Le labyrinthe de Pan

Le labyrinthe de Pan
El Laberinto del fauno

Réalisé par Guillermo del Toro (2006)

Le labyrinthe de Pan

Il y a de nombreuses années, dans un pays lointain et très triste se dressait une très haute montagne de pierres noires et rugueuses. Lorsque le soir tombait, sur la cime de cette montagne fleurissait chaque nuit une rose qui rendait immortel. Cependant, personne n’osait l’approcher car ses nombreuses épines étaient empoisonnées. Parmi les hommes, on ne parlait que de peur, de mort et de souffrances, mais jamais d’une promesse d’immortalité. Alors chaque soir la rose se fanait sans pouvoir faire profiter quiconque de son pouvoir. Elle restait perdue et oubliée au sommet de la montagne de pierres froides, seule, jusqu’à la fin des temps.

Conte raconté par Ofelia à son petit frère dans le ventre de sa mère

Aujourd’hui , je vous emmène dans un sombre et sinistre labyrinthe, un labyrinthe au carrefour de la grande et de la petite histoire, sorti tout droit de l’imaginaire de Guillermo del Toro.

Deux histoires parallèles

L’histoire ((Attention ! si le film parle de contes de fées, certaines scènes sont vraiment choquantes. Le film est interdit au moins de 12 ans)), pour faire simple, est à double entrée : elle se situe d’abord sur fond de fin de guerre d’Espagne quand les franquistes tentent d’éradiquer les dernières poches de résistants républicains. Ofelia accompagne sa mère enceinte pour retrouver son beau-père (que sa mère vient d’épouser), le sanguinaire capitaine Vidal (interprété avec brio par Sergi Lopez) qui commande un de ces bastions franquistes chargés d’éradiquer (avec un zèle inégalable) les derniers maquisards.

Ofelia, elle, est une enfant rêveuse, une Alice en puissance pour qui le monde de l’au-delà des livres contient plus de réalité tangible que le monde d’ici-bas. Guidée par un insecte qu’elle prend pour une fée, elle est conduite dans le labyrinthe situé à coté du camp, au milieu duquel elle rencontre un faune. Celui-ci lui raconte qu’elle est une princesse (son père, mort, étant roi de ce royaume souterrain) et que pour parvenir à retrouver ses vrais parents, elle doit réussir trois terribles épreuves…

Ces deux histoires imbriquées vont cheminer parallèlement, avec quelques points de contact (comme la mandragore placée sous le lit de la mère d’Ofelia pour la soigner), et redoubler de férocité et de cruauté. En effet, le monde imaginaire où semble s’engouffrer Ofelia n’a rien à envier à la noirceur du monde réel qui l’entoure. L’initiation dans l’autre monde n’est pas une partie de plaisir et Ofelia échoue à la seconde épreuve (en ne respectant pas une des consignes données, un classique des contes de fées)… Abandonné du faune, le monde réel bascule… Le faune alors lui donne une chance de passer la troisième épreuve…

Le labyrinthe

La labyrinthe, dans cette histoire, symbolise le territoire de l’au-delà, du monde souterrain : il est un monde retranché du monde, l’autre versant du miroir. On ne s’y perd pas. On n’en cherche pas véritablement le centre ésotérique, on le trouve à condition d’être désigné pour le découvrir : ce centre est le lieu où la magie se concentre, où le portail qui permettrait de rejoindre l’autre monde attend d’être réanimé. Ce portail, situé au fond d’un puits, est protégé par un faune (de Guillermo récuse la traduction de son fauno en Pan), qui est un double dionysiaque (et donc créatif) du Minotaure. Le faune n’est cependant pas le monstre chimérique à abattre. En dépit de ses airs de diable (il est intéressant de voir que les attributs du  faune, figure païenne de dieux rustiques, serviront à l’Eglise catholique à représenter le diable : cornes, pattes de bouc…) le faune se comporte comme un Sphinx, un donneur d’énigmes. Le labyrinthe comme centre du questionnement, voilà qui me plaît! L’initiation ne se superpose pas au cheminement labyrinthique qui conduit au centre (comme dans les rituels chrétiens) mais elle commence à partir même du centre qui pose question.

Le labyrinthe de Pan est une serrure (il est, à maintes reprises comme il se doit dans les contes de fées, question de clefs) : son centre est un trou (en colimaçon, cf. la photographie d’Ofelia s’enfonçant dans le centre du labyrinthe) qui réclame une clef. Cette clef, ce sésame, ce Graal est comme cette rose qui a le pouvoir de rendre immortel (cf. l’extrait au-dessus) : elle paraît si sauvagement gardée, si inaccessible et nos préoccupations prosaïques si centrales, si importantes qu’on en a oublié l’existence même de cette serrure présente sous notre nez… Il y a un peu du Petit Prince chez Ofelia !

Ce film, nourri d’une très riche intertextualité ((Je cite en vrac ce qui m’est venu à l’esprit : Alice au pays des merveilles, les contes de fées comme par exemple Barbe bleue, Perceval (la scène du repas où Ofelia ne doit rien manger), les personnages féminins, Carmen et Mercedes semblent emprunter leurs noms à l’opéra éponyme, on y trouve du Borges, le mythe d’Ophélie (notamment la scène finale), etc.)), est de ces films à tiroirs qui permet à chacun de s’approprier l’histoire et d’en développer son interprétation personnelle.

En résumé, un film superbe, je regrette simplement de ne pas l’avoir vu plus tôt.
Voici la bande annonce, le film est disponible en blu-ray et dvd.

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Une neige et des baisers exacts — Lysiane Rakotoson

Une neige et des baisers exacts

Lysiane Rakotoson
Cheyne éditeur, 2012

Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles.

R.M. Rilke, Lettres à un jeune poète,
Œuvres I : prose
, Le Seuil,
Trad.de Bernard Grasse

Désobéir au poète comme à soi-même

Il est des écrivains ((J’ai commencé ce billet il y a un peu plus d’un an, et, ayant décidé de mettre un peu plus d’ordre dans le labyrinthe et un peu moins de procrastination j’en « achève » – un grand mot, j’aurais souhaité encore développer davantage – la rédaction ces jours-ci)), des poètes, de caciques classiques, qu’il convient de ne jamais écouter (avec tout le respect et en dépit de toute l’admiration que je porte à Rilke) et dont les conseils empreints d’une grande sagesse – devenue évidence à force de répétition –  et gravés doctement dans le marbre ne perdurent que pour être transgresser. Désobéir au poète comme à soi-même. La langue est indocile à qui veut la domestiquer méthodiquement. Elle nous suit seulement à l’endroit où surgit une improbable – et souvent inattendue – nécessité de parole, à l’endroit où source et vocable sourdent d’un même jaillissement. Et tout le reste est littérature…

Lysiane Rakotoson, jeune poète agrégée de littérature, auteur du recueil Une neige et des baisers exacts (Cheyne Editeur) et lauréate 2010 du Prix de la vocation, fait partie de ces « désobéisseuses » poétiques qui “entrent” en poésie en défiant les chausse-trapes de la poésie amoureuse. Beaucoup de “jeunes poètes” s’y sont risqués maladroitement et ne s’en sont jamais relevés, tant il est périlleux, dans cette exploration où les sentiments se mêlent à la langue, d’établir la juste distance qui permet au lecteur de s’approprier une langue qui, chargée d’émotions et d’expériences trop personnelles, pourrait ne parler qu’à l’écrivant. Cette distance, il faut le souligner, est parfaitement maîtrisée par Lysiane Rakotoson qui nous livre dans ce recueil une expérience de la langue autant qu’une expérience humaine : l’amour s’incarne autant dans le texte que dans les chairs : « Je porte cette bure jusqu’à ce que le poème creuse un passage dans ta chair » dit-elle dans le premier poème qui trace, dés le commencement, le sillon qui va la guider. Continue reading

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Autres traces dans la neige

Je vois Perceval partout. Toujours et ailleurs. Tel au carrefour de ce très beau recueil « Baltiques » de Tomas Tranströmer…

 

Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage,
je partis pour l’île recouverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots.
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens!
Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige.
Pas des mots mais un langage.

Tomas Tranströmer, En Mars – 79 in Baltiques
Poésie Gallimard

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L’abri rudoyé

De tous temps j’ai aimé sur un chemin de terre la proximité d’un filet d’eau tombé du ciel qui vient et va se chassant seul et la tendre gaucherie de l’herbe médiane qu’une charge de pierres arrête comme un revers obscur met fin à la pensée.

L’abri rudoyé, René Char in Le nu perdu, bibliothèque de la Pléiade, page 459

Photo de ma collection privée

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L’Étoffe de l’univers — Andrée Chedid

L’Étoffe de l’univers, poèmes

Andrée Chedid
Éditions Flammarion, 2010

L’étoffe de l’Univers : ce résidu ultime des analyses toujours plus poussées de la Science… Je n’ai point développé avec elle, pour savoir le décrire dignement, ce contact direct, familier, qui, entre l’homme qui a lu et celui qui a expérimenté, fait toute la différence.

P. Teilhard de Chardin, Le phénomène humain

 

 

 

Épitaphe d’une conscience

L’étoffe de l’univers est le dernier recueil de poèmes publié de son vivant ((Si le recueil est paru en 2010, les poèmes, pour la plupart datés, semblent s’échelonner entre février 2004 et  octobre 2006)) d’Andrée Chedid, disparue en février 2011. Une œuvre voulue comme l’épitaphe d’une conscience qui va disparaître, qui se sent cheminant vers cette mort prochaine mais qui disparaît également comme seule la mémoire peut le faire avec ceux qui sont touchés par la maladie d’Alzheimer… par paliers progressifs, par à-coups insidieux… Une œuvre écrite comme un testament, comme quelque-chose qui témoigne simultanément du ça a existé et du ça disparaît.

novembre 2005

MOURIR IV


J’en ai assez de mourir
Jour après jour
Et de laisser les journées
Filer entre mes mains
J’en ai assez de périr
Jour après jour
Et de perdre dans l’oubli
Tous mes lendemains

La sève des souvenirs
Ne m’habite plus
Le silence s’installe
Nos mains unies
Se sont tues
Dans l’herbe
La mémoire m’a quittée
Et le jour s’enveloppe
De ficelles
Qui m’emmaillotent
Et me laissent sur la rive
Abandonnée

P. 117

S’il est d’usage de considérer souvent, comme Hugo, et je trouve à tort, le poète comme un phare jetant « sa flamme // Sur l’éternelle vérité » afin de chasser du monde cette pesante obscurité du monde qui l’opacifie, Andrée Chedid serait cette poétesse qui nous offrirait, dans un dernier tour de projecteur au comble d’un romantisme désuet, cette ultime et circulaire « illumination » du vaste océan qui l’entoure, avant que ne se perde définitivement la clarté vacillante du fanal. Mais ce n’est pas si… simple. Andrée Chedid est de ces poètes qui cultivent l’élégance de la simplicité en refusant les raccourcis simplistes.

Pour comprendre ce recueil, il faut sans doute en saisir l’épaisseur de son titre : L’étoffe de l’univers. Le titre, à bien des égards, ouvre le regard que l’on peut porter sur le recueil. Le titre tire son origine d’une expression conceptuelle de Pierre Teilhard de Chardin ((Je renvoie à deux lectures pour tenter de comprendre le concept d’Étoffe de l’Univers :

)), à qui un poème éponyme est dédié.

Pour le dire vite, ce concept, chez Teilhard, est une tentative scientifique et théologique de réconcilier l’Esprit et la Matière comme un tout constitutif de l’Univers. Le recueil alors peut se lire comme le journal d’un esprit réconcilié au monde, l’univers et la conscience de l’univers (et non pas l’âme) symbiotiquement réunis au terme de la journée, que l’on nomme le crépuscule. Dans Ma terre retrouvée :

J’avais perdu ma terre
En un jour de vacarme
En un jour de chagrin et de larmes

[…] J’ai retrouvé ma terre
Je m’y promène sans abri

Un livre comme un entrecroisement de fils

L’étoffe de l’univers peut aussi s’entendre d’une manière plus symbolique, celle du textile, un entrecroisement de fils, des « ficelles qui […] emmaillotent » l’entortillement des destins sur la trame de la vie. Le poète serait en quelque sorte cette Parque qui tire les fils de l’écheveau pour ressentir physiquement les destins glisser entre ses mains. On trouve dans les poèmes d’Andrée Chedid ce regard défilant sur ce fleuve, décrit par Héraclite, que l’on nomme le temps. Mais on ne sait plus très bien à la lecture si le fleuve n’est pas immobile et si ce ne sont pas les yeux qui lui donnent l’impression de mouvement, comme un long mouvement de travelling…

"Les Trois Parques" - (c) 2011 Cali Rezo - Peintures numériques - modèle Mina

Ainsi Andrée Chedid commence son recueil par des prolégomènes qui constituent une narration revenant sur le temps et le lieu de l’enfance, sur la nécessité d’être paresseux pour accéder à l’état poétique (« Eloge de la cancritude« ), sur les débuts de sa vie, son mariage, ses enfants, et se termine sur sa terrible maladie contre laquelle elle lutte de toutes ses forces :

Je m’accrochais à des riens, un bruit léger à peine audible, une part de lumière. Je conservais chaque miette de bonheur, j’avalais tout. 

p.25

La suite du recueil est un voyage, du moi vers l’autre, du retour à la terre retrouvée, du vivre au mourir. Ces poèmes sont comme des monades ((Au sens Husserlien du terme : « la monade caractérise le rapport intersubjectif. Le mot « monade », ici, désigne la conscience individuelle, l’individualité en tant qu’elle représente à la fois un point de vue unique, original sur le monde et une totalité close, impénétrable aux autres consciences individuelles ou individualités. » Wikipédia)) nomades. Chaque poème est une prise de parole d’une conscience individuelle — proclamée poète, Andrée Chedid y tient — (en cela, Andrée Chedid n’est pas ce phare universel hugolien éclairant les secrets du monde, sa lumière à elle n’illumine pas les choses mais « ouvre des brèches // Et des passerelles » entre elles pour qu’elles s’illuminent les unes les autres) et errant sur les éléments essentiels et constitutifs de l’univers. Cette parole témoigne de son appétit du monde, de ce bonheur encore intact — malgré l’effacement dans le néant — de manger des « miettes de bonheur ».

La fin du recueil, le post-scriptum, est étonnante. Chaque poème écrit est prolongé dans cette partie par une citation commentée, une réflexion qui apporte un nouvel éclairage : on y trouve, entre autres, des mots de Saint Augustin, Heidegger, William Blake, Rilke ou encore René Char.

Évidemment, ce recueil de poèmes — formellement d’une simplicité dépouillée, pleine d’une naïveté d’enfant (à ce titre, je trouve que le regard d’Andrée n’est pas éloigné de celui de Duras, à la fin de sa vie) — m’a énormément touché et ému en ce qu’il incarne, en ce qu’il représente pour moi l’état intérieur et la parole retenue  de ma mère aux dernières années de sa vie… ((La difficulté à écrire cet article qui ne me satisfait pas témoigne de cette émotion encore vive))

Pour finir ce billet, car j’aime avant tout écouter le grain de la voix des poètes, je vous invite à (ré-)écouter Bonoboo, paroles d’Andrée et chant de Mathieu.

PS : Un grand merci à Cali Rezo pour son aimable autorisation d’utiliser son illustration des Trois Parques.

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