j’étais nostalgique de mon pays natal et je n’en pouvais plus de la solitude« ). Pour panser les plaies de cette déchirure, elle commence à écrire. « On disait que c’était ça la poésie« . Dés l’âge de 13 ans, sans le savoir, sans le vouloir, sans ambitionner d’en faire un métier, Moon Chung-hee est une poétesse. Elle écrit de plus en plus et ses poèmes rencontrent, au-delà de ses professeurs, un public grandissant, ses recueils sont récompensés. Il faut souligner que la poésie est encore à l’heure actuelle une activité très vivante en Corée du sud : le film Poetry de Lee Chang-Dong, qui eut un succès international en 2010, en est un révélateur.
Celle qui mangeait le riz froid n’est pas un recueil mais une anthologie parcourant 40 années d’écriture de la poétesse, depuis les année 70 jusqu’à nos jours. Bruno Doucey explique que cette anthologie, initialement prévue aux Éditions des femmes et découpée en unités thématiques sous un angle féminin/féministe, a été entièrement revue dans une perspective chronologique, pour en refaire une « anthologie personnelle » de Moon Chung-hee qui nous permet, nous qui la découvrons seulement, de parcourir l’évolution d’une écriture et sa manière d’embrasser le monde.
Cette anthologie est traversée par de multiples tensions qui évoluent au fil du temps, prennent plus ou moins d’importance.
Le prosaïque au service de la poésie
Les poèmes de Moon Shung-hee prennent place dans la vie quotidienne et prosaïque. Ce n’est pas une nouveauté et c’est assez répandu si l’on considère certains haïku ou les sôshi de Sei Shônagon jusque parmi ses contemporains comme ce poème d’Eu Su-hwa :
Je photographie un lotus d’épine
Avec un appareil photo numérique
De trois millions de pixels.
Ce qui change, c’est que ce prosaïsme est celui qui entoure l’univers de la femme, en l’occurrence de la femme « au foyer » dans la société coréenne encore très patriarcale (mais quelle société ne l’est plus du tout ?) : les autels qui servent souvent de décor à ses poèmes sont la cuisine, la chambre à coucher, l’hôpital, l’aéroport ; les activités : la vaisselle, le repassage, la cuisine, éplucher fruits et légumes, la toilette… Ce sont les lieux et les tâches des servitudes quotidiennes, des banales vicissitudes d’où, il est vrai, il peut paraître difficile de trouver un quelconque sens, d’y voir apparaître une singulière beauté : « En faisant la vaisselle pour laver simplement la vie quotidienne | je fais bouillir mon sang jeune« , p. 27. Moon Chung-lee fait surgir sens et beauté de ces inattendues temporalités dont on attend jamais rien, dont on subit avec exaspération l’aliénation quotidienne, la perte de temps récursive. Elle embrasse le monde dans sa réalité la plus prosaïque, la plus banale pour trouver ce qui, dans et à côté du plus bassement insignifiant, du plus trivial, peut nous toucher d’une subtile émotion ou d’un lyrisme grandiose. Telle une flèche qui ne reviendra jamais : « Cependant on ne compare pas les mots à l’épée / mais à la flèche / car une fois utilisée, fichée quelque part / elle ne revient jamais » Chant de la flèche, p.115. Il y a une grandeur en nous, à côté de nous comme un monde parallèle dont on ignore le plus souvent l’existence et qui ne demande qu’à surgir, « comme un serpent sortant des touffes d’herbe dévore un quartier de lune« . Le poème intitulé Une journée sans titre est très révélateur de cette coexistence d’un monde parallèle qui disjoint entièrement le prosaïque (le corps — côté estomac, les servitudes…) et le poétique (le corps — côté érotisme, le rêve, les mots…).
Je me lève à l’aube et je prépare les gamelles des enfants
je lis distraitement le journal du matin
(comme un serpent sortant des touffes d’herbe dévore un quartier de lune
j’écrirai un poème intense)p. 47
Le poème en tête de cet article et qui a donné son titre à l’anthologie est un véritable bijou de grâce dans un monde d’électroménagers. Il place haut la liberté de se sentir comme appartenant au monde (et non à son mari, à la société, à ses ancêtres…) : choisir de manger le riz froid pour devenir autre chose, autre une, pour rencontrer celle qui dans les foyers a été envoyée à la place d’un dieu : la mère ; et ce mangeant elle devient ce qu’elle mange : le riz froid du monde. C’est une flèche de lucidité qui touche le cœur enfouie du foyer, le cœur de la femme devenue mère devenue riz froid du monde dans une quintessence universelle. Mais c’est aussi, à rebours, la figure de la mère toute attentive à son foyer qui néglige pour elle-même de se réchauffer le riz froid, qui subit de plein fouet dans sa cuisine la solitude familiale.
Car il y a, de l’aveu de la poétesse, une revendication féministe qui sous-tend nombre de ses poèmes : la Déclaration de la fleur est à ce titre un manifeste : « Je me servirai de mon sexe à ma façon, comme je l’entends | J’empêcherai que l’Etat le contrôle ou que les ancêtres s’en mêlent | J’empêcherai qu’une idéologie y porte la main brutalement…« , p. 105. De ce fait, ses thèmes abordent des préoccupations du point de vue de la femme : la filiation (« Ô mon fils | Entre toi et moi | vit sans doute un dieu« , p. 30), le mariage, le mari (« c’est l’homme qui m’a appris le plus ce que c’est la guerre » p. 78), de la difficulté à être poétesse dans un univers masculin (« De toute façon je dois être une mauvaise poétesse« , p. 31), le rapport à son propre corps (« Pendant que ma poésie faisait concurrence au silence | tu rencontrais des mecs à ta guise | […] | Ô mon moulin, Ô mon temple », p. 77), la sexualité sans tabou (magnifique poème intitulé Thérèse lesbienne), le désir mais également la vie politique d’une manière générale, comme ce poème intitulé Le poète invité (p. 113).
Que ses textes soient marqués du sceau de révolte, de l’autodérision — sa poésie est souvent pleine d’humour — ou simplement de l’émerveillement, le texte est charnu et palpable sous les doigts. Même au travers de la traduction (de Kim Hyun-ja, dont il faut souligner la qualité), les mots ont de l’épaisseur, nous sont familiers, égaux, généreux. On est loin ici des « clichés » d’une écriture asiatique dépouillée, vidée de l’inutile, d’une écriture désincarnée touchant du bout des doigts une supposée sagesse de quelques mots. Ce qui me plaît par dessus tout dans l’écriture de Moon Chung-lee c’est que, sans être absolument bavarde, elle a la consistance du quotidien, des légumes que l’on mange et qu’il faut bien éplucher — quitte à pleurer un peu — ; c’est qu’elle s’épaissit de cette expérience essentielle et dont on ne peut faire l’économie : la vie de tous les jours. La vie matérielle ? « Être née et me laisser vieillir | cette chose est toute ma richesse », p. 129.
De ce fait, loin de l’abstraction, loin des considérations métapoétiques parfois trop lisibles des poètes contemporains, le lecteur se sent proche de ses interprétations, de ses lectures du quotidien. Et qu’à bien mastiquer ses poèmes, je me suis senti moi-même — et pourtant homme, preuve que la poésie de Moon Chung-hee ne vise pas seulement un public de ménagères — devenir quelques grains de riz froid dans ma cuisine…
Poursuivre le voyage :
- Les Editions Bruno Doucey
- Keulmadang – Littérature coréenne : excellente ressource pour avoir une approche de la littérature coréenne contemporaine. Plus précisément cet article signé par Véronique Cavallasca : Moon Chung-hee ou le courage d’être femme qui est une lecture très juste et très synthétique de cette anthologie.
- Pas la peine de crier, émission animée par Marie Richeux sur France Culture
Le souvenir de personne – Cécile Fargue Schouler
Le souvenir de personne
Cécile Fargue Schouler
Editions Les penchants du roseau
Également publié aux éditions m@n
(2e livre élu par la communauté de M@n)
La littérature ne sert à rien…
Il est des moments, dans la vie de lecteur et d’écrivain (je subodore pour celui-là, ne me sentant pas écrivain) où le doute s’insinue plus ou moins fortement : et si tout ceci, la littérature, la musique, les arts, toutes ces choses immatérielles que l’on côtoie, collectionne, chérit, si tout ceci ne servait à rien ? La littérature, en définitive, ne répond pas à un des besoins essentiels à la vie (ce qui peut s’avérer aussi complètement faux quand on songe à la place de la littérature dans les destins d’écorchés vifs de Woolf, de Tsvetaïeva, d’Artaud, etc.). Quand son pays est déchiré par la guerre, quand on crève la faim et qu’on se demande comment finir la fin du mois, quand le seul objectif de la journée est de trouver de quoi nourrir ses enfants, de ne pas mourir de froid, de trouver une place pour dormir… ce n’est pas d’abord à la littérature que l’on songe. La littérature donc : ne sert à rien. Vanité des vanités. Et puis on lit un livre qui soudain nous rappelle que la littérature ne sert à rien et que c’est cette absolue vacuité qui la rend indispensable. Vitale. Parce que, te racontant, elle me raconte, elle nous dit, à nous, ce à quoi on appartient, parce qu’elle est essentiellement liée à notre moi ontologique dans la reconnaissance de l’autre et à la formation d’une communauté — fût-elle inavouable, comme le soulignait Blanchot.
L’écriture et la littérature selon Blanchot, sont inséparables de l’être en commun et de la communication. L’écriture n’est pas pour Blanchot, un objet formel et fermé, ce n’est pas un objet esthétique ni autistique, mais l’écriture c’est le rapport d’adresse par lequel non seulement un moi s’adresse à un toi, mais par lequel il y a seulement un moi et un toi, un un et un autre et par lequel seulement il peut y avoir une solitude et un dehors de la solitude, une expression, ou pour reprendre le mot de Bataille une extase.
L’écrivain et le lecteur se font l’un l’autre, et se faisant l’un l’autre, ils se déplacent l’un l’autre et ils se déplacent l’un par rapport à l’autre. Ils n’ont pas quelque chose à se communiquer, ils n’ont pas un message à se transmettre, ce qu’ils partagent, l’écrivain et le lecteur, c’est à dire aussi l’un et l’autre en général dans la communauté, ce qu’ils partagent c’est la puissance et la passion de se communiquer et à ceux qui attendent de l’écriture en ce sens une signification déterminable et communicable.
Jean-Luc Nancy, La question de la communauté
(dans « Un siècle d’écrivains » (FR3): Maurice Blanchot)
Source : Remue.net
La littérature comme puissance et passion de se communiquer. Dés l’avant-propos du Souvenir de personne le sentiment de cette puissance, de cette urgence (non dans le sens de la relation au temps — il lui a fallu quinze ans pour atteindre ce livre — mais dans celui d’une pression exercée qui demande à se libérer) est tout à fait palpable : « j’ai promis qu’un jour, le jour où je serai grande, je raconterai. […] Je suis venue vous parler. » Intransitif. Écrire, tel que M.D..
Cécile Fargues écrit pour redonner « un poids, une place » à celui qui, dans la mémoire collective, s’est dissout, s’est perdu dans la liste interminable de ces anonymes qui sont nos rencontres quotidiennes. Je trouve là, quelque part, est-ce la concomitance des titres ? la même démarche que dans W, ou le souvenir d’enfance de Perec de reconstituer, par des chemins différents, l’essentiel de ce qui nous a, toujours déjà, échappé. Plus encore : de ce que l’on a négligé, ignoré. Refoulé. La démarche consiste alors à retrouver, à remettre à sa juste « place » la pièce absente et néanmoins essentielle du puzzle que forme la communauté dans laquelle nous nous reconnaissons. Cette pièce, ce tu, c’est Sébastien, un adolescent retrouvé « mort vraisemblablement par overdose » un matin, dans les rue d’Angoulême. Un mort sous X (sous W aurait dit Perec). Une pièce négligée, un numéro dans un registre, une affaire classée dans la rubrique des faits divers. Mais qui nous raconte. Nous, l’humain. Par la voix de la narratrice.
Je n’aime pas le mot de témoignage parce qu’il y a cette idée d’à charge et à décharge, cette idée de transformer un être en étendard. Ce livre en est un. Mais il n’y a pas de héros, il y a beaucoup plus, il y a quelqu’un que vous n’avez jamais vu et à qui vous avez manqué.
La question du témoignage en ouverture du récit est essentielle. Et c’est ici que s’opère une divergence avec Perec : le rapport à la fiction. Perec, on l’a vu, noie le poisson, emmêle complètement son récit primordial dans une fiction alambiquée, elliptique, dans un labyrinthe de portes dont certaines n’ont pas de clef. Cécile Fargues de son côté aborde son sujet dans la matière brute de l’autobiographie : l’Avant-propos (adresse au lecteur) et la L’être ouverte (destinée à Sébastien) qui précèdent la partie narrative intitulée Fragments placent le récit dans une réalité factuelle et historique (avec une petite « hache »). Plus encore, le paratexte entier (il y a également un Épilogue) est le révélateur d’une certaine forme de vocation littéraire, un chemin possible — mais non recherché — sur la voie de l’écriture et de l’amour.
Ce matin, en me réveillant, j’ai trouvé sur la table juste à côté de mon lit une liasse de papiers réunis, agrafés, petit pavé blanc immaculés. Je l’ai pris. Il m’a fallu le tourner et le retourner plusieurs fois dans ma main, l’ouvrir, lire des mots au hasard, le refermer, le poser, le reprendre… pour le reconnaître enfin. Derrière son air définitif, il y avait Toi, moi, les mots que depuis des semaines je t’écris ici, l’amour qui ne s’en va jamais. Ils étaient soudain là, tous, dans ma main. C’était bien un livre, un vrai. Un que tu aurais pu toucher.. […] Et c’est comme si soudain t’était rendu tout ce qui t’avais été pris. Un poids, une place. Enfin.
p.117
En y repensant, le ton du récit est assez étrange : on pourrait penser que le récit se déroule avec une sorte de détachement, de distance, de pudeur. Il y a en effet un décalage entre la violence des scènes qui sont insupportables et la sensation d’une neutralité de ton dans lequel l’effroi, la colère auraient refusé de s’installer, définitivement. Cette distanciation n’a pas vocation d’objectiver le récit, d’en faire une approche clinique ou sociologique — comme il est de mode de restituer la sordidité ces derniers temps — mais plutôt d’aborder son objet de la façon la plus digne, la plus respectueuse, la plus humaine (« ce sentiment soudain du vivant« ) de l’être qu’elle aime. Certaines scènes sont d’une violence inouïe qui nous assommerait, nous ferait quitter le livre, fermer les yeux, la conscience… mais qui, sous la plume de Cécile, restent lisibles. C’est-à-dire visibles. Ne pas détourner le regard du réel est proprement un fil conducteur du roman. Ne pas détourner le regard tout court : de l’amour, de la crasse, de la beauté fragile… Ne pas détourner le regard « à s’en fendre la rétine« . C’est qu’il en faut du… (je ne sais trouver le mot exact : courage, cran… paraissant trop faibles ; tout comme la narratrice ne sait trouver le son juste : « Ta bouche entrouverte, pas un cri ne sort de la mienne, tous les sons sont trop petits » p. 44) pour affronter du regard l’être aimé, un autre enfant, se faire prendre salement par des bêtes sauvages : « Et il est là, à présent, une moitié de sexe à la main qui force tes reins. Tu essaies de te relever, poings fermés, mais sur ta nuque sa main pèse. Les étoiles, elles, s’indiffèrent, pour cinquante balles, il te baise. » p.45).
Il y a de l’élégie (étymologiquement chant de mort) dans ce Paul et Virginie au pays de la came, de la crasse et de la prostitution. De l’élégie inverse pour reprendre un concept d’Emmanuel Hocquard.:
« 4 ter. L’élégie est un poème autobiographique.
5. L’élégie parle du passé.
6. Celui qui écrit des élégies est un poète élégiaque.
7. Il existe deux sortes de poètes élégiaques : les classiques et les inverses.
8. L’élégiaque inverse n’est pas le contraire de l’élégiaque classique.
9. L’élégiaque classique rumine son passé. L’élégiaque inverse le refait. »Emmanuel Hocquard, mai 1998
Cette histoire est la mienne / Petite dictionnaire autobiographique de l’élégie
Source : Centre international de poésie Marseille
Car là est une des forces de ce texte (qui a, d’un point de vue strictement littéraire et selon le propre aveu de l’auteur, des faiblesses) : cette histoire, pourtant brutale et crue ne tombe jamais dans le piège du pathétique, ne rumine pas moralement ou socialement cette histoire, ne pousse jamais à exprimer de la pitié par ce regard biaisé — et rétrospectif — qui voudrait attirer toutes les compassions du monde, en faire une sorte de mythologie esthétique postmoderne et urbaine de la déchéance ((Cécile Fargue, dans un entretien accordé à Christian Domec, nous apprend qu’un éditeur, ayant pignon sur rue, était intéressé par le manuscrit sous réserve d’en détailler le côté cru, sombre, sordide… Faire de cette histoire une banale proposition au voyeurisme marketé était le piège attendu qui aurait fait de ce livre un livre comme on en trouve tant dans les rayons. Et Cécile Fargue, soucieuse de restituer son histoire au-delà de toutes considérations commerciales a préféré se tourner vers un éditeur qui avait vraiment lu son histoire…)). La narratrice n’invoque pas une quelconque rédemption car il n’y a pas de faute, ne sert pas une quelconque morale car ce n’est pas une fable… Il y a seulement des destins qui se croisent, se décroisent. Il y a seulement quelqu’un a recréé de toutes pièces, quelqu’un à aimer, à tous les temps.
« Je suis notre descendance » dit-elle à Sébastien. Dépositaire d’une l’histoire qui a échappé à la mémoire collective, elle est le fruit qui, au présent, continue de semer ses graines.
Vous l’aurez compris, Le souvenir de personne est un livre d’amour, un livre bien vivant, un livre qui chante la vie, la vie telle qu’elle est et telle qu’elle ne doit pas nous échapper, fût-ce en notre souvenir.
Tout en réfléchissant à l’élégie je me suis rappelé ce texte absolument saisissant de Michaux, texte dont je reparlerai, et qui dit au plus profond de la douleur l’amour et la déchirure de l’être aimé. J’aurais bien lu en filigrane un bout de ce texte au début d’un de ses chapitres (en tête desquels figurent des citations, très justes également, de Prévert, le poète préféré de Sébastien).
Riche d’un amour immérité, riche qui s’ignorait avec l’inconscience des possédants, j’ai perdu d’être aimé. Ma fortune a fondu en un jour.
Aride, ma vie reprend. Mais je ne me reviens pas. Mon corps demeure en ton corps délicieux et des antennes plumeuses en ma poitrine me font souffrir du vent du retrait. Celle qui n’est plus, prend, et son absence dévoratrice me mange et m’envahit.
Henri Michaux, Nous deux encore
Poursuivre le chemin
- Le blog de Cécile Fargue qui précéda le livre
- La page consacrée aux lecteurs et lectures du Souvenir de personne et il en est beaucoup de passionnants à lire, comme autant de regards s’éveillant au contact du livre.
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