Le monde va finir – Charles Baudelaire

Temple de Junon à Agrigente, Caspar Friedrich, Huile sur toile, Museum am Ostwall, Dortmund

« Le monde va finir. La seule raison, pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel? — Car, en supposant qu’il continuât à exister matériellement, serait-ce une existence digne de ce nom et du Dictionnaire historique? Je ne dis pas que le monde sera réduit aux expédients et au désordre bouffon des républiques du Sud-Amérique, que peut-être même nous retournerons à l’état sauvage, et que nous irons, à travers les ruines herbues de notre civilisation, chercher notre pâture, un fusil à la main. Non; car ces aventures supposeraient encore une certaine énergie vitale, écho des premiers âges. Nouvel exemple et nouvelles victimes des inexorables lois morales, nous périrons par où nous avons cru vivre. La mécanique nous aura tellement américanisés, le progrès aura si bien atrophié en nous toute la partie spirituelle, que rien, parmi les rêveries sanguinaires, sacrilèges ou antinaturelles des utopistes, ne pourra être comparé à ses résultats positifs. Je demande à tout homme qui pense de me montrer ce qui subsiste de la vie. De la religion, je crois inutile d’en parler et d’en chercher les restes, puisque se donner la peine de nier Dieu est le seul scandale, en pareilles matières. La propriété avait disparu virtuellement avec la suppression du droit d’aînesse; mais le temps viendra où l’humanité, comme un ogre vengeur, arrachera leur dernier morceau à ceux qui croient avoir hérité légitimement des révolutions. Encore, là ne serait pas le mal suprême.

L’imagination humaine peut concevoir, sans trop de peine, des républiques ou autres États communautaires, dignes de quelque gloire, s’ils sont dirigés par des hommes sacrés, par de certains aristocrates. Mais ce n’est pas particulièrement par des institutions politiques que se manifestera la ruine universelle, ou le progrès universel; car peu m’importe le nom. Ce sera par l’avilissement des cœurs. Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie? — Alors, le fils fuira la famille, non pas à dix-huit ans, mais à douze, émancipé par sa précocité gloutonne ; il la fuira, non pas pour chercher des aventures héroïques, non pas pour délivrer une beauté prisonnière dans une tour, non pas pour immortaliser un galetas par de sublimes pensées, mais pour fonder un commerce, pour s’enrichir, et pour faire concurrence à son infâme papa, fondateur et actionnaire d’un journal qui répandra les lumières et qui ferait considérer le Siècle d’alors comme un suppôt de la superstition. — Alors, les errantes, les déclassées, celles qui ont eu quelques amants et qu’on appelle parfois des Anges, en raison et en remerciement de l’étourderie qui brille, lumière de hasard, dans leur existence logique comme le mal, — alors celles-là, dis-je, ne seront plus qu’impitoyable sagesse, sagesse qui condamnera tout, fors l’argent, tout, même les erreurs des sens! Alors, ce qui ressemblera à la vertu, que dis-je, tout ce qui ne sera pas l’ardeur vers Plutus sera réputé un immense ridicule. La justice, si, à cette époque fortunée, il peut encore exister une justice, fera interdire les citoyens qui ne sauront pas faire fortune. Ton épouse, ô Bourgeois! ta chaste moitié, dont la légitimité fait pour toi la poésie, introduisant désormais dans la légalité une infamie irréprochable, gardienne vigilante et amoureuse de ton coffre-fort, ne sera plus que l’idéal parfait de la femme entretenue. Ta fille, avec une nubilité enfantine, rêvera, dans son berceau, qu’elle se vend un million, et toi-même, ô Bourgeois, — moins poète encore que tu n’es aujourd’hui, — tu n’y trouveras rien à redire; tu ne regretteras rien. Car il y a des choses, dans l’homme, qui se fortifient et prospèrent à mesure que d’autres se délicatisent et s’amoindrissent; et, grâce au progrès de ces temps, il ne te restera de tes entrailles que des viscères! — Ces temps sont peut-être bien proches; qui sait même s’ils ne sont pas venus, et si l’épaississement de notre nature n’est pas le seul obstacle qui nous empêche d’apprécier le milieu dans lequel nous respirons?

Quant à moi, qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète, je sais que je n’y trouverai jamais la charité d’un médecin. Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et, devant lui, qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement ni douleur. Le soir où cet homme a volé à la destinée quelques heures de plaisir, bercé dans sa digestion, oublieux — autant que possible — du passé, content du présent et résigné à l’avenir, enivré de son sang-froid et de son dandysme, fier de n’être pas aussi bas que ceux qui passent, il se dit, en contemplant la fumée de son cigare : «Que m’importe où vont ces consciences?»

Je crois que j’ai dérivé dans ce que les gens du métier appellent un hors-d’œuvre. Cependant, je laisserai ces pages, — parce que je veux dater ma colère. »

Fusées, Charles Baudelaire, 1851

Ecrire en marge

Muette – Eric Pessan

Muette

Eric Pessan,
Albin Michel, 2013

Muette, d'Eric Pessan, Ed. Albin Michel

Un roman à fugues

Muette est une fugue. Celle d’une adolescente mal dans sa peau qui fuit ses parents, sa vie monotone, l’absurdité et la cruauté du monde des adultes et celle, sous-jacente, de l’écriture. Un livre en soi est déjà une cristallisation de l’image de la fuite : celle de l’auteur, qui ruse sans cesse pour ne pas écrire, mais qui écrit malgré ses ruses ((« La ruse, c’est ce qui contourne, mais comment contourner la ruse ? Question-piège, question pré-texte, et pour chaque fois retarder l’inéluctable moment d’écrire. Chaque mot que je posais n’était pas jalon, mais détour, matière à rêvasser. Pendant ces quinze mois, j’ai rêvassé sur ces mots-méandres, comme, pendant quatre ans, sur le divan, j’ai rêvassé en regardant les moulures et les fissures du plafond. » Penser/Classer, Georges Perec, p,60)) ; celle du lecteur pour lequel le livre est un refuge, un abri, une façon d’entrer dans une part du réel qu’il a choisi pour contrecarrer celle que le quotidien lui impose : la vie matérielle ; celle du personnage qui tente d’échapper, tragiquement ou non, au destin, qu’il soit choisi par l’auteur ou pressenti par le lecteur: même Achab, lorsqu’il traque sans relâche sa baleine blanche, est un personnage en cavale, quand le traquer devient le fuir de soi-même.

Muette fuit, donc. Et fuyant, elle traîne, avec et contre elle son passé. Muette est pleine des paroles de ses parents comme un surmoi gonflé et gonflant qui radotent sans cesse les mêmes litanies : Combien Muette fait mal les choses et combien son existence est lourde, gauche, à côté de ce qu’on aurait voulu qu’elle soit :  « Elle nous aura tout fait…« , « elle nous rendra fous » répète à tout-va sa mère. Des voix qui ressassent aussi ces impératifs répétitifs comme autant d’injonctions tournant à vide – telles les expériences répétées sur le chien de Pavlov – et maintenus avec insistance, et soutenus vigoureusement pour contrôler la vie de Muette (comme on le ferait d’une marionnette) : « Tu me promets que tu ne me cacheras rien, je suis ta mère. J’ai le droit de savoir tout ce qui te concerne » allant même jusqu’à la volonté de réécrire ou de nier l’histoire de Muette : « Ne dis pas n’importe quoi, ce sont des accusations graves« . Mais aussi ces phrases lapidaires, ces pierres jetées à la figure qui, amoncelées, forment à elles-seules le grand cairn sur lequel est gravée la morale parentale : « Personne ne fait de cadeau à personne« , « Faut avoir les pieds sur terre« … Toutes ces litanies racontent en définitive l’histoire, par trame successive, de la « vraie vie » de famille, morne, bassement matérielle, indifférente au monde et mensongère à elle-même : une mère trop tôt mère et qui le reproche à demi-mot à son enfant, un père taiseux et colérique, un oncle libidineux, un couple qui se déchire sur fond de surendettements, d’alcool, d’ennui et d’humiliations. Mais il y a aussi, entre deux récriminations, quelques souvenirs touchants qui ressurgissent : la tendresse de l’une, la détresse de l’autre…

Les récits se superposent sans cesse en faisant du réel le palimpseste qu’il est ((Ce procédé de superposition des récits sera porté à l’extrême dans Le syndrome de Shéhérazade, livre du même auteur sur lequel je reviendrai.)) : vie réelle, vie rêvée, vie abhorrée, vie filmée (la première fugue est celle qu’elle imagine comme une superproduction cinématographique), vie secrète, vies multiples, vie intérieure, vie sexuelle… C’est cette interaction entre ces vies multiples qui donnent à Muette cette consistance, cette « réalité » qui la rendent sous nos yeux très présente, très vivante. Et la vie ne serait rien sans l’ombre de la mort qui se présente à Muette comme une somme de propositions (même la mort joue avec la transparence des récits possibles), de conclusions possibles à son histoire.

Il ne faut jamais perdre de vue que l’histoire n’est portée à la connaissance du lecteur que sous le prisme de l’unique subjectivité de la narratrice. Ce point est essentiel, il me semble, pour la bonne compréhension du roman : cela explique beaucoup de choses sur la nature parfois caricaturale du récit, pour lequel Eric Pessan a magistralement trouvé une voix en accord avec cette terre intérieure et inconnue que doit être pour lui une adolescente. D’ailleurs Muette affleure la question de la subjectivité lorsque un chevreuil vient la visiter sous sa grange. Se retenant de le caresser pour ne pas faire ce « geste qui ferait de lui l’esclave domestiqué qu’il n’est pas », elle « se demande si les gestes et les mots dont elle a pu souffrir ont été faits sans penser à mal eux aussi. […] Toujours les autres étaient les salauds et elle la victime » (p. 157)

Un peu plus loin cette magnifique interrogation :

« Que sait une mouche du fonctionnement d’une automobile à l’instant où elle s’écrase sur son parebrise ? […] elle ne sait rien de ce qu’elle croit connaître, elle ne voit qu’une version tronquée des choses, elle entraperçoit de vagues reflets mouvants d’une réalité bien plus complexe et trompeuse. » (p. 157)

Personnellement, adolescent, j’ai souvent perçu le monde avec ces sentiments contradictoires que sont l’incompréhension totale des rouages qui le font avancer, l’empathie absolue et profonde de sa trajectoire (le monde a mal et, ce faisant, me fait mal) et son rejet rédhibitoire et de sa responsabilité (le monde ment et triche, ce qui m’arrive est de sa faute). Parfois par superposition, parfois par oscillation d’un état à l’autre. J’ai trouvé donc cette incertitude subjective très justement traitée dans Muette.

L’ombre de Rashōmon

Akira Kurosawa, RashomonRevenons à la réalité subjective : Eric Pessan fait référence dans ses remerciements à Rashōmon, un film d’Akira Kurosawa (1950). Ayant revu le film (ma dernière boulimie des films de Kurosawa datait des années 2000), j’ai trouvé qu’il fournissait une clef à la lecture du roman. ((Il est étonnant que nombre d’auteurs maintenant fournissent avec leur œuvre une somme de références littéraires, cinématographiques, musicales, etc. ayant participé à sa genèse. Ce qui pourrait sembler n’être qu’une manière d’orienter didactiquement le lecteur n’est en fait qu’une volonté de montrer  l’œuvre par ses fondations, une manière de dire, d’avouer que rien ne naît de rien. L’intertextualité est fournie, non pas comme un mode d’emploi, mais comme une façon de montrer dans quel contexte s’inscrit l’œuvre, l’humeur — car la généalogie d’une œuvre n’est pas que raison — et la réflexion de l’auteur.))  Ce film de Kurosawa est un des premiers à montrer par l’œil de la caméra, non pas la vérité linéaire de l’action, mais les vérités subjectives et superposées de chacun des personnages : on y découvre une scène de crime par le truchement de cinq témoignages-récits différents (dont celui de la victime et celui de l’assassin). Chaque témoignage rapporté présente une version des faits qui honore avant tout le témoin (et narrateur), qui le met en valeur, qui l’expose sous une lumière flatteuse qui ne dénature pas le profil qu’il veut qu’on perçoive de lui. Le film apporte un regard pessimiste sur l’humanité : peu importe à l’homme la vérité, la morale, le bien : toute réalité est un mensonge esthétique où seule est importante la mise en scène de sa propre image. C’est le selfie avant l’heure, en quelque sorte.

C’est cette lecture qui rend à mon avis le roman plus profond qu’il n’y paraît : ce livre ne raconte pas les « Malheurs de Muette » à la manière d’une Comtesse de Ségur, il les englobe dans une réalité entièrement bornée par la narratrice. Et le lecteur, s’il se laisse parfois embobiné par sa voix de Sirène (après tout c’est l’essence même de la littérature, on ne peut lui reprocher cette empathie naturelle à gober tout ce qu’on lui présente sous les yeux), garde à l’esprit que la situation « psychologique » de Muette n’est peut-être qu’un trompe-l’œil, un mensonge arrangé, un témoignage alla Rashōmon. De cette sensation ambiguë et contradictoire naît un doute, un soupçon perfide. Dans L’Ère du soupçon (1956), Nathalie Sarraute explique que « non seulement [l’auteur et le lecteur] se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l’un de l’autre. » C’est ce jeu de cache-cache, de fuite et de traque que propose le roman depuis plus d’un siècle maintenant. Et Muette n’y échappe pas, ou plutôt si : Muette nous échappe totalement, à nous lecteur et à lui l’auteur, Eric Pessan. Elle échappe à tout : aux gendarmes venus la chercher, à ses parents, à sa propre réalité… Elle nous file entre les doigts de la même manière que Daphné échappe à Apollon ((Muette s’achève sur un extrait des Métamorphoses d’Ovide et fait d’une certaine manière, par une collision intertextuelle, glisser son roman dans la grande histoire mythologique)), en changeant complètement d’état, en se substituant à ce que nous croyions défini et définitif : c’est la métamorphose incessante. Celle d’une fille en adolescente, en déjà presque femme émancipée de ce qui veut la contrôler, en renarde ivre de se libérer de sa propre histoire, de ne se laisser enfermer dans une quelconque « morale », ni d’être circonscrite dans une conclusion et un point final définitif.

Ainsi, la renarde, totalement libérée de son auteur et de son lecteur, continue sa fugue et s’éloigne au loin emportant avec elle, telle la baleine blanche, le désir nouveau et insatiable de la posséder vraiment.

Ecrire en marge
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Save love to love in love replies – Kathleen Raine

Raphaël (1483-1520), Étude de la sibylle phrygienne, 1511-1512, pour la peinture murale des quatre Sibylles, chapelle Santa Maria della Pace à Rome, Bristish Museum, Londres. © AKG Images/Erich Lessing.

Raphaël (1483-1520), Étude de la sibylle phrygienne, 1511-1512, pour la peinture murale des quatre Sibylles, chapelle Santa Maria della Pace à Rome, Bristish Museum, Londres.
© AKG Images/Erich Lessing.

« Tant d’éparses feuilles
Que fait choir la Sibylle
De l’arbre vivant.
Recueille qui le veut ses oracles,
Les croie qui peut –
Toutes les vérités mensonges
Sauf que l’amour à l’amour dans l’amour répond. »

« So many scattered leaves
The Sybil shakes
From the living tree.
Gather who will her oracles,
Believe who may –
All Truths are lies
Save love to love in love replies. »

Kathleen Raine, Sur un rivage désert, Ed. Granit, 1978
Traduit par M.-B. Mesnet et J. Mambrino

Ecrire en marge

Vaches, Frédéric Boyer

 Vaches

Frédéric Boyer,
P.O.L., 2008

Vaches, Frédéric Boyer, Ed. .P.O.L.

Cette lecture est dédiée à Serge K.
qui sema sur mon chemin ce petit livre inattendu.

Vaches est un petit opuscule salvateur et (encore) assez inclassable. Vaches n’est pas un roman, ni un récit, ni un recueil de poèmes, ni un essai. Ce n’est pas un livre qui nous parle de l’âpreté du quotidien de tout un chacun, ni de notre place dans l’univers, tel un Hubert Reeves tout en mamelles. Ce n’est pas un livre métaphysique, ni un manuel d’anthropologie ou de philosophie, même s’il est fait allusion à Empédocle, à Platon, à la citation (apocryphe ?) de Diogène d’Apollonie : « L’âme sèche des vaches est la plus sage et la meilleure ». Si la voix de Télémaque s’y fait entendre, ce livre n’est ni un récit mythologique, ni une épopée relatant la transhumance des bovidés ((Transhumance est un faux amis étymologique que j’aime beaucoup car il fait entendre l’humain, un quelque chose qui traverserait l’humain, là où il n’est question que d’humus, de terre, d’errance géographique à travers les terres)). Il n’évoque ni les rapports sociaux qui nous lient les uns aux autres, auquel cas on lui prêterait une portée politique, voire même la tentation d’une internationale de la vache prolétarienne ; ni la psychologie complexe qui nous traverse dans une démarche bovinofreudienne de trouver le trauma originel de nos névroses les plus meuglantes. Et en même temps Vaches est tout cela à la fois, pourvu qu’on lui prête l’intention de vouloir nous bouleverser dans les fondements mêmes de notre existence. Ce pourrait être juste une fable au second degré, un délire idéologique d’un gourou vegan qui nous moraliserait sur la nature bovinophage, sanguinaire, profondément violente, bicéphale (l’une tentant de justifier béatement les atrocités commises par l’autre) de l’homme contemporain. Mais c’est tout autre chose.

Les premières à mourir ce sont les vaches.
Aucun être vivant sur terre n’est aussi temporaire ni aussi précaire ni aussi transitoire qu’une vache.
Les premières à mourir de soif ce sont les vaches.
Les premières à mourir de mort ce sont les vaches.
Les toutes premières à mourir de nous-mêmes ce sont les vaches.
Depuis nous n’avons jamais réussi à oublier la mort certaine des vaches.

Dans la longue nuit des vaches, nous dit en substance l’auteur, nous avons à penser notre place, à repenser notre part d’ombre. C’est beau et c’est inquiétant. C’est très drôle par moment et c’est inquiétant. C’est le crépuscule nietzschéen au cours duquel les idoles qu’on abat « ont des robes pleines de ronces et de fleurs et de poudre des champs« . Détruire le veau d’or, donc. L’histoire est ancienne. La vache, hors de toute innocence, est mère d’un péché capital qu’elle se doit de payer. Et pourtant, Frédéric Boyer (qui publia une nouvelle traduction de la Bible la même année que ce livre), rappelle les commandements naturels de la vache :

Une vache ne mange pas ses semblables. Une vache ne tue pas un vache. Ni père ni mère. Une vache n’adore pas d’idoles. Une vache ne désire pas la femme d’autrui. Une vache ne vole rien à personne.

*    *    *

Vaches est un livre qui peut paraître péremptoire, dans un mode assertif perturbant par rapport à la réalité que le lecteur présuppose. Il pose par exemple comme principe (cf. la première citation) que  les vaches sont une espèce en voie de disparition, que tel notre ennemi juré nous les exterminons méticuleusement, jour après jour, depuis la nuit des temps. En recevant cette assertion péremptoire, en lecteur critique, on s’insurge ! Eh pardi ! les vaches ne sont pas en voie de disparition ! On les élève même pour les becqueter ! Mais c’est peut-être là où le bât blesse. Comment considérer la vache comme faisant partie d’un tout harmonieux (« une vache se caractérise par un certain rapport harmonieux de mouvement et de repos qui nous effraie« ) si nous ne leur prêtons comme finalité que le choix de finir dans notre assiette, de les rabaisser à une donnée économique convoitée par nos ventres gargouillants (« Il est très rare qu’on connaisse la différence entre la vache et l’os, entre la vache et la viande ou le lait chaud.« ). F. Boyer interroge la différence, un peu à la manière d’un René Girard : Qu’est-ce qui nous sépare de la vache ? Qu’a-t-elle que nous n’ayons pas ? Que nous ayons toujours voulu sans jamais l’obtenir ? Que faut-il déployer comme violence contre l’indolence qu’elle dégage pour tenter de trouver en nous-mêmes une définition qui nous satisfasse ? Qu’est-ce qui, alors, nous a rendu aussi haineux de la corpulence lourde, lente et langoureuse des vaches ? A ce degré de pensée, la vache métaphorique devient métonymique : derrière la vache se cache l’objet de notre rejet, de notre haine, de notre reflet…  « Dans chaque vache il y a quelqu’un à tuer. Un monstre à sacrifier qui n’est pas la vache elles-même mais très probablement nous-mêmes« . Là, pour moi surgit l’image même du Minotaure, l’être politiquement sacrifié sur l’autel du pouvoir à préserver. « Les vaches sont nos doubles, mais qui étaient les vaches ? » demande sournoisement le narrateur. Si les vaches ne reflètent que notre aspiration à vivre, elles, au moins, le font paisiblement…

Les vaches n’ont jamais eu besoin de notre vieille métaphysique s’embarrassant du caractère inéluctable et nécessaire de la mort.

Les vaches n’ont aucune superstition. Ni bonheur ni amour. Éternellement temporelles. Elles ignorent l’amnésie du repos. Leur existence même n’étant qu’un long repos actif dans les prés et les champs.

Frédéric Boyer interroge finalement notre rapport à la multitude (« Avec les vaches il est finalement venu au monde beaucoup plus de victimes qu’il n’était jamais poussé d’arbres sur toute la terre.« ) : multiplier les vaches pour les manger c’est en supprimer le caractère sacré, unique et vivant : « Le mot vache désignait à la fois une constellation céleste et l’animal promis à nos abattoirs. » C’est les rabaisser à l’état d’objets manufacturés, de matière abstraite dont la finalité est d’assouvir notre voracité inextinguible, c’est les transformer en « abstractions d’espèces et de genres.« 

Est-ce que nous nous comportons autrement quand il s’agit de sauvegarder un bout de territoire, un privilège, une certitude qu’on voudrait universelle ? Ce que nous faisons aux vaches, ne le reproduisons-nous pas à l’infini sur ce qui nous semble obstinément un obstacle, un ennemi ou tout simplement l’objet qui se dérobe à notre désir capricieux ? En somme, assène le narrateur, « après les vaches, à qui le tour ?« 

A ce stade de la lecture, je ne voudrais pas qu’on se méprenne, ce livre n’a rien de didactique ni d’idéologique. Bien au contraire, il est porté par le souffle d’une violente poésie dont chaque mot résonne en échos polysèmiques. Après, tout est affaire d’interprétation et de vécu. Lisant ce livre je me souviens d’une période, étant enfant, où vivant à côté d’une ferme j’accompagnais le fils de mon voisin, Luc J.. Ensemble nous menions le petit cheptel de vaches de son père dans le champ voisin. Ça meuglait, ça résistait, ça avançait avec toute la lenteur possible. Les bottes dans la boue des ornières, le nez dans la bouse, le vent des queues chassant les mouches. Ça n’était pas propre, au sens urbain du mot. Mais quelle émergence du réel ! D’ailleurs, je revois encore très bien l’indolence et l’interrogation dans le regard  vide et langoureux des vaches.

Pour finir, je vous laisse sur cette citation qui, toujours dans un imaginaire péremptoire, place la vache comme écrivant et qui donne un aperçu de la puissance poétique de ce petit livre qui appelle à la lente rumination de tous les mots.

Elles nous écriront un jour avec angoisse : vous nous manquez.

Leurs lettres se perdront dans l’univers des lettres perdues par d’autres animaux que nous.

Les vaches sont des étoiles, des astres morts, des écrivains silencieux.

L’alphabétisation des vaches a constitué un lent processus dans l’histoire des vaches. Avec de nombreux revers. Certains temples anciens ont représenté des vaches scribes. Des vaches couchées sur leur écritoire. Épuisées de fatigue. Des vaches folles d’inquiétudes devant les mots écrits. Attachées à leur table de travail. Des vaches pleines d’encres et de mots qui ne disaient plus rien à personne. Ni à aucun vivant sur la terre.

Ecrire en marge
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Complainte de l’éclusier

« Tu verras Léthé, mais hors de cette fosse
là où vont les âmes pour se laver
quand la faute s’efface par repentir. »

Dante, La Divine Comédie, Chant XIV

 

(c) Photo collection personnelle,  (ruisseau de la Ligueure dans les Deux-Sèvres)

(c) Photo collection personnelle, (ruisseau de la Ligueure dans les Deux-Sèvres)

Qu’aurais-je pu voir, dans un canal, que je n’ai déjà vu auparavant ? Quand on a vu un canal, ce sont tous les canaux du monde qui se déversent lentement en creux dans le sien. Par capillarité monotone.

Un canal, c’est paisible, ça ne remue pas la queue. Ça reste tranquille à charrier des feuilles, des canards, des feuilles, des souches, des brindilles, des feuilles, des lentilles et des péniches, à l’amont desquelles résonne, sur le chemin de halage, le pas lent et sourd des percherons. Alternativement et dans le plus grand désordre : des trucs utiles et sans intérêt, que l’on oublie sitôt passée l’écluse. Quelques soubresauts de ragondins ou de poissons viennent en rider la surface les jours de fête.

Un canal c’est comme un miroir sauf que ça ne reflète rien. Rien d’autre que ce qui se trouve simultanément au-dessus de lui : des silhouettes d’arbres découpant le ciel comme une frise d’enfant sur le mur bleu de gris de l’école. Un miroir peuplé de peupliers épinglés sur un mur de bleu souvent trop gris. Flétrie, l’eau dessine sur eux des rides hideuses de centenaires rabougris.

Sur la berge, parfois, un jeune saule ambitieux, penché à l’extrême, les doigts plongés dans l’eau pour ne pas se les mordre, trouble le miroir, profane le point par où se pourrait basculer le monde aérien. Sa mère pleure en retrait pour qu’il n’en fasse rien.

Le courant ? C’est le vent dans les feuilles qui en maîtrise l’illusion. Dans le but inavouable de rompre l’immobilité de l’eau. Bruissement silencieux, froissement révolté contre l’inertie pesante de cette nature recomposée. Si l’eau est impavide, la feuille, elle, sous l’action du vent, paraît au moins rebelle.

Un canal, ce n’est pas un fleuve. C’est même diamétralement opposé. Tous les fleuves sont des Rubicon. Leur puissance nous pousse à agir en conquérant, à oser, en nous-mêmes, les traversées les plus périlleuses, les bravades les plus insensées, à hauteur de l’obstacle placé sur le chemin. Car le défi est toujours proportionnel à ce qui nous barre la route. C’est toute la différence entre croiser le Sphinx ou un caniche, bien que je connaisse des roquets plus hargneux et plus pugnaces que n’importe quelle chimère.

Les canaux sont tous fils du Léthé. A l’approche de leurs mornes rives, on ne sait plus pourquoi on y est. Ni ce qu’on venait y faire, ni même où on allait éclairer de notre présence. Notre origine, soudain, se perd dans ce lieu pour lequel le courant de l’histoire n’a plus aucune prise. «On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c’est une autre eau qui vient à vous » dit Héraclite, mais on entre toujours dans la même eau verdâtre du canal, et chaque fois qu’on y pénètre, on oublie toujours par quel motif on est arrivé là et pour quelle raison on devrait en sortir.

Sont-ce des canaux d’oubli qui, sillonnant la terre,
Irriguent de lymphe amère la glèbe sèche de nos plis ?

* * *

Qu’aurais-je pu voir, dans un canal, que je n’ai déjà vu auparavant ? Aujourd’hui, les feuilles amoncelées sont des silhouettes humaines canotant à la surface des eaux grises. C’est un étrange cortège de corps gonflés comme des outres sur le point de se répandre qui avance, lentement, au rythme du clapotis marquant la mesure comme une bête de somme. Il en est venu une, puis une autre, puis encore une autre. Puis cinq, puis dix… Et je n’ai plus compté ces feuilles mortes de l’automne.

Pareilles à des morceaux de bois flotté à la dérive, ces embarcations boursouflées et bubonneuses de peste nagent depuis la ville pour venir frapper à la mémoire des vantaux que je gouverne.

Accorderais-je à ces Ophélie perdues le droit d’écluse qu’elles réclament aux corps et à l’oubli ?

Texte paru dans la revue Lu si, n°6, juillet 2013

Ecrire en marge
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