Poèmes en pensée
Motifs pour poèmes
Deux œuvres se côtoient, s’interrogent l’une l’autre, se défient dans ce beau livre des Éditions Le bleu du ciel : des Poèmes en pensée de Michel Deguy et Motifs pour poèmes, de mystérieux tableaux très graphiques tout en noirs, en blancs et en gris d’Alain Lestié, peintre et écrivain.
On connaît l’attachement du Bleu du ciel à inciter le dialogue entre textes et images, entre textes et quelque-chose d’autre qui n’est pas du texte. Une manière particulière de faire refléter le texte dans un espace et un temps qui n’est pas le sien.
« Avec le peintre ? Sur la page à-côté débouche la vue : le rébus renvoie au poème un emblème. L’artiste éclaire notre lanterne — faiblement : ampoule, lumignon, faisceau, cadran lunaire… » (M. Deguy, 4e de couverture)
En pensée : matière immatérielle et inchoative
Michel Deguy expose dans son introduction les raisons et la teneur de son titre en précisant que « le syntagme « en pensée » dit l’inchoativité et l’emportement. […] Et aussi la hylê : le en-quoi, la matière immatérielle qui fait la contenance. C’est en pensée : c’est la pensée pour qui pense-à, pour penser. » En pensée comme en-semencement. Qui dit le mouvement originel, le commencement, la graine qui, immatérielle, le contient, germe et pousse, et ce faisant inscrit une durée dans l’espace. Dans ce laps de temps très court qui initie la pensée, dans sa matière même, non encore inféodée à la raison (en ce que la raison est une domestication sociale, culturelle de la pensée), il se peut qu’il y ait quelque chose de l’ordre de la praxis, un désintéressement total de ce qu’elle engendre, le refus d’accéder à une finalité utilisable, calculée, désirée. Quand la pensée pense à penser, quand elle « pense à pour pouvoir penser« , dans l’errance de son commencement elle tâtonne, elle cherche sans trouver, elle est aux abois, encerclée par sa propre éclosion. Mais de quoi va-t-elle se revêtir ? Quel chemin s’offre à elle ou, au contraire, lui refuse l’accès ?
Prolonger une impasse
C’est frayer la route
L’impasse poursuivie
Fait un chemin à battre.
Poèmes en pensée, Michel Deguy, p. 9
Alain Lestié « de la rhétorique » in « Motifs pour poèmes »
Trois parties se succèdent dans le recueil comme trois chemins possibles de la pensée. La première, éponyme, s’ouvre sur une réflexion rhétorique, De la prosopopée et trouve racine dans le passé, dans le souvenir et dans l’étonnement : quel était (Deguy parle au passé) ce besoin paradoxal de faire parler les choses qui sont, par nature, muettes, indifférentes au monde et qui « rendait l’éloquence vraisemblable » (p. 11). « C’était la condition pour le sens » qui « requérait pour son thrène et son emphase cette contrediction« . Se lamenter pour. Témoigner pour (ce thème, cher à Derrida sera repris en clôture de la troisième partie). Donner sens en prêtant voix. Être porte-voix pour contredire le silence de ce qui, emmuré dans son aphasie essentielle, n’a pas voix au chapitre de la signifiance du monde. Et Deguy poursuit et prend appui sur cette « paradoxale réflexion » en regrettant sa mère défunte qu’il n’a pas connu car il était « pas assez vieux, mais trop niais – âgé d’à peine plus de cinquante ans – au moment de la perdre » (p. 13), en célébrant la terre qui se réjouit du remplacement des morts par d’autres vivants…
Dans la deuxième partie, intitulée Mémoires d’outre-temps, la pensée et le poème tournent autour du temps, non plus remémoré mais agissant, de l’usure. De la possible fin du monde, de cet « advenir d’un seul monde qui […] menace » la pluralité de mondes (p. 21).
« Pourront-ils, la terre et le monde, s’aimer, se réunir, s’indiviser ?
Ou le monde, pour finir, nous déterrestrera-t-il ? »
Du temps qui fuit, du temps qu’on tranche dans l’éternité, du temps héraclitéen (« On se baigne toujours dans le même fleuve » , p 29) qui efface les souvenirs et les rêves, les poèmes usent l’usure qu’use le temps dans son action inchoative (le temps continuous anglais)… Cette usure se perçoit dans l’escence : quand l’être est en prise (emprise ?) avec le temps, de l’adolescence à la sénescence.
La dernière partie, L’attachement, beaucoup plus conséquente, prend le ton d’un manifeste poétique. Deguy revient sur ses sources poétiques, qui sont aussi des portes ayant conduit à des types d’exploration poétique différents : Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé… Mais « c’est Baudelaire le plus profond parcours » (p. 35), pour les « échos baudelairiens » touchant l’oreille interne, pour « la dodécasyllabique mais impaire, hantise alexandrine alentie ou syncopée… » Il évoque Villon qui « ouvre la poésie française, testamentairement, en vocatif aux « frères humains » ; Baudelaire la ferme (« le monde va finir » dit la dernière page [de Fusées]) » Et c’est entre ces deux pôles qu’il faut lire ce livre, notamment Fusées donc ces pages sont une lecture ravivée, d’interprétation, de réflexion dialoguante.
« Le fond de l’affaire peut seulement être dit en poème – de langue, de musique, de peinture, de pierre… Parce que c’est tout un poème. Quel est le fond de l’affaire ? Je le nomme aujourd’hui attachement. » p. 39
Et un peu plus loin : « Appelons poésie le soin ou art qui soigne cet attachement. La culture est ce qui le cultive. Je parlerai de ce qui le menace. »
Le recueil s’achève sur une réflexion sur le témoin, le témoignage qui implique « une réciprocité en cause » car le témoin prend à témoin, c’est un mécanisme intrinsèque du narrateur qui ne fait que transmettre un relais à son auditoire… « Or, comme dans la vie, tout le monde se dérobe, « Je » ne veux pas être pris à témoin. […] L’audible n’est pas le visible. » Peut-on échapper à la narration ? Peut-on éviter d’être un de ces multiples relais, de cet auditoire crédule qui ressasse et répète à l’envi ce qu’il a entendu ou cru entendre. Peut-on refuser de rentrer « dans la chaîne du croire ? »
« Qu’est-ce que le témoin ?
Réponse : celui qui » a vu le monstre de près ». (Mots de Primo Levi et de quelques autres.)
Nous savons ce qui nous attend :
Nous devons voir le monstre de plus près.
Mais Persée ne vainc plus la Gorgone.
Le mythe dit qu’il ne devrait pas, lui, l’envisager sous peine de pétrification. » p.55
Pour aller plus loin
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