Chut (le monstre dort) — Estelle Fenzy

Chut (le monstre dort)

Estelle Fenzy,
La Part Commune, 2015

Chut (le monstre dort), Estelle Fenzy, La part commune

Chut
(Le monstre dort)

Buvons le galop des jours
Et la surprise de vivre

Dans le même verre 1

Chut (le monstre dort) est le premier recueil d’Estelle Fenzy. Un recueil tout en retenue : textes courts, incisifs, comme dégagés de tout superflu, de tous les verbiages inutiles, ces mots qui font perdre du temps et donc l’essentiel :

Penser vif
écrire simple
crier grand2.

Des textes justifiés au centre qui signent dans l’espace le besoin d’un recentrement, d’une condensation, d’un repli. Le besoin de retenir, de retenir encore le temps et l’espace : « Au lasso l’horizon | je le ramène devant »3, de retenir le souffle, sensible dans le rythme des vers où le sujet parfois s’élide face au verbe hésitant entre infinitif et impératif : « Tenir bon | ne pas ouvrir | tenir bon »4, de ralentir, de ralentir le bonheur dans le temps :

  Pas trop vite
les beaux jours
pas trop vite
5

Ce rythme retenu, contenu, ralenti me fait penser à La ralentie d’Henri Michaux :

On a signé sa dernière feuille, c’est le départ des papillons.

On ne rêve plus. On est rêvée. Silence.

On n’est plus pressée de savoir.6

Mais à la différence de Michaux, le désir de ralentissement n’est pas désir d’abandon progressif au monde, de dépossession de soi mais au contraire l’objet d’une insoumission au monde et à la durée, d’une révolte face à la maladie et à la mort :  il s’agit de « Rentrer en résistance », de « Passer à la chaux | toute forme de reddition »7 avec cette faculté toute enfantine d’influer sur le monde par des jeux de superstitions… Ainsi résonne le Chut… Se taire pour ne pas éveiller le monstre, se taire pour faire taire le monde, faire taire la mort… Ainsi font les enfants en fermant les yeux pour se cacher de ce qu’ils redoutent, pour se soustraire à la peur.

Le monstre, Estelle Fenzy le met entre parenthèses, dans un enfermement ouvert, dans un abri borné, un monstre montré mais maîtrisé dans la léthargie, un minotaure bercé par les comptines d’une Shéhérazade enjôleuse :

Chanter berceuse
nuit et jour
empoisonnée

Dors la Bête dors

ne te réveille pas
encore8

Chut (le monstre dort) est une comptine chuchotée, un livre des heures « de la parole retenue », un chant d’amour pudique d’une fille pour son père malade, un premier recueil poignant et captivant qui vous ravit de la première jusqu’à la dernière page.

A noter que le premier recueil va être rapidement rejoint par d’autres, et notamment par un autre recueil, Eldorado Lampedusa, aux mêmes éditions La part commune qui résonne une fois de plus avec ma lecture d’Ellis Island.

Pour aller plus loin :

  1. Chut (le monstre dort), Estelle Fenzy, La Part Commune, 2015, p.32 []
  2. Ibid. p.15 []
  3. Ibid. p.14 []
  4. Ibid. p.48 []
  5. Ibid. p.51 []
  6. La Ralentie in Plume précédé de Lointain intérieur, L’Espace du Dedans, Nrf Gallimard, 1966, p. 218 []
  7. Ibid. p.28 & 29 []
  8. Ibid. 46 []
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Ellis Island — Georges Perec

Ellis Island

Georges Perec,
P.O.L., 2010

Ellis Island est un court texte de Georges Perec prévu à l’origine pour accompagner un film documentaire, réalisé en 1980 par Robert Bober, sur une idée originale de l’INA et diffusé par TF1 les 25 et 26 novembre de la même année. Les éditions du Sorbier et l’INA firent paraître ce texte (avec des photographies prises pendant le tournage). En 1994, les éditions P.O.L. rééditèrent cet opuscule en l’enrichissant de documents annexes. L’édition que j’ai choisie est la dernière édition, conçue par Madame Ela Bienenfeld, qui se concentre uniquement sur le texte de Perec pour en souligner la « confrontation avec le lieu même de la dispersion, de la clôture, de l’errance et de l’espoir ».

J’aime l’idée que les auteurs soient saisis, hantés par des lieux. C’est le cas de Marguerite Duras pour laquelle ma fascination m’a longuement occupé par le passé : unité et obsession du lieu, que ce soit dans un square, dans un terrain vague, un hôtel au bord de la mer… C’est aussi ce que j’aime chez Pierre Cendors : le lieu n’est pas seulement chargé de symboles ou d’histoires (ou d’Histoire avec une grande Hache comme le soulignait Perec dans W ou le souvenir d’enfance) censés ajouter des couches sémantiques, sensorielles, émotionnelles avec l’intrigue, non ! il fait corps avec le personnage ou le narrateur et entre en résonance avec le lecteur qui l’associe comme un personnage à part entière dans la narration qu’il perçoit.

Perec développe déjà cette vision du lieu dans La vie, mode d’emploi, dans lequel le lieu, le 11 rue Simon-Crubellier, est la matrice même de l’histoire. C’est à partir du lieu que se construit, tel un puzzle, la narration, selon une logique oulipienne définie à l’avance. Dans W ou le souvenir d’enfance, l’île W est le lieu où converge le récit. Tous ces lieux sont inexistants, ce sont des non-lieux, des lieux imaginaires, utopiques/dystopiques dans lesquels Perec puise ou dissémine une partie de sa mémoire, de son histoire ou perd son lecteur.

Avec Ellis Island Perec entreprend le chemin inverse : partir d’un lieu réel, d’un lieu documenté pour aller, finalement et peut-être sans véritablement le vouloir, vers le lieu imaginaire, intérieur, biographique.

Ellis_Island_in_1905

Ellis Island, surnommée L’île des larmes, devint à partir de 1892 le point de passage obligé pour rentrer en Amérique. Perec décrit l’histoire de ce lieu qui met progressivement en place une gestion rationalisée  des flux migratoires de masse.

« Seize millions d’immigrés passeront à Ellis Island, à raison de cinq à dix mille par jour. La plupart n’y séjourneront que quelques heures ; deux à trois pour cent seulement seront refoulés. En somme, Ellis Island ne sera rien d’autre qu’une usine à fabriquer des Américains. » p. 15

A partir de 1924, les conditions d’immigrations deviennent plus restrictives (2%) et Ellis Island devient « un centre de détention pour les émigrés en situation irrégulières » puis un musée à partir des années 70. Fidèle à sa manière  quasi obsessionnelle de procéder, Georges Perec dresse des inventaires dans lesquelles se côtoient des listes interminables de chiffres (les migrants classés par pays d’origine,  etc.) et de noms (ceux des bateaux qui acheminaient les immigrés, les ports d’où ils provenaient…).

«Cela ne veut rien dire, de vouloir
faire parler les images, de les 
forcer à dire ce qu’elles ne 
sauraient dire.
Au début, on ne peut qu’essayer  
de nommer les choses, une  
à une, platement,  
les énumérer, les dénombrer,  
de la manière la plus  
banale possible,  
de la manière la plus précise  
possible,  
en essayant de ne rien oublier. »

p. 43

Ce qui frappe Perec en découvrant le site, c’est le caractère résolument banal de ces lieux chargés d’histoires ; « rien ne ressemble plus à un lieu abandonné | qu’un autre lieu abandonné. ». Puis le discours se transforme peu à peu : de la simple description des lieux Perec en arrive à une question beaucoup plus subjective, à savoir pourquoi, lui, Perec, est venu dans cette île et pour y chercher quoi ? Pourquoi Robert Bober en a-t-il fait de même et quelles sont ses raisons ? Et quelles traces, ou quelle absence de traces viennent quotidiennement chercher tous ces touristes de la mémoire, en rangs serrés, à  Ellis Island ?

Cette interrogation soudaine marque une rupture dans le documentaire : l’observateur devient l’observé dans le contexte du documentaire. Ce n’est plus tant un film sur Ellis Island qu’un film qui s’interroge sur la raison même de sa production. Cette irruption de l’observateur dans sa propre production a de quoi déstabiliser le zappeur du XXIe siècle dont je suis, trop accoutumé qu’il est aux besoins impérieux d’une objectivation journalistique devenue la norme télévisuelle actuelle. Cette norme qui veut que le reporter s’efface derrière la caméra pour y substituer le spectateur, pour superposer et fusionner les deux regards, pour son immersion, pour sa concentration sur l’objet exploré, et in fine pour obtenir sa totale adhésion au discours. Ce qui m’interpelle dans ce documentaire, c’est l’infinie poésie de la monstration qui cache et dévoile, dans le même élan, son aporie originelle, les limites de sa surface physique auxquelles ne peut s’ajouter les dimensions historiques, émotionnelles, subjectives…

— Tu n’as rien vu à Ellis Island  semble répéter Georges Perec.

« …ce que moi, Georges Perec, je suis venu questionner ici, c’est l’errance, la dispersion, la diaspora.  
Ellis Island est pour moi le lieu même de l’exil,  
c’est-à-dire  
le lieu de l’absence de lieu, le non-lieu, le nulle part.  
C’est en ce sens que ces images me concernent, me fascinent, m’impliquent,  
comme si la recherche de mon identité  
passait par l’appropriation de ce lieu-dépotoir  
où des fonctionnaires harassés baptisaient des  
Américains à la pelle.  
Ce qui pour moi se trouve ici  
ce ne sont en rien des repères, des racines ou des traces,  
mais le contraire : quelque chose d’informe, à la limite du dicible,  
quelque chose que je peux nommer clôture, ou scission, ou coupure,  
et qui est pour moi très intimement et très confusément lié au fait même d’être juif. »

pp. 57-58

Et l’erreur serait de penser que Perec, par une superposition photographique de lieux abandonnés, de lieux hantés par un traitement industriel de masses humaines, ait l’idée, la tentation de construire un parallèle entre Ellis Island et les camps de concentration.  Ce n’est pas son propos. La plupart des gens passés par cet endroit l’ont fait pour fuir une situation — précaire, dangereuse, désespérée — et en trouver une autre, meilleure. C’est le lieu de cette métamorphose, de cette « scission » sociale, psychologique, linguistique qui fascine Perec. C’est ce maillon manquant de sa propre condition, lui qui ne connaît ni ses aïeuls, ni sa langue d’origine, qui ne partage aucun souvenir, aucun rite de ses ancêtres.  « Quelque part, écrit-il, je suis étranger par rapport à quelque chose de moi-même ; quelque part, je suis “différent“, mais non pas différent des autres, différent des “miens“… »

La mutation (au sens biologique et géographique) ne se conçoit pour lui que dans l’abandon d’une mue précédente, d’une disparition et d’une perte inéluctable. Ce n’est pas le cas de Bober qui lui, au contraire, y voit une prolongation, une perpétuation de la tradition, de la langue, de la culture dans un ailleurs. C’est pour lui juste un arbre dont les racines changent de terreau quand pour Perec il s’agit d’un greffon que l’on transplante.

La lecture de ce texte et le visionnage du film (qui est disponible pour une somme modique sur le site de l’INA) résonnent étrangement en ces temps où les diasporas ne font que perpétuer la dissémination de l’homme commencée depuis l’aube des temps. Je me dis que Perec, s’il était toujours parmi nous, irait sans aucun doute à Calais ou à Lampedusa où, à présent, le naufrage des hommes s’est déplacé, comme il se déplace en permanence, là où les haines le conduisent, provoquant d’autres haines, celles — plus obscènes encore — des pays hôtes, là où les boat-people échouent tous les jours sous le regard impuissant et compatissant de ceux qui ne font que constater, chaque jour, à travers la petite lucarne qui les connecte au monde.

Bleu naufrage

Denis Heudré
éditions La Sirène étoilée, 2015

bleunaufrage

Mais si Perec n’est plus là d’autres prennent la relève et c’est étrange car il y a quelques jours, alors que j’écrivais sur cette lecture d’Ellis Island, j’ai reçu de Denis Heudré un message me présentant son recueil : Bleu Naufrage — élégie de Lampedusa. Un recueil qui fait résonner ce monde en naufrage permanent. Et avec les mots du poètes, adressés à l’enfant reposant dans le petit cercueil blanc n°15,  le recueil devient recueillement et écueils pour faire parler les morts et les vivants.

 

« même si certains pensent  
pensent que les mots des morts ne servent à rien  
t’écrire comme si je cherchais dans les miens  
la langue de ton espoir  
un peu de sable de Lampedusa  
une sorte d’élan à ne pas accepter l’indifférence… »

Denis Heudré, Bleu Naufrage — élégie de Lampedusa

 

Prolonger la lecture :

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Obligation de… — Danielle Masson #vasesco

Ce mois-ci, dans le cadre des Vases communicants, j’ai le grand plaisir d’accueillir dans mon labyrinthe Danielle Masson. Nous sommes partis d’une photo de ma collection personnelle, un souvenir de vacances dans un camping dans le Roussillon mettant en scène mon fils. Mais ç’aurait pu être tout aussi bien moi aux abords des Saintes-Maries de la Mer ou de Saint-Malo.  Vous pourrez lire mon texte sur le blog de Danielle Masson, intitulé Balançoire. Pour décou­vrir et com­prendre le prin­cipe des vases com­mu­ni­cants, je vous invite à lire le « Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre » sur www.liminaire.fr. Ici la liste com­plète des vases communicants.

 

Ce mois-ci, partage de vases avec Sébastien de Cornaud-Marcheteau

Et surtout de sa photo confiée à ma plumeBalançoire - Photo personnelle

 

Une photo, pour retourner en enfance.

Obligation de…

Une photo tombée d’un album.
Une envie folle de ces jeux fous qui n’avaient jamais de fin sauf la faim.
Pas de date malheureusement.
Difficile de se rappeler le lieu.
Une photo pour les souvenirs.

Obligation de se creuser la mémoire.

Six enfants sur un terrain où l’herbe se fait rase,
Cinq mômes sur une balançoire,
Quatre garçons, me semble-t-il me souvenir,
Trois regardent,
Deux prêts à s’envoler,
Un ballon orphelin de tir au but.

Obligation de creuser ma mémoire

Était-ce une caractère ou un mobil-home ?
Était-ce Cousine Alexandra avec sa robe en jean ?
Était-ce Bruno et son sempiternel casque anti-chutes ?
Était-ce Norbert qui criait toujours « je vole, je vole… » ?
Était-ce dans le jardin de grand-père Nestor ou chez Tonton Georges ?
Était-ce papa, trop tôt disparu, derrière l’objectif ?

Obligation de creuser leur mémoire

Et si nous retrouvions le lieu…
Et si nous reprenions nos places…
Et si nous nous habillions pareil…
Et si je les appelais…
Et si je ressuscitais le passé…
Allo !

Obligation de…

© 3 avril 2015 – 32 Octobre

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pré#carré — Valérie Canat de Chizy & Fabrice Farre

Je suis comme les vaches : j’aime la géométrie libre et j’aime les pré#carré, ces petits livres cousus main, amoureusement par Hervé Bougel. J’en avais déjà lu un, plus tard encore de Mickaël Glück, et je m’étais promis de m’abonner. C’est chose faite.

A peine le temps de commander qu’ils m’attendaient déjà dans ma boîte aux lettres, ces petits marbrés qui exposent à la racine la poésie au carré.

Lectures…


muraille de chine

Valérie Canat de Chizy
pré#carré 83 / hervé bougel

muraille de chine -- Valérie Canat de Chizy

L’émotion à venir est une marée intense qui submerge, qui finit par exploser tel un « volcan | trop endormi longtemps » et qui jaillit comme « une plaie de mer | se dilue dans l’espace | du poème ». Existe-t-il une muraille de Chine, un obstacle suffisamment épais pour que le rugissement du monde, cette émotion pure et bouleversant, ne devienne — en arrière plan sonore — qu’un « battement du monde » ?

Telle est l’interrogation sonore et aqueuse qui sous-tend ce très beau poème de Valérie Canat de Chizy.


toucher terre

Fabrice Farre

pré#carré 85 / hervé bougel

toucher terre, Fabrice Farre

Dans cet énigmatique poème, Fabrice Farre joue adroitement d’un dehors qui serait dedans et inversement : la chambre,  petite comme « un timbre poste » et tellement immense qu’elle pourrait servir d’étalon pour mesurer un pays ;  un espace autant familier qu’étranger : « Je me crois un peu chez moi | lorsque le pays m’ignore » ; un espace dans la ralentie la plus confondante, un temps figé et suspendu où le poème semble s’inscrire à l’intérieur des « Quatre silences entre chaque coup d’horloge ». Il s’y joue une rupture avec l’autre comme de soi-même, comme on casse le fil de soi dans le miroir. « On ne quitte jamais terre », mais l’a-t-on déjà seulement touchée ?


Pour commander, ou même s’abonner aux pré#carré, une seule adresse : precarrediteur.fr, Hervé Bougel vous y recevra comme dans son salon…

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Penser sans rupture minime — Antonin Artaud

Ecorce de bouleau - S. Marcheteau

« Penser sans rupture minime, sans chausse-trape dans la pensée, sans l’un de ces escamotages subits dont mes moelles sont coutumières comme postes-émetteurs de courants.

Mes moelles parfois s’amusent à ces jeux, se plaisent à ces jeux, se plaisent à ces rapts furtifs auxquels la tête de ma pensée préside.

Il ne me faudrait qu’un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être,
et qui, pour tout le monde, ne serait rien.
Je suis témoin, je suis le seul témoin de moi-même.
Cette écorce de mots, ces imperceptibles transformations de ma pensée à voix basse, de cette petite partie de ma pensée que je prétends qui était déjà formulée, et qui avorte,
je suis seul juge d’en mesurer la portée. »

Antonin Artaud
in L’Ombilic des Limbes suivi de Pèse-nerfs et autres textes
Poésies Gallimard, p. 94

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