Ecrire en marge« Penser sans rupture minime, sans chausse-trape dans la pensée, sans l’un de ces escamotages subits dont mes moelles sont coutumières comme postes-émetteurs de courants.
Mes moelles parfois s’amusent à ces jeux, se plaisent à ces jeux, se plaisent à ces rapts furtifs auxquels la tête de ma pensée préside.
Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,
et qui, pour tout le monde, ne serait rien.
Je suis témoin, je suis le seul témoin de moi-même.
Cette écorce de mots, ces imperceptibles transformations de ma pensée à voix basse, de cette petite partie de ma pensée que je prétends qui était déjà formulée, et qui avorte,
je suis seul juge d’en mesurer la portée. »Antonin Artaud
in L’Ombilic des Limbes suivi de Pèse-nerfs et autres textes
Poésies Gallimard, p. 94
In the middle — Angèle Casanova #vasesco
Vous pourrez lire mon texte, « Relativité » sur le blog de Gadins et bouts de ficelles.
Pour découvrir et comprendre le principe des vases communicants, je vous invite à lire le « Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre » sur www.liminaire.fr.
Ici la liste complète des vases communicants.
in the middle
je marche
sur la ligne
blanche
continue
funambule
je triche
mes pas la coupent
je lève les bras
les voitures sifflent
au bout de mes doigts
cette ligne
je la débite
en morceaux
je la ferai disparaître
j’y arriverai
même si je dois perdre
dans la manœuvre
tout mon sang
en longues traînées
sales
sur l’asphalte
je ne suis pas
le chemin attendu
ni dans un sens
ni
dans
l’autre
je taille ma propre route
avec mes pieds
in the middle of
nowhere
Angèle Casanova
(texte et image)
Ecrire en marge
Faire de la lumière — Eric Dubois (#vasesco)
Vous pourrez lire mon texte, « Lune aven – trou world » sur le blog des Tribulations d’Eric Dubois.
Pour découvrir et comprendre le principe des vases communicants, je vous invite à lire le « Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre » sur www.liminaire.fr.
Ici la liste complète des vases communicants.
Faire de la lumière
Faire de la lumière le manteau du ciel
le partage sensible
Tous les avatars possibles
en un sens inaltérable
Tutoyer le monde
avec la bouche
Se remettre à écrire
le corps en amont
Dans l’aube floue
chercher les rayons
Ordinateur de la présence
arme philosophique
Pharaon des étoiles
chanteur surnuméraire
Comprendre l’importance
de la poussière
La fascination du vide
Dresser le mât
pour piquer les nuages
En souvenir de nos matins
de neige
Quand on diluait l’ombre
dans les couleurs du vent
Eric Dubois
Eric Dubois est né en 1966 à Paris.
Auteur de plusieurs ouvrages de poésie aux éditions Le Manuscrit, Encres Vives, Hélices, l’Harmattan, Publie.net. Responsable de la revue de poésie en ligne « Le Capital des Mots ».
Blogueur : « Les tribulations d’Eric Dubois ».
Chroniqueur dans l’émission « Le lire et le dire » sur Fréquence Paris Plurielle (106.3 fm Paris) depuis 2010.
http://ericdubois.net
http://le-capital-des-mots.fr
Couleurs et matières — Marianne Desroziers (#vasesco)
Couleurs et matières
Ton corps en grand point d’interrogation.
Tu chemines dans un dédale de questions.
L’enfant que tu as été
Et l’homme nouveau devenu
Se cherchent dans le labyrinthe
De ta peinture
Tu t’enfonces en toi-même
Il fait sombre et humide
Dans ton souterrain
Tu tâtonnes, hésites,
Prends appui sur les parois
Ses aspérités te rassurent
La vie naît sur tes murs
Des tâches de couleurs
Des lettres ici et là
Te montrent le chemin
E Blanc
I Rouge
U Vert
O Bleu
Jaune ?
Jaune : Questionnement Hantaï
Marianne Desroziers
Ecrire en margePoèmes en pensée – Michel Deguy
Deux œuvres se côtoient, s’interrogent l’une l’autre, se défient dans ce beau livre des Éditions Le bleu du ciel : des Poèmes en pensée ((Ce sont des poèmes, si on veut, mais en prose. Donc ce ne sont pas des poèmes. Ou plutôt : pas de la poésie en poème. Il faut bien que la poésie soit distincte du poème pour qu’il y ait des poèmes en proses. » dit en préambule Michel Deguy)) de Michel Deguy et Motifs pour poèmes, de mystérieux tableaux très graphiques tout en noirs, en blancs et en gris d’Alain Lestié, peintre et écrivain.
On connaît l’attachement du Bleu du ciel à inciter le dialogue entre textes et images, entre textes et quelque-chose d’autre qui n’est pas du texte. Une manière particulière de faire refléter le texte dans un espace et un temps qui n’est pas le sien.
« Avec le peintre ? Sur la page à-côté débouche la vue : le rébus renvoie au poème un emblème. L’artiste éclaire notre lanterne — faiblement : ampoule, lumignon, faisceau, cadran lunaire… » (M. Deguy, 4e de couverture)
En pensée : matière immatérielle et inchoative
Michel Deguy expose dans son introduction les raisons et la teneur de son titre en précisant que « le syntagme « en pensée » dit l’inchoativité et l’emportement. […] Et aussi la hylê : le en-quoi, la matière immatérielle qui fait la contenance. C’est en pensée : c’est la pensée pour qui pense-à, pour penser. » En pensée comme en-semencement. Qui dit le mouvement originel, le commencement, la graine qui, immatérielle, le contient, germe et pousse, et ce faisant inscrit une durée dans l’espace. Dans ce laps de temps très court qui initie la pensée, dans sa matière même, non encore inféodée à la raison (en ce que la raison est une domestication sociale, culturelle de la pensée), il se peut qu’il y ait quelque chose de l’ordre de la praxis, un désintéressement total de ce qu’elle engendre, le refus d’accéder à une finalité utilisable, calculée, désirée. Quand la pensée pense à penser, quand elle « pense à pour pouvoir penser« , dans l’errance de son commencement elle tâtonne, elle cherche sans trouver, elle est aux abois ((cf. le dernier Dernier Royaume de Pascal Quignard, Mourir de penser. Il est étonnant, parfois de lire en parallèle deux livres et de les entendre dialoguer intimement, dans une résonance distante — douze ans séparent ces deux œuvres — et cependant familière. Leurs auteurs n’ont ni les mêmes propos, ni les mêmes objectifs, mais leurs mots, qui sont les mêmes dans leur altérité, s’entrechoquent, se battent en duel, s’embrassent dans la tête du lecteur qui les réunit. Ce n’est jamais tant les auteurs qui dialoguent entre eux que le lecteur qui les place artificiellement dans un même espace-temps, le temps d’une rencontre improbable, d’un entretien infini dirait Blanchot)), encerclée par sa propre éclosion. Mais de quoi va-t-elle se revêtir ? Quel chemin s’offre à elle ou, au contraire, lui refuse l’accès ?
Prolonger une impasse
C’est frayer la route
L’impasse poursuivie
Fait un chemin à battre.Poèmes en pensée, Michel Deguy, p. 9
Trois parties se succèdent dans le recueil comme trois chemins possibles de la pensée. La première, éponyme, s’ouvre sur une réflexion rhétorique, De la prosopopée et trouve racine dans le passé, dans le souvenir et dans l’étonnement : quel était (Deguy parle au passé) ce besoin paradoxal de faire parler les choses qui sont, par nature, muettes, indifférentes au monde ((Pour rappel, la prosopopée est une figure stylistique qui consiste à faire parler quelque-chose qui ne peut pas s’exprimer : un mort, une chose, un concept, un animal…)) et qui « rendait l’éloquence vraisemblable » (p. 11). « C’était la condition pour le sens » qui « requérait pour son thrène et son emphase cette contrediction« . Se lamenter pour. Témoigner pour (ce thème, cher à Derrida sera repris en clôture de la troisième partie). Donner sens en prêtant voix. Être porte-voix pour contredire le silence de ce qui, emmuré dans son aphasie essentielle, n’a pas voix au chapitre de la signifiance du monde. Et Deguy poursuit et prend appui sur cette « paradoxale réflexion » en regrettant sa mère défunte qu’il n’a pas connu car il était « pas assez vieux, mais trop niais – âgé d’à peine plus de cinquante ans – au moment de la perdre » (p. 13), en célébrant la terre qui se réjouit du remplacement des morts par d’autres vivants…
Dans la deuxième partie, intitulée Mémoires d’outre-temps, la pensée et le poème tournent autour du temps, non plus remémoré mais agissant, de l’usure. De la possible fin du monde, de cet « advenir d’un seul monde qui […] menace » la pluralité de mondes (p. 21).
« Pourront-ils, la terre et le monde, s’aimer, se réunir, s’indiviser ?
Ou le monde, pour finir, nous déterrestrera-t-il ? »
Du temps qui fuit, du temps qu’on tranche dans l’éternité, du temps héraclitéen (« On se baigne toujours dans le même fleuve » , p 29) qui efface les souvenirs et les rêves, les poèmes usent l’usure qu’use le temps dans son action inchoative (le temps continuous anglais)… Cette usure se perçoit dans l’escence : quand l’être est en prise (emprise ?) avec le temps, de l’adolescence à la sénescence.
La dernière partie, L’attachement, beaucoup plus conséquente, prend le ton d’un manifeste poétique. Deguy revient sur ses sources poétiques, qui sont aussi des portes ayant conduit à des types d’exploration poétique différents : Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé… Mais « c’est Baudelaire le plus profond parcours » (p. 35), pour les « échos baudelairiens » touchant l’oreille interne, pour « la dodécasyllabique mais impaire, hantise alexandrine alentie ou syncopée… » Il évoque Villon qui « ouvre la poésie française, testamentairement, en vocatif aux « frères humains » ; Baudelaire la ferme (« le monde va finir » dit la dernière page [de Fusées]) » Et c’est entre ces deux pôles qu’il faut lire ce livre, notamment Fusées donc ces pages sont une lecture ravivée, d’interprétation, de réflexion dialoguante.
« Le fond de l’affaire peut seulement être dit en poème – de langue, de musique, de peinture, de pierre… Parce que c’est tout un poème. Quel est le fond de l’affaire ? Je le nomme aujourd’hui attachement. » p. 39
Et un peu plus loin : « Appelons poésie le soin ou art qui soigne cet attachement. La culture est ce qui le cultive. Je parlerai de ce qui le menace. »
Le recueil s’achève sur une réflexion sur le témoin, le témoignage qui implique « une réciprocité en cause » car le témoin prend à témoin, c’est un mécanisme intrinsèque du narrateur qui ne fait que transmettre un relais à son auditoire… « Or, comme dans la vie, tout le monde se dérobe, « Je » ne veux pas être pris à témoin. […] L’audible n’est pas le visible. » Peut-on échapper à la narration ? Peut-on éviter d’être un de ces multiples relais, de cet auditoire crédule qui ressasse et répète à l’envi ce qu’il a entendu ou cru entendre. Peut-on refuser de rentrer « dans la chaîne du croire ? »
« Qu’est-ce que le témoin ?
Réponse : celui qui » a vu le monstre de près ». (Mots de Primo Levi et de quelques autres.)
Nous savons ce qui nous attend :
Nous devons voir le monstre de plus près.
Mais Persée ne vainc plus la Gorgone.
Le mythe dit qu’il ne devrait pas, lui, l’envisager sous peine de pétrification. » p.55
Pour aller plus loin
- Le site d’Alain Lestié & sa galerie virtuelle
- Une interview, produite par la Librairie Mollat, où Didier Vergnaud présente les éditions Le bleu du Ciel.