« Amor mío, si muero… » — Pablo Neruda

La centaine d’amour

Pablo Neruda
Editions Gallimard

Centaine d'amour, Pablo Néruda, Editions Gallimard

Traduire est un exercice salutaire pour qui aime la langue. J’ai toujours été « mauvais » en cours de langue mais j’ai toujours aimé traduire. Des poèmes, des chansons. C’est une manière nouvelle d’aborder sa propre langue dans son étrangeté. Se désabriter de sa propre langue pour y laisser pénétrer le soleil d’une langue qu’on ne reconnaît pas comme maternelle : un interstice que le sens porte en lui comme un vent universel.

Voici ma modeste traduction de ce poème d’amour magnifique. Celle-ci n’engage que moi, bien évidemment. Continue reading

Ecrire en marge
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L’empreinte — Anna de Noailles

Le Cœur innombrable

Anna de Noailles,
Calmann Levy, 1901
Lire le recueil sur Gallica

 De-Noailles-Comtesse-Le-Coeur-Innombrable

Laszlo_-_Anna_de_Noailles

 

L’empreinte

Je m’appuierai si bien et si fort à la vie,
D’une si rude étreinte et d’un tel serrement,
Qu’avant que la douceur du jour me soit ravie
Elle s’échauffera de mon enlacement.

La mer, abondamment sur le monde étalée,
Gardera, dans la route errante de son eau,
Le goût de ma douleur qui est âcre et salée
Et sur les jours mouvants roule comme un bateau.

Je laisserai de moi dans le pli des collines
La chaleur de mes yeux qui les ont vu fleurir,
Et la cigale assise aux branches de l’épine
Fera vibrer le cri strident de mon désir.

Dans les champs printaniers la verdure nouvelle,
Et le gazon touffu sur le bord des fossés
Sentiront palpiter et fuir comme des ailes
Les ombres de mes mains qui les ont tant pressés.

La nature qui fut ma joie et mon domaine
Respirera dans l’air ma persistante ardeur,
Et sur l’abattement de la tristesse humaine
Je laisserai la forme unique de mon cœur.

On ne lit plus beaucoup Anna de Noailles. Ce livre, par exemple n’a pas été réédité par Grasset depuis des lustres. Il n’existe pas en livre de poche. Fort heureusement, étant entré dans le domaine public, on peut le lire sur Gallica…

Plage de Calais à marée basse ; Joseph Mallord William Turner

C’est encore un poème que j’ai découvert grâce à  la magnifique interprétation d’Angélique Ionatos, que voici.

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Chanter, simplement chanter

Ilo veyou

Camille
Camille music, 2011
www.camille-music.com

Camille, Ilo veyou

A Cécile, à Berce ma compagne,
mon angélique sauvage qui chante

Tomber de la cime des arbres tutoyée

Il ne suffit pas de prendre la posture de l’artiste pour faire chant avec le monde. Il faut davantage : l’air qui bruisse aux murmures, ces marques gravées dans la roche dont on a perdu le sens, au vent glacial qui les couve, aux feuilles de l’automne blotties sur leurs couches d’incendie à la surface des rivières… Le vent violent brusquant les ombres d’un arbre ployé. L’orage grondant au loin et l’instant transi dans l’attente réfléchie d’un désastre imminent. Frapper. Frapper, scander, labourer la terre de ses pieds nus. En faire jaillir les geysers telluriques demeurés dans nos ventres, nos dents serrées, dans nos corps gourds et résiliés. Se vêtir de rien, sortir de son refuge natal, habiter son abri comme le stylite sa pierre. Jouer à cloche pied sur une colonne d’harmoniques. Trop étroite et trop vaste à la fois. A la place où l’on est. Pas à côté, un pas dans le presque vide. Se vêtir de peu et se défaire de ce que l’on a pris. Endosser l’ancestral habit de la pythie. Être habité et être l’abri. Être abrité et sans habits. Se sentir Cassandre et se trouver belle, en dépit de tous. S’ouvrir aux connexions. S’entre tenir. A la folie, à l’indifférence, à la légèreté, à la frivolité. Jouer. Jouer encore. L’art est un jeu. Est insatisfaisante la seule lecture des règles qui en régentent les mécanismes. Jouer, jouer jusqu’à en oublier les règles. Être vent qui sublime la vanité de la feuille. Être vente. Souffler sur la beauté comme s’il s’agissait de la dernière bulle de savon qui puisse s’affranchir de l’anxieuse gravité qui la plaque contre terre. Frapper la terre des mains nues pour la faire trembler. Pour la rendre vivante.

…sans perdre de vue qu’un gésir est pré­fé­rable à tout autre désapparaître.

Et puis réinvoquer, avec force, avec rage et déraison ceux qui sont partis, les faire danser une dernière fois. A ceux qui, déjà, ont tourné le dos. Pas après pas / dans une valse lente, presqu’arrêtée. Une inertie à trois temps. Guérir les biens portants. Prévenir, les prévenir de ce qui advient toujours et les démunir de toutes munitions dont ils feraient, par connaissance, un mauvais usage. Et tomber de haut, de la cime des arbres tutoyée, sans perdre de vue qu’un gésir est préférable à tout autre désapparaître.

Le chant est métamorphose de l’intangible instable.

And when I die
and I’m born again
what will I be
a stone?
a cat?
a tree?

Go away, go away go…

Camille, She Was (Ilo veyou)

Magnifique concert de Camille, donné le 24 octobre à l’Olympia et qui, entre deux frissons, m’inspira ces mots.

L’image est d’un autre Kamil, Kamil Vojnar [Source] que j’ai eu le plaisir de connaître grâce à Pascale et qui après coup tombait à pic dans l’imaginaire de mon propos.

Ecrire en marge
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Sur la mer…

Trois extraits de textes…

Comme une énigme posée à la mer. Trois textes, trois mers différentes – la Bretagne au creux d’un coquillage de Julien Gracq; la mer d’Irlande sur la ligne presque parfaite de Maam-Cross à Unst, en passant par Iona de Pierre Cendors et  la Méditerranée d’Eugenio Montale pour laquelle toute terre émergée est une finisterre. Trois espaces aux latitudes diverses ; et pourtant ce sont des mots qui chantent encore ces lieux sur des accords intérieurs.

Pour ceux qu’elle aura choisis, c’est peu de visiter la Bretagne. Il faut la quitter en souhaitant d’y vivre, l’oreille collée contre ce profond coquillage en rumeur. Et son appel est celui d’un cloître au mur défoncé vers le large : la mer, le vent, la terre nue et rien. C’est ici une province de l’âme. Julien Gracq, Lettrines, Ed. Corti, 1967

Source http://www.nickelarse.com/displayphoto.php?2805

Vienne l’instant où
il faut se lever et
partir
vers la mer le vent
écouter
le chant runique
du vide […] »


Maam Unst Iona

encore trop de mots
pour dire ce vide lucide […]

Pierre Cendors, Chant runique du vide, Eclats d’encre, 2010

Le voyage prend fin ici:
dans les soucis mesquins qui divisent
l’âme qui ne sait plus émettre un cri. […]

Le voyage prend fin sur cette plage
que harcèlent les flots patients.
Rien ne dévoile, sinon des fumées paresseuses,
le rivage que tissent de conques
les vents bénins : et rarement se montre
dans la bonace muette
entre les îles d’air migratrices
la Capraia, ou la Corse échineuse.
Tu demandes si tout s’évanouit ainsi
dans cette mince brume de souvenirs ;
si dans l’heure qui somnole ou si dans le soupir
du récif s’accomplit tout destin.[…]Eugenio Montale, La maison sur la mer
in Os de Seiche, Poésie/Gallimard, 1991

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Abri

 L’infini serait l’espace-temps au pluriel,
Le centre, ce qui nous maintient debout,
Et le passage, ce qui nous fait avancer.

 Explorer l’abri

Abri. Quatre lettres si petites, si frêles, si ramassées, si étroites… s’il n’y avait, gardant l’entrée du mot, comme un antique portique, cette ébauche d’un toit, l’idée d’un grenier haut perché, d’un étage sur pilotis où nous blottir, d’une mansarde extirpée du monde bassement terrestre où nous trouverions refuge. Contrevents et marées.

 Ce grenier, cet attique (the attic disent les anglais, peut-être moins enclins que les français à garder leur grain au dernier étage de leur maison) semble être la clef de voûte de l’édifice, le point de fermeture abstrus (étymologiquement qui est caché profondément) et obtus (émoussé) qui simultanément nous préserve et nous calfeutre dans l’abri. Mais l’abri porte en lui une force poétique et étymologique qui l’empêche de s’enfermer dans l’image du réduit. Abri ne se réduit pas. Il refuse de céder son espace, considéré à tord comme clos, à la réduction. Abri infini, donc.

 Abri est un dérivé de l’ancien verbe abrier (IXe XIIe s.) issu du bas latin apricare lui-même dérivé du latin classique apricari, de apricus qui signifie « exposer au soleil ». L’origine du mot latin est obscure, nous précise le Dictionnaire historique de la langue française, mais les Latins rapprochaient ce mot de aperire « ouvrir » (apéritif), ouvrir au soleil.

Étrangement, abrir espagnol et aprir italien, qui ont la même racine, ont conservé leur sens initial tandis qu’abrier et abri firent rapidement un volteface sémantique. D’exposer au soleil, abri devint, dés ses premiers usages et par un glissement d’effet similaire, un refuge contre la pluie. Souvent la météo se mêle de nos mots et le vent emmêle la langue. Néanmoins je rêve qu’abri garde en lui, comme une réminiscence radioactive, les traces des rayons de soleil qui le caressaient naguère.

 Abri, ce refuge ouvert au soleil. Comme ces arbres où montaient jadis nos lointains ancêtres hominidés pour fuir les prédateurs, les flaques d’eau et peut-être, mais c’est seulement une supposition songeuse, l’apesanteur. Car avant que de trouver refuge dans les entrailles de la terre, dans les grottes sombres et dévorantes, nos premiers abris furent la surexposition de nos silhouettes au milieu des branches, plus près du soleil – il faudra peut-être narrer un jour cette version néandertalienne d’Icare et le haricot magique – avec pour seules enveloppes, les courants d’air dans les feuilles et les frissons sur nos corps velus.

 Abri, cet ouvert au fermé. L’exposition comme protection est une croyance magique et ancestrale que perpétuent les enfants quand ils ferment les yeux pour disparaître aux yeux de l’autre.

Autre image : quand s’approche le moment fatidique, dans Melancholia de Lars von Trier, quand la possibilité même d’un abri disparaît totalement, quand fuir revient à nier la conscience de la réalité – par la mort, la folie – (admirable scène où la première réaction de Charlotte Gainsbourg, quand la fin du monde devient inéluctable, est de s’enfuir, à pied avec son fils, vers le village et qui, ce faisant, tourne le dos à la planète pour mieux la faire disparaître), quand arrive ce moment, ils construisent ensemble un frêle tipi, ouvert et exposé, comme si l’abri ultime était pour l’homme celui qui lui permettait de renouer avec sa condition d’abrité. Et qu’il puisse dire : j’ai un abri. Le mot seul vaut toutes les protections. Abri exposé au soleil.

 Inversement, c’est derrière la porte fermée et supposée protectrice que se cachent, pour les enfants encore, mais aussi pour ceux qui cultivent un minimum leur paranoïa, les pires atrocités fantasmagoriques. Lynch a parfaitement exploité ce pouvoir angoissant de la porte fermée (dans Blue Velvet notamment, si mes souvenirs sont bons). Et ce n’est pas pour rien que Freud, parlant du refoulement, évoque la question de la porte : le souvenir refoulé, dit-il en substance, est comme un intrus qui frappe à la porte, et dont on fait mine d’ignorer la présence malgré les cris de rage, les coups de poings. Mais l’intrus finit toujours par rentrer par la fenêtre. Parce que sa finalité ultime, c’est de pénétrer à l’intérieur pendant que vous avez les yeux rivés sur la porte, pendant que cette porte toujours close vous rassure. Le rassurant sème la graine du soupçon. Rassurer, comme on couvre d’un voile pudique – ou bienveillant ou mortuaire– ce qui est obscène, ce qui est à craindre, ce qu’il ne faut pas voir. Être rassuré, ce n’est pas fermer les yeux, c’est fermer des paupières qui ne nous appartiennent pas.

Pour rester dans le genre (post-)apocalyptique, dans La route, de Cormac McCarthy, il est symptomatique que le seul endroit qui ressemble à un abri, le seul qui offre, dans le monde devenu barbare, tous les attributs de l’hospitalité – qui sont comme des clichés (au sens photographique) de la civilisation figée dans son état antérieur d’avant la catastrophe, comme peuvent l’être les ruines et les corps de Pompéi de l’Antiquité – soit aussi un endroit dans lequel le narrateur/père ne souhaite pas demeurer trop longtemps, se sédentariser. Cet abri, il en a l’intime conviction, est aussi un trou à rat, sans issue, sans exposition, sans soleil (même si celui-ci n’est plus qu’un pâle rêve tout le long de ce magnifique roman). Un tombeau. Son instinct de survivant l’alerte sur l’illusion que sont ces attributs fallacieux qui l’éloignent de cette réalité déplaisante qui fait maintenant partie de leur condition : la route vers le sud. Ces attributs auraient été valides pour s’abriter lors d’une explosion nucléaire mais, dans le contexte des guérillas cannibales, ils sont devenus obsolètes, contreproductifs, dangereux. Ce faux-abri, c’est le même que l’île des Lotophages pour Ulysse : le lieu de l’endormissement rassurant, celui qui engourdit nos sens, notre détermination initiale et notre instinct de survie, celui qui fait de nous des prisonniers dépendants de l’espace qu’ils occupent, le lieu de l’oubli de soi. Abri, le lieu de la conscience d’être.


 La question de l’abri, je l’ai tout juste évoquée dans cette courte introduction, traverse tous les âges, toutes les civilisations, toutes les croyances (c’est le centre même de toute eschatologie avec cette question : où seront-nous abrités quand tout ceci sera fini ?). La littérature, la poésie, la philosophie, la science, la psychologie même, toutes les sciences humaines portent ensemble un regard attentif sur ce qu’on pourrait définir comme un des symboles essentiels et signifiants de l’anthropologie. Il m’a semblé, dans le cœur même d’un labyrinthe – qui porte en lui l’essence d’un abri possible – que cette question pouvait être abordée comme un fil rouge de lectures et de pensées à venir. Abri à suivre, donc…

Ecrire en marge
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